Ratzinger, Schmitt et l'"état d'exception"


Au tour du vaticaniste Aldo Maria Valli de s'interroger sur le sens du mot énigmatique que Georg Gänswein a jugé utile de préciser en allemand lors de son discours du 19 mai: "Ausnahmepontifikat" (19/7/2016)

 

Dans son billet daté du 18 juillet sur www.chiesa (Brandmüller: "La renonciation du pape est possible, mais il faut espérer qu’il n’y en ait plus jamais d’autre"), Sandro Magister renvoie à la lettre que lui a adressée un canoniste du nom de Guido Ferro Canale, qu'il a reproduite sur <Settimo Cielo> et que j'ai traduite ici:

Un pontificat (état?) d'exception Une tentative d'interprétation des mots énigmatiques de Mgr Gänswein, le 21 mai. Le mot-clé est "Ausnahmepontifikat", que la traduction en italien (langue où le discours a été prononcé) ne rend qu'imparfaitement (6/7/2016)

... et au commentaire qu'en fait Aldo Maria Valli (dont nous avons eu l'occasion récemment d'évoquer, à travers son interview par Giuseppe Rusconi - cf. Le pape devrait être plus prudent - , l'itinéraire de catholique libéral, au début bergoglien convaincu, aujourd'hui nettement plus critique).

Ratzinger, Schmitt et l'"état d'exception"


www.aldomariavalli.it
7 juillet 2016
Ma traduction

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Année universitaire 1977-1978. À l'Université catholique de Milan, Faculté de Science Politique, le professeur Gianfranco Miglio illustre pour nous, étudiants de première année, la pensée de Carl Schmitt, le philosophe politique allemand qui a consacré sa vie à l'étude des mécanismes les plus secrets du pouvoir. Le cours est celui de science politique et Miglio, élocution fascinante et regard luciférien, nous captive. Nous conduisant à la découverte du livre de Schmitt "Les catégories du politique", il nous explique que la légalité et la légitimité ne sont pas la même chose: si la légalité a trait à la gestion normale du pouvoir au sein de l'état de droit, faite de poids et de contrepoids, la légitimité se manifeste plutôt dans l'état d'exception, au moment de crise, de tournant, de rupture, lorsque la loi ne suffit pas. C'est dans ces situations exceptionnelles qu'on peut voir qui détient réellement le pouvoir: c'est celui qui, sortant du cours normal de la loi, détermine un tournant et, ce faisant, crée de fait un nouveau droit. Titulaire de la souveraineté, dans le sens le plus profond du terme, c'est donc celui qui décide dans l'état d'exception. En d'autres termes, l'état d'exception est le test décisif de la souveraineté et donc du pouvoir.

Cette lointaine leçon de Miglio m'est revenue à l'esprit en lisant l'article de Guido Ferro Canal "La renonciation de Benoît XVI et l'ombre de Carl Schmitt", proposé par le blog de Sandro Magister <Settimo Cielo> (cf. Un pontificat (état?) d'exception).

Dans son exposé, Canale affirme que Mgr Georg Gänswein, lors de la présentation du livre de Roberto Regoli "Oltre la crisi della Chiesa. Il pontificato di Benedetto XVI", parlant de la renonciation de Joseph Ratzinger a utilisé une expression révélatrice (cf. Le pas historique du 11 février 2013).

Gänswein, préfet de la Maison pontificale et secrétaire du pape émérite, expliquant que depuis le 11 Février 2013, «le ministère papal n'est plus le même qu'avant» et soutenant que Benoît XVI a «profondément et durablement transformé» ce ministère, a en effet parlé du Pontificat de Ratzinger comme d'un «pontificat d'exception» et a tenu à préciser le terme allemand correspondant: Ausnahmepontifikat. Pourquoi?

Pour toute personne appartenant à la culture allemande, note Canale, le mot Ausnahmepontifikat en évoque une autre: Ausnahmezustand, qui est précisément l'«état d'exception» ou l'«état d'urgence» mentionné par Schmitt. Donc, laisserait entendre Mgr Gänswein, le doux pape Benoît XVI serait arrivé à la détermination de renoncer au Pontificat, non seulement parce que les forces venaient à lui manquer, mais parce qu'il était conscient que l'Église vivait une période de crise extrême et de fracture, un moment dramatique, et que pour en sortir il était nécessaire de suspendre l'«état de droit» normal, avec ses lois et ses coutumes, et de prendre une décision forte de changement radical. De cette façon, Benoît XVI aurait exercé la fonction de commandement dans le sens le plus plein et le plus profond du terme précisément par la renonciation.

Nous savons comment Mgr Gänswein a ensuite poursuivi dans son analyse de la renonciation et la présence de deux papes au sommet de l'Eglise. À son avis, Benoît XVI n'aurait pas entièrement abandonné le ministère, mais l'aurait changé, le faisant entrer dans une «dimension collégiale et synodale, presque un ministère en commun», de sorte que «depuis l'élection de son successeur François, le 13 Mars 2013 , il n'y a donc pas deux papes, mais de facto un ministère élargi, avec un membre actif et un membre contemplatif. C'est pourquoi Benoît XVI n'a renoncé ni à son nom, ni à la soutane blanche. C'est pourquoi le nom correct pour s'adresser à lui, encore aujourd'hui est "Sainteté"; et c'est pourquoi, en outre, il ne s'est pas retiré dans un monastère isolé, mais au sein du Vatican, comme s'il avait juste fait un pas de côté pour faire place à son successeur et à une nouvelle étape dans l'histoire de la papauté».

Ces thèses sont l'objet d'un vaste débat, et on sait les préoccupations de ceux qui affirment qu'il ne peut y avoir de munus petrinum de type collégial et celui du pape étant un munus juridictionnel, ne peut être en vigueur qu'aussi longtemps que le pape est en fonction. Ce ministère pastoral, en effet, ne concerne pas l'ordre sacramentel: le pape ne reçoit pas un supplément d'ordre, mais il est évêque comme les autres évêques, et quand il démissionne, reste évêque comme les autres évêques. Par conséquent, en toute logique, pas de soutane blanche, pas de titre de «pape émérite», plus de «sainteté» ou «saint-père» en s'adressant à lui.

Quoi qu'il en soit (sur ce point, encore une fois, le débat est largement ouvert), reste ce mot, Ausnahmepontifikat: pourquoi Mgr Gänswein l'a-t-il utilisé? En quel sens, le pontificat de Benoît XVI a été «d'exception» ou «d'urgence»? Qu'est-ce qui l'a rendu tel? Qu'est-ce qui a vraiment déterminé le caractère exceptionnel de la situation jusqu'à pousser le pape à exercer sa souveraineté de la façon la plus extrême et la plus imprévisible?

Nous savons qu'en septembre prochain sera publié un nouveau livre d'entretiens dans lequel Benoît XVI, répondant aux questions de Peter Seewald, parlera aussi de sa décision de renoncer à l'exercice actif du ministère pétrinien. Selon les anticipations, dans le livre intitulé «Benoît XVI. Dernières conversations», Ratzinger réaffirmera qu'il a pris sa décision en totale autonomie et liberté, ce qui est la condition pour que la décision de renoncer à la papauté soit valide, et expliquera qu'il a préféré faire l'annonce en latin, devant les cardinaux réunis en consistoire, de peur de faire des erreurs en s'exprimant en italien en un moment si délicat. Il racontera, comme il l'a fait dans le passé, que l'élection, en 2005, fut pour lui un véritable choc et manifestera toute sa joie pour l'élection de François, un pape, à son avis, doté d'une capacité exceptionnelle de relation avec les foules.

Mais Benoît XVI, dans ces derniers souvenirs, déjà annoncés comme un authentique testament spirituel et pastoral, dira-t-il aussi quelque chose à propos de l'«état d'exception» dans lequel s'est trouvé le gouvernement central de l'Église? Utilisera-t-il, comme son secrétaire, le mot Ausnahmepontifikat?

Il semble que Benoît XVI ait pris la décision de détruire toutes les notes prises pendant le pontificat. Pourquoi? Un savant comme lui ne devrait-il pas avoir à coeur les exigences de ceux qui entreprendront d'analyser en détail ces années et surtout la dernière partie de son pontificat? Les notes seront-elles détruites seulement par un acte d'humilité, ou par un acte extrême de service à l'Eglise, parce qu'en les rendant publiques, l'Église en sortirait trop mal?

Relisant l'intervention de Mgr Gänswein à la présentation du livre de Regoli, on peut tirer l'impression qu'en fait, l'état d'exception ou d'urgence, n'est pas terminé, et que la décision de Benoît XVI de faire un pas de côté et non pas un pas en arrière, c'est-à-dire de rester à côté du pape régnant avec la prière et non pas dans un endroit éloigné, mais en plein cœur du Vatican, fait partie de la réponse que Joseph Ratzinger a donnée et continue de donner à la nature exceptionnelle de la situation.

Gänswein, à un moment donné, se souvient de l'éclair impressionnant qui, justement le soir du renoncement de Benoît, frappa le sommet de la coupole de Saint-Pierre et commente: «Rarement le cosmos a accompagné de manière plus dramatique un tournant historique». Ce ne sont pas des mots habituels dans la bouche d'un représentant de haut rang de la Curie romaine. Peu habituelle, elle aussi, la façon dont Gänswein rappelle l'atmosphère du Conclave dont Joseph Ratzinger est sorti élu. L'archevêque parle en effet d'«une lutte dramatique entre le "Parti du Sel de la Terre" autour des cardinaux Lopez Trujillo, Ruini, Herranz, Rouco Varela ou Medina et le "Groupe de Saint-Gall" autour des cardinaux Danneels, Martini, Silvestrini ou Murphy-O'Connor; groupe que, récemment, le même cardinal Danneels de Bruxelles a défini sur le ton de la plaisanterie comme "une sorte de mafia-club"». Et il ajoute ensuite que l'élection fut «certainement aussi le résultat d'un affrontement, dont la clef avait pratiquement été fournie par le cardinal Ratzinger lui-même, en tant que doyen, dans l'homélie historique du 18 Avril 2005 à Saint-Pierre; et précisément là où à "une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien que comme définitif et qui n'a comme seule mesure que le 'moi' et ses désirs" il avait opposé une autre mesure: "le Fils de Dieu et vrai homme» comme «la mesure du véritable humanisme"».

L'affrontement, commencé au conclave, continua-t-il aussi après? Se joua-t-il autour de la question que Ratzinger identifia dans la messe du 18 Avril 2005, à savoir celle du relativisme? Et le seul moyen d'en sortir fut-il le renoncement à la papauté, mais, en même temps, la décision de soutenir le pape régnant avec la prière, à quelques pas de lui?

Gänwein explique que Benoît XVI dans l'annus horribilis 2010, celle des attaques répétées contre le pape et l'Eglise, resta profondément marqué par la mort dans un accident de voiture, de Manuela Camagni, l'une de ses quatre assistantes, et plus tard souffrit beaucoup de la trahison Paolo Gabriele, lui aussi membre de la "famille pontificale", en qualité de majordome, arrêté avec l'accusation d'avoir volé des documents confidentiels directement dans le bureau du pape. «Et pourtant, - spécifie Gänswein - il est bon que je dise très clairement une fois pour toutes que Benoît, à la fin, n'a pas démissionné à cause du malheureux et mal conseillé camérier, ou à cause des "gourmandises" en provenance de son appartement, qui dans ladite "affaire Vatileaks" circulèrent à Rome comme de la fausse monnaie, mais furent prises par le reste du monde comme d'authentiques lingots d'or. Aucun traître ou corbeau, aucun journaliste, n'auraient pu le pousser à cette décision. Ce scandale était trop petit pour une chose aussi grande, et encore plus grand le pas mûrement réfléchi, d'une importance historique millénaire, que Benoît XVI a accompli».

Par conséquent, quelque chose de bien plus grand déterminé le moment. Quelque chose qui concerne les questions de fond, comme justement la poussée du relativisme, aussi dans l'Église. Quelque chose qui, il faut le répéter, a incité Ratzinger au pas de côté, mais pas au pas en arrière. Comme s'il avait dit: usé, fatigué, consummé par l'opposition, pour le bien de l'Église, je quitte ma fonction de gouvernement, mais je ne m'efface pas et je reste avec la prière. Parce que, c'est de cela qu'il y a besoin: d'un nouveau pape au gouvernement, avec lequel tourner la page et sortir de la situation de conflit, mais aussi du vieux pape à côté de lui, le vieux pape avec sa devise, tirée de la Lettre de Jean, que Gänswein tient à souligner: Cooperatores veritatis. En somme, conclut Gänswein, Benoît XVI n'a absolument pas abandonné la charge qui lui a été confiée en 2005: «Par un acte de courage extraordinaire, il a au contraire renouvelé cette charge (y compris contre l'avis de conseillers bien intentionnés et sans doute compétents) et avec un dernier effort, il l'a renforcée (comme je l'espère)».

Lire entre les lignes n'est jamais facile, mais il est clair que Georg Gänswein a dispersé ici et là des messages.

Le Pape François ne semble pas d'accord avec la ligne Gänswein: dans le voyage de retour d'Arménie, en réponse à une question des journalistes justement sur le discours du préfet de la maison pontificale, il a voulu souligner qu'«il n'y a qu'un seul pape» et que Benoît XVI est le pape émérite, «pas le deuxième pape». Dans la réponse, François a également fait allusion à ceux qui seraient allés voir Benoît pour se plaindre du pape régnant et il a dit que Ratzinger, cependant, «les a chassés» parce que «cet homme est ainsi: il est un homme de parole, un homme droit, droit, droit» (cf. L'effet d'altitude a encore frappé! (II)).

En somme, sur la présence des deux papes et sur le rôle de l'émérite, il n'y a pas une position partagée, même pas au sommet du Saint-Siège.
En tout cas, la façon dont le pape émérite interprète son rôle, nous l'avons vue le 28 Juin dernier, quand, de retour dans le Palais apostolique pour la première fois depuis la renonciation, à l'occasion du soixante-cinquième anniversaire de son ordination sacerdotale, Ratzinger a participé à une brève cérémonie en son honneur et prononcé quelques mots sans texte écrit, ses premiers mots en public devant le pape régnant (cf. 65e anniversaire de l'ordination). Très belle, la pensée adressée à François («Plus que dans les jardins du Vatican, avec leur beauté, votre bonté est l'endroit où j'habite: je me sens protégé. Merci aussi pour les mots de remerciements, pour tout. Et nous espérons que vous pourrez avancer avec nous tous sur ce chemin de la Divine Miséricorde, montrant le chemin de Jésus, vers Jésus, vers Dieu. »), et significative la conclusion de l'intervention, quand, exprimant à nouveau ses remerciements, il a dit que le Christ «a transformé en action de grâce, et ainsi en bénédiction, la croix, la souffrance, tout le mal du monde. Et ainsi fondamentalement, il a transsubstantié la vie et le monde et nous a donné et nous donne chaque jour le pain de la vraie vie, qui dépasse le monde grâce à la force de son amour.»

Il ne semble pas que l'«état d'exception» soit terminé.