Benoit-et-moi 2017
Vous êtes ici: Page d'accueil » Actualité

Il y a bien une culture catholique

A propos de l'engagement des catholiques en politique: en 2003, le cardinal Biffi publiait un argumentaire en défense de la note de la CDF signée du cardinal Ratzinger (5/2/2017)

>>> La note doctrinale de la CDF "concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique": www.vatican.va

La fameuse note signée du cardinal Ratzinger avait fait couler beaucoup d'encre à l'époque, et elle est à re-méditer à chaque échéance électorale. L'élection de Trump (même s'il n'est pas catholique, mais il a été élu en partie grâce au vote catholique) l'a elle aussi remise récemment au centre de l'actualité mondiale: la haine que suscite le nouveau président américain, à comparer avec le consensus dont jouissait Obama (dont de nombreux observateurs soulignent que sa présidence a été la plus anti-catholique de toute l'histoire des Etats-Unis) n'est pas un hasard.
Le cardinal Biffi, avec la clarté et le sens pédagogique qui sont ses caractéristiques expliquent la signification d'une "culture catholique" (et plus largement, du mot "culture"). Un texte de grande importance, qui apporte des arguments aux tenants d'une "identité catholique", au moment où des catholiques, notamment en France, s'affrontent à ce sujet. L'identité, c'est ce que le cardinal Biffi désigne ici d'un nom moins connoté négativement (mais au contraire récupéré par le "politiquement correct"): culture.
Et il est formel: quel que soit le sens que l'on donne au mot, dont il expose ici les différentes versions, ce "trésor de famille" est en péril et "parmi les devoirs du Catholique engagé en politique, il y a celui de [le] protéger, de [le] faire connaître et apprécier, au service d'un véritable humanisme".

Je suis tombée sur ce texte au hasard d'une recherche dans le site de la CDF. Une aubaine!
J'ai commencé par le traduire à partir de la version en anglais (qui était déjà une traduction) avant de trouver la version originale en italien, plus précise et mieux écrite.

Culture catholique pour un véritable humanisme

16 janvier 2003
Original en italien: www.vatican.va
Ma traduction

* * *

« La foi en Jésus-Christ qui est "le chemin, la vérité, et la vie" (Jn 14,6), appelle les chrétiens à exercer un plus grand effort dans la construction d’une culture qui, inspirée de l’Évangile, propose à nouveau le patrimoine de valeurs et de contenu de la Tradition catholique» (note doctrinale sur certaines questions relatives à la participation des catholiques dans la vie politique, n.7 )

Nous nous interrogeons: comment l'identité fondamentale et évidemment non négociable des croyants (qui n'admet ni opinions ni différences) se concilie-t-elle avec «la légitime liberté qu’ont les citoyens catholiques de choisir, parmi les opinions politiques compatibles avec la foi et la loi morale naturelle, celle qui, selon leur propre critère, correspond le mieux aux exigences du bien commun»( ibid. , n. 3) (une liberté qui conduit fatalement à un pluralisme de comportements et à des divisions entre des frères de la même foi dans leur action publique)?

La question est concrète, inéluctable, et n'a pas une solution facile.

La note de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, dans le passage cité, cherche à poser correctement le problème en utilisant entre autres l'idée de «culture».

Dans le monde moderne, «culture» est un terme très utilisé et presque mythique, même si tous ne lui attribuent pas le même contenu conceptuel. C'est pourquoi une mise au point préliminaire, une explicatio terminorum s'impose naturellement.

Pour les fins de notre discours, disons tout de suite que, quel que soit le sens que nous utiliserons à tour de rôle (au moins parmi ceux qui sont les plus communément acceptés et utilisés), l'existence, ainsi que la légitimité sémantique - et pas seulement sémantique - d'une «culture catholique» sont incontestables. Et même, c'est dans le devoir de sauvegarder la «culture catholique» que réside la réponse à la question qui nous occupe ici.

On veut dire que pour garantir l'identité obligatoire du chrétien engagé en politique, il ne suffit pas qu'il maintienne une adhésion convaincue aux articles du Credo, respecte la vie sacramentelle, ne conteste pas le caractère obligatoire des commandements de Dieu. Il faut aussi qu'il reste fermement et activement fidèle à cette «culture» qui, en dernière analyse, au sein de l'Église, dérive de façon homogène du Christ et de son Évangile, la «culture catholique», justement.

Et même - nous avertit la note - «la nécessité de présenter en termes culturels modernes le fruit de l’héritage spirituel, intellectuel et moral du catholicisme apparaît aujourd’hui marquée par une urgence qu’on ne peut différer, notamment pour éviter le risque d’une dispersion culturelle des catholiques» (n. 7).

PREMIÈRE DÉFINITION (anthropologique) DE LA CULTURE
-----
Pour donner corps à ces affirmations de principe et une utile articulation au discours, nous pouvons brièvement montrer comment les principales acceptions du mot «culture» dans l'idée de «culture catholique» trouvent un écho et une plausibilité.

Le sens originel (encore présent aujourd'hui) provient d'une image prise dans le monde de l'agriculture: la «culture» est utilisée pour indiquer la «culture de la personne humaine», surtout dans sa réalité intérieure. Déjà Cicéron parlait d'un «cultus animus» (un esprit culivé).

De leur côté, les disciples de Jésus n'ont jamais oublié qu'en vertu de son enseignement, le Père est le premier et le plus authentique «cultivateur de la personne humaine» (cf. Jn 15,1) puisqu'une anthropologie n'est authentique et instructive que dans la mesure où, au moins objectivement, même si ce n'est pas toujours volontairement, elle se réfère à son dessein dans lequel le Fils unique fait homme, crucifié et ressuscité, est l'«archétype» de toute l'humanité. C'est pour cette raison que le Concile Vatican II a pu affirmer de façon efficace que «c'est seulement dans le mystère du Verbe incarné qu'est révélé le mystère de la personne humaine» (Gaudium et spes, n. 22).

Dans cette perspective, nous pouvons comprendre pourquoi c'est dans le christianisme que s'est configuré l'humanisme le plus haut et le mieux fondé. Déjà l'antiquité classique pouvait proclamer: «Beaucoup de choses sont merveilleuses dans le monde, mais la personne humaine les surpasse toutes» (Sophocle, Antigone). Le Christianisme accepte et assimile l'humanisme grec, et en le transfigurant, le transcende pour lui donner un sens, même en ce qui concerne la finalité première et immédiate des choses visibles, comme nous le percevons dans ce qu'a écrit saint Ambroise: «La personne humaine est le sommet et le résumé de l'univers, et la plus haute beauté de toute la création»( Hexameron, IX, 75).

Une anthropologie reconnaissable et caractéristique est donc un élément éminent et caractéristique de la «culture catholique». C'est une anthropologie qui peut sans doute, au moins partiellement, être en accord avec une autre vision humaniste à condition que celle-ci soit saine et fondée sur de vraies valeurs - où qu'elles se trouvent - de vérité, de justice, de beauté qui nourrissent et ornent l'âme humaine: avec laquelle nous pouvons dire que quelqu'un «est cultivé» (comme en avait déjà eu l'intuition le monde classique). Mais elle ne peut jamais s'identifier ou même s'assimiler à une vision de la personne humaine qui contredit de fait, ou s'éloigne de l'«archétype» de toute humanité qui est «l'homme Jésus Christ» (cf. I Tm 2,5).

C'est justement l'existence de cet «archétype» qui permet et impose de défendre l'homme contre toute manipulation et contre tout asservissement, et qui enrôle chaque croyant dans la lutte pour combattre chaque attaque à l'image vivante du Sauveur de l'univers en qui nous avons été prédestinés.

Evidemment, la «culture chrétienne de la personne humaine», si elle ne veut pas rester simplement une affirmation abstraite de principe, doit avoir les moyens d'atteindre ses propres objectifs et en particulier dans la formation des jeunes générations. Le catholique engagé en politique ne devra jamais l'oublier.

DEUXIÈME DÉFINITION (sociologique) DE LA CULTURE
-----
Au cours du 20ème siècle, une autre conception de la «culture», bien différente, s'est répandue et imposée. Dans cette conception, «culture» signifie un système collectif pour évaluer les idées, les actions, les événements et par conséquent un ensemble de «modèles» de comportement. Chaque «culture» entendue de cette façon suppose une «échelle de valeurs» proposée et acceptée dans un certain groupe humain. Pour cette raison, nous pouvons parler d'une «culture positiviste», d'une «culture idéaliste», d'une culture «marxiste» ou d'une «culture radicale».

Qu'il y ait parmi les autres, selon cette signification une «culture chrétienne», qui soit pour le croyant nécessaire et incontournable, ne peut être nié que par quelqu'un qui veut réduire le christianisme à un folklore extrinsèque ou à un pur fait de conscience, sans impact sur le témoignage extérieur ou sur la vie.

Dans ce contexte, le disciple de Jésus pourra parfois se réjouir avec les non-croyants de points d'accord inattendus, dans la défense d'un principe éthique ou dans un choix pratique. Il écoutera même avec respect et avec un intérêt sincère les opinions de chacun, car il ne faut pas oublier que, comme saint Thomas le répétait souvent: «Toute vérité, quel que soit celui qui la dit, est de l'Esprit Saint» (I-II, q. 109, a. 1 ad 1).

Mais plus souvent, il devra enregistrer - en particulier quand il s'agit de problèmes importants qui touchent à la nature et à la dignité de la personne humaine - des désaccords et une incompatibilité. Il est très difficile que ceux qui affirment et ceux qui nient le plan divin de l'origine de l'univers convergent sur la même échelle de valeurs. La même chose vaut pour ceux qui affirment et ceux qui nient la vie éternelle au-delà de la porte de la mort, pour ceux qui affirment et ceux qui nient l'existence d'un monde invisible au-delà de la scène colorée et transitoire de ce qui apparaît. Le croyant dédié à la vie publique devra affronter les yeux ouverts, avec sérénité et une ferme conviction, les tensions inévitables entre les différentes «cultures» qui, de fait, coexistent dans une société pluraliste.

Sans aucun doute, vivant dans une humanité culturellement multiforme et tenu de se comporter dans les affaires publiques selon les exigences obligatoires de la méthode démocratique, le croyant sera souvent conduit à une volonté de médiation et à une quête de positions pratiques pouvant être partagées par tous; et même partagées par la majorité, d'une manière qui, on l'espère, permettra une pratique efficace. La politique, sommes-nous habitués à dire, est l'art du compromis. La note de la Congrégation propose des indications opportunes pour que ces «compromis» puissent être considérés comme acceptables par une conscience droite.

Dans tous les cas, il faut faire attention à ne pas étendre - dans l'anxiété d'arriver plus facilement et rapidement à des solutions pratiques - l'attitude de médiation (qui peut être admissible dans le «moment politique»), également au «moment culturel», aux détriment d'une identité qui ne doit jamais être mise en danger.

TROISIÈME DÉFINITION ("ethnologique") DE LA CULTURE
-----
Il y a un troisième sens du mot «culture» qui, à partir du langage des disciplines ethnologiques, s'est répandu tout au long de la seconde moitié du 19ème siècle. «Culture» est tout ce qui est exprimé par une population déterminée et qu'elle reconnaît comme spécifique à elle: mentalité, institutions, formes d'existence et de travail, coutumes, inventions et génie créateur. Dans ce sens, on peut parler d'une «culture africaine» ou d'une «culture rurale», etc.

Dans ce sens, existe-t-il une «culture catholique»? Elle existe parce qu'un peuple catholique existe et doit exister malgré l'opinion de ceux qui pensent qu'il n'y a plus aucune société chrétienne, ni qu'il devrait y en avoir une. La chrétienté d'aujourd'hui est peut-être une minorité sociale, différente de ce qui était le cas il y a un siècle, mais ce n'est pas une raison pour qu'elle soit moins vivante et moins clairement identifiable. Et elle ne pourra jamais se définir comme un réalité dépourvue de continuité dans le temps, sans prémisses et sans racines; ni comme quelque chose de purement intellectuel, sans manifestations socialement significatives. Ce qui n'est pas socialisable et ne devient jamais socialisé, perd peu à peu son importance dans la conscience des gens simples, et à la, fin s'éteint.

Du reste, l'acte de foi lui aussi - par son dynamisme intrinsèque - requiert d'investir et de transformer la totalité de la personne humaine dans toutes ses dimensions, non seulement personnelle, mais aussi familiale et sociale.

Dans les deux mille ans de notre histoire, de nombreuses contributions décisives à l'élévation de la personne humaine et beaucoup parmi les fruits les plus nobles et les plus précieux de l'esprit dans tous les domaines (philosophie, littérature, arts figuratifs, musique, droit, etc.) portent les signes évidents de la vision chrétienne.

Parmi les devoirs du Catholique engagé en politique, il y a celui de protéger, de faire connaître et apprécier, au service d'un véritable humanisme, notre incomparable «trésor de famille».

Cardinal Giacomo Biffi
Archevêque de Bologne
16 janvier 2003