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Trump bombarde la Syrie

L'analyse d'un géopolitologue italien, Federico Dezzani (8/4/2017)

>>> Voir aussi, dans le même registre: Donald Trump "normalisé"? (Marcello Foa)

Federico Dezzani, tout en restant lucide, avait fondé de grands espoirs sur l'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. J'avais traduit ses analyses brillantes des implications géopolitiques de l'élection de celui que les medias, depuis trois jours, ne répugnent plus à appeler "le président Trump", alors qu'il n'était jusqu'à présent désigné que par un méprisant "le milliardaire".
Il avait d'abord écrit un article important en novembre, juste après les élections [Le monde après la victoire de Trump] puis un autre, en janvier, après l'investiture [Trump, l'autre face du "système", (I) et (II)]

Ses attentes, ou plutôt son intérêt bienveillant, expliquent sa déception, et donc la sévérité avec laquelle il accueille la décision de bombarder la base aérienne syrienne de Shayrat dans la nuit du 6 au 7 Avril. A moins qu'il s'agisse simplement de lucidité.

En marge, ou peut-être que c'est lié, il faut quand même créditer Donald Trump d'avoir permis simultanément la nomination à la Cour Suprême d'un juge pro-vie, Neil Gorsuch, ce qui est une très bonne nouvelle. On lira à ce sujet ce qu'écrit Yves Daoudal.

Trump bombarde la Syrie: même pas 100 jours pour être phagocyté par le système

Federico Dezzani
7 avril 2017
Ma traduction

* * *

La nuit du 6 au 7 Avril a vu s'achever la parabole éphémère du président «populiste» Donald Trump, phagocyté par le même establishment qu'il disait vouloir combattre: avec 59 missiles de croisière lancés sur une base aérienne syrienne, le nouveau locataire de la Maison blanche a puni «le régime Assad» pour l'attaque chimique d'Idlib du 4 Avril dernier, une évidente orchestration ad hoc. Il est superficiel d'affirmer que Trump est sous la coupe d'Israël ou de ses alliés sunnites: le raid sur la Syrie est une authentique capitulation face à l'establishment atlantique, obsédé par l'activisme renouvelé de Moscou en Europe et au Moyen-Orient. Les attaques internes et les querelles contre l'administration Trump cesseront, mais avec elles, ce sont aussi la détente avec Moscou et les vagues promesses de néo-isolationnisme qui meurent. Les élections françaises auront lieu dans un climat de fibrillation internationale et leur valeur augmente encore.

Lancement de missiles Tomahawk depuis le destroyer USS Ross en mer Méditerranée, le 7 avril 2017 (image US. Navy)

L'ESTABLISHMENT A DÉJÀ RECONQUIS LA MAISON BLANCHE
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La lutte entre le «populiste» Donald Trump et l'establishment atlantique, 'liberal' et financier, celui qui repose sur l'axe City-Wall Street n'a même pas duré trois mois: le 20 Janvier dernier, le nouveau président a pris ses fonctions à la Maison Blanche et après seulement dix semaines empoisonnées par la diffusion de dossiers, embuscades au Congrès, insinuations au sujet de sa relation avec la Russie, coups bas des services secrets, Trump a finalement capitulé.

Entre un combat à l'arme blanche et la reddition, le promoteur immobilier new Yorkais a choisi la deuxième voie, courbant la tête et s'adaptant aux directives de l'oligarchie. Le geste de réconciliation avec l'élite atlantique a coïncidé avec le bombardement de la base aérienne syrienne de Shayrat dans la nuit entre 6 et 7 Avril, motivée par la précédente attaque chimique d'Idlib que les anglo-américains avaient orchestrée ad hoc: 59 missiles Tomahawk avec lesquels le nouveau président a mis au panier la campagne électorale, ses promesses de détente avec la Russie et le néo-isolationnisme si attendu, pour recevoir le baptême de l'establishment. A présent, Trump fait partie intégrante du système: les attaques de la presse cesseront, le Parti républicain se calmera, la CIA cessera de produire des dossiers embarrassants et le Département d'Etat s'alignera sur le Bureau ovale.

Peu d'évènements en une succession rapide ont suffi pour faire plier un président qui avait suscité de grands espoirs aux Etats-Unis et à l'étranger pour sa charge anti-système, mais à l'épreuve de l'action, il a prouvé qu'il n'avait ni la fibre, ni l'expérience ni la force politique pour imposer sa ligne et libérer la nation américaine de l'élite mondialiste.
Le 24 Mars, la mutinerie du parti républicain empêche l'abolition de l'Obamacare; le 31 mars, l'ancien conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn se dit prêt à témoigner devant la commission du Congrès qui enquête sur le «Russiangate» en échange de l'immunité; le 4 avril, l'attaque chimique de la province d'Idlib attribuée au régime Assad et exécutée par les “White Helmets” [casques blancs] financés par les Anglo-Américains est consommée. Le massacre syrien est le critère décisif pour Trump: ou il se plie à la volonté de l'establishment, ou il est évincé. Trump jette l'éponge: le 5 Avril, Stephen Bannon, l'âme «populiste» de la campagne électorale, est éloigné du Conseil pour la sécurité nationale, à la joie du Pentagone. Le 6 Avril, la Maison Blanche vire à 180 degrés dans la stratégie sur la Syrie suivie jusqu'à présent: le secrétaire d'Etat Rex Tillerson dit que Bachar el-Assad doit partir, et dans les premières heures du 7 Avril, le raid sur la base aérienne de Shayrat, d'où seraient partis les fantomatiques chasseurs pour le gazage d'Idlib, est déclenchée.

Bien que Moscou dispose des moyens nécessaires pour neutraliser l'attaque (S-300 et S-400), on n'enregistre aucune réaction du côté russe: le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, dira que le personnel de la base a été évacué après l'avertissement américain du raid imminent.

Il convient de noter le moment de l'attaque: quelques heures avant que le président Trump rencontre en Floride le dirigeant chinois Xi Jinping, et quelques jours après la visite du secrétaire d'État Tillerson en Russie, les 11 et 12 Avril. Le raid américain est un avertissement que la «nouvelle» Maison Blanche, celle du néo-Donald Trump, lance au reste du monde:pas d'isolationnisme, pas de détente, pas de division du monde en sphères d'influence. L'empire anglo-américain est bien vivant et prêt à la guerre pour défendre son hégémonie mondiale: exactement le contraire de ce que Trump avait promis pendant la campagne électorale, décrivant un scénario de retrait progressif des États-Unis. Démantèlement de l'OTAN, retrait du Japon, fin de l'ingérence au Moyen - Orient, etc. etc.

Certains disent que le bombardement de l'installation militaire syrienne est la preuve de la dépendance de Trump du Likoud et du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu; d'autres disent qu'en plus de Tel-Aviv, le président américain a voulu renforcer les liens avec les puissances régionales sunnites, la Turquie et l'Arabie Saoudite en tête. Ce ne sont pas des affirmations erronées, mais partielles: même petits ou moyens, les nationalismes israéliens, turcs et saoudiens restent encore des nationalismes.

L'action de Trump doit être lue en considérant ce qu'est le Moyen-Orient aujourd'hui: un grand échiquier où l'empire anglo-américaine sur le déclin affronte la puissance mondiale russe renouvelée. L'intervention en Syrie est avant tout une victoire de l'establishment atlantique, atterré par les projets néo-isolationnistes du Trump première version: Washington et Londres sont encore au Moyen-Orient et sont prêtes à «contenir» la Russie partout. Pas de Levant aux mains des russes, pas de démantèlement de l'OTAN, pas d'attaque contre son équivalent politique, l'Union européenne: c'est le nouveau cours du Donald Trump «normalisé».

À cet égard, les éditoriaux de la presse 'liberal', la même qui jusqu'au 5 Avril traquait Trump avec des accusations de connivence avec Moscou, sont symptomatiques: maintenant que le président s'est plié à la ligne «russophobe», maintenant qu'il est disposé à combattre l'exubérance russe au Moyen-Orient, maintenant que la détente, jamais décollée, est entièrement morte, c'est une floraison de louanges et de revirements.

«Striking at Assad carries opportunities, and risks, for Trump» (Frapper Assad comporte des opportunité et des risques pour Trump), écrit le New York Times, affirmant que les frappes militaires sont l'occasion de «redresser» son administration à la dérive, en réaffirmant l'autorité américaine contre Moscou.
«A president who launches missiles into Syria is a president these GOP Trump skeptics can get behind» (Un président qui lance des missiles en Syrie est un président derrière lequel ces Trump-sceptiques du Great old Party peuvent se ranger) titre le Washington Post, assurant que les fractures au sein du Parti républicain seront bientôt réduites, maintenant que Trump s'est mis sur la ligne des différents néo-conservateurs.
«Trump shows he is willing to act forcefully, quickly» (Trump montre qu'il est prêt à agir avec force, rapidement) se réjouit le Wall Street Journal, chantant les louanges du Trump martial, authentique «commander in chief».

«La chance de Trump et la crédibilité perdue par Obama» est [le titre de] l'article significatif de Richard Haas, président du Council on Foreign Relations, le temple étatsuniens de l'oligarchie atlantique. L'auteur affirme:

«Il est rare que l'histoire offre une seconde chance (après le bombardement manqué d'Obama d'août 2013, NDLR), mais les États-Unis et d'autres pays se trouvent précisément dans cette situation. (...) L'une des options est d'attaquer les positions syriennes, en particulier les aérodromes et les avions associés aux armes chimiques. (...). Une action militaire russe, cependant, n'est pas à considérer comme acquise. Le président Vladimir Poutine pourrait hésiter avant de risquer et d'adopter une attitude de défi, compte tenu des difficultés économiques et du regain des manifestations politiques chez lui. (...) Une autre approche serait de fournir des équipements de défense aérienne aux Kurdes syriens et à des groupes sunnites d'opposition bien sélectionnés. (...). Il convient de souligner que, dans les mois à venir, nous devrons faire plus pour renforcer les sunnites locaux, qui doivent pouvoir assurer la sécurité dans ces zones de la Syrie qui doivent être libérées des groupes terroristes. (...). Trump a l'opportunité de marquer les distances par rapport à son prédécesseur et de montrer qu'il y a une nouveau sherif dans la ville; Theresa May, le Premier ministre britannique, a une occasion similaire. Il est rare que l'histoire offre une seconde chance: cette fois-ci, elle ne doit pas être gâchée».

Telle est la mission du nouveau Trump «domestiqué»: porter à son accomplissement le plan de balkanisation du Moyen-Orient commencé en 2014 avec le déchaînement soudain de l'Etat islamique, découpant entre la Syrie et l'Irak un «Sunnistan» et un Kurdistan, deux nouvelles entités liées aux anglo-Américains et aux Israéliens. Inutile de dire que cette stratégie est incompatible avec la défense de l'intégrité nationale des Etats, soutenue par Moscou et appuyée par Téhéran.

Les frappes aériennes du 6 Avril elles-mêmes s'inscrivent dans cette logique de balkanisation de la région: aucun jet syrien n'est parti de la base syrienne de Shayrat pour «gazer» les rebelles, mais l'installation, située dans la province de Homs et ouverte aux Russes en décembre 2015, est d'une importance stratégique pour contenir l'ISIS dans l'est et le sud de la Syrie, les mêmes zones où devrait naître le califat islamique protégé par les anglo-Américains. Ce n'est certainement pas un hasard si les milices islamistes ont rapidement exploité le raid aérien de Trump pour reprendre l'initiative contre les positions de l'Armée Arabe Syrienne (cf. sputniknews.com).

Les effets d'une Maison Blanche «remise sur les rails» dépassent les frontières du Moyen-Orient et ont des répercussions profondes dans l'Union européenne, où, après l'élection de Trump, les mouvements populistes avaient pu compter sur le bord américain et celui russe.

La volte-face de Trump prive les nationalistes européens du soutien américain, de plus en concomitance avec une échéance électorale décisive pour l'avenir de l'UE/OTAN: les élections présidentielles françaises imminentes. Au lieu de bénéficier d'une coopération entre Poutine et Trump selon une clé anti-Bruxelles, la candidate du Front national affrontera les élections dans un climat de tensions internationales et de forte polarisation, utile à ses détracteurs pour la dépeindre comme la «cinquième colonne» de Poutine en France.

Au vu de la conversion de Trump et de la détérioration de plus en plus préoccupante de la situation internationale, la victoire Marine Le Pen revêt un rôle encore plus important: ce n'est qu'en se libérant de Bruxelles, qui est synonyme d'Union européenne, mais aussi d'OTAN, qu'il sera possible pour les pays européens d'éviter d'être entraînée dans le conflit entre les anglo-américaine et les puissances euroasiatiques qui se profile jour après jour à l'horizon. Peu importe si ce sera Trump ou un autre pantin de l'establishment atlantique qui le déclenchera.