Benoit-et-moi 2017
Vous êtes ici: Page d'accueil » Benoît XVI

Le fil rouge du Pape Benoît (I)

La réforme liturgique par Benoît XVI. Première partie d'un long exposé de Martin Mosebach (20/8/2017)

L'intellectuel allemand que nous avons déjà rencontré plusieurs fois dans ces pages, peut sembler sévère avec le Pape émérite, qu'il accuse en apparence d'avoir usé avec trop de parcimonie de son pouvoir de Pape, et de n'avoir pas achevé sa tâche de réformer la liturgie - qui reste ce qu'il y a de plus important, et de loin, pour la (sur)vie de l'Eglise -, en renonçant et en abandonnant ainsi le terrain à ses ennemis. Mais il ne fait que donner raison à l'adage populaire "Qui aime bien châtie bien".
L'article a été publié sur le site d'information catholique CNA en langue allemande le 9 avril dernier, à l'occasion du 90e anniversaire du Saint-Père, et traduit la semaine dernière en anglais sur le site First Things. C'est cette dernière version que j'ai à mon tour traduite en français.
Le titre énigmatique de l'article trouvera son explication tout à la fin.

A noter: le premier paragraphe...

Le fil rouge du Pape Benoît

Martin Mosebach
7 avril 2017
Première partie
Ma traduction

* * *

On ne devrait pas parler d'un «culte de la personnalité» pour décrire les objets de dévotion papaux qui sont offerts aux hordes de pèlerins et touristes tout autour de Saint-Pierre à Rome: cartes postales et calendriers, tasses à café et carrés de soie, assiettes et gadgets en plastique de toutes sortes, toujours avec l'image du Saint-Père actuel et heureusement [??] régnant, et à côté d'eux également ceux des papes Jean-Paul II, Jean XXIII et même Paul VI. Il n'y a qu'un seul pape que vous ne trouverez dans aucun des magasins de souvenirs, je veux dire aucun, comme s'il y avait un complot ici. Exhumer une carte postale avec l'image de Benoît XVI exige la ténacité d'un détective privé. La Rome impériale connaissait l'institution de la Damnatio memoriae: l'extinction du souvenir des ennemis de l'Etat condamnés. Ainsi, l'empereur Caracalla fit effacer le nom de son frère Geta - après l'avoir tué - gravé sur l'arc de triomphe de Septime Sévère. Il semble que les marchands d'articles de dévotion et probablement aussi leurs clients (car le commerce des chapelets obéit aussi aux lois du marché de l'offre et de la demande) aient imposé conjointement la même antique damnatio memoriae romaine au prédécesseur du pape actuel.

C'est comme si, à ce niveau trivial, il fallait accomplir ce que Benoît lui-même n'avait pas pu se résoudre à faire après sa renonciation (troublant tant de personnes, profondément inexplicable et encore inexpliquée) - c'est-à-dire devenir invisible, entrer dans un silence ininterrompu. Ceux, en particulier, qui ont accompagné le pontificat de Benoît XVI avec amour et espoir ne pouvaient surmonter le fait que c'était ce même pape qui, avec ce pas dramatique, remettait en cause son grand travail de réforme pour l'Église. Les générations futures pourront sans colère ni enthousiasme parler de ce qui est probablement le dernier chapitre dans la vie de Benoît XVI. La distance dans le temps placera ces événements dans un ordre plus grand, pas encore prévisible. Pour le contemporain impliqué, toutefois, cette distance n'est pas disponible parce qu'il reste sans défense face aux conséquences immédiates de cette décision. Parler de Benoît XVI aujourd'hui signifie avant tout essayer de surmonter ces sentiments de peine et de déception.

D'autant plus que, pendant son règne, ce pape entreprit de guérir les grandes blessures infligées sur le corps visible de l'Église au temps du Concile. Le parti qui s'est rassemblé contre la tradition au Concile ne voyait les formules de compromis qui avaient réglé le conflit dans de nombreux documents conciliaires que comme des étapes de la grande guerre pour la forme future de l'Église. On commençait à jouer l'«esprit du Concile» contre le texte littéral des décisions conciliaires. Malencontreusement, la mise en œuvre des décrets conciliaires fut prise dans la révolution culturelle de 1968, qui éclatait dans le monde entier. C'était certainement le travail d'un esprit, fût-ce un esprit très impur. La subversion politique de toute forme d'autorité, la vulgarité esthétique, la démolition philosophique de la tradition a non seulement détruit les universités et les écoles et a empoisonné l'atmosphère publique, mais elle a pris possession de larges cercles au sein de l'Église. La méfiance à l'égard de la tradition, l'élimination de la tradition commencèrent à s'y répandre, de partout, une entité dont l'essence est entièrement synonyme de tradition, - tant et si bien qu'on a dit que l'Église n'est rien sans la tradition. Ainsi, la bataille postconciliaire qui avait éclaté dans de nombreux endroits contre la tradition n'était pas autre chose que la tentative de suicide de l'Église - un processus littéralement absurde et nihiliste. Nous pouvons tous nous rappeler comment les évêques et les professeurs de théologie, les pasteurs et les fonctionnaires des organisations catholiques proclamaient avec confiance, sur un ton de victoire, qu'avec le Concile Vatican II, une nouvelle Pentecôte arrivait sur l'Église, à laquelle aucun de ces célèbres Conciles de l'histoire qui avaient façonné de façon si déterminante le développement de la Foi n'avait jamais prétendu. Une «nouvelle Pentecôte» ne signifie rien de moins qu'une nouvelle illumination, peut-être une qui dépasserait celle reçue il y a deux mille ans; pourquoi ne pas sauter immédiatement au «Troisième Testament» de The Education of the Human Race de Gotthold Ephraim Lessing? Selon ces gens, Vatican II signifiait une rupture avec la Tradition telle qu'elle existait jusqu'alors, et cette rupture était salutaire. Quiconque a écouté cela aurait pu croire que la religion catholique ne s'était vraiment trouvée qu'après Vatican II. Toutes les générations précédentes - auxquelles nous qui somme ici devons notre foi - sont supposées être restés dans une cour extérieure d'immaturité.

Pour être justes, il faut se rappeler que les papes tentèrent de contrer tout cela - d'une voix faible et surtout sans la volonté d'intervenir dans ces aberrations avec la main organisatrice du chef de l'Église. Seuls un très petit nombre d'hérésiarques individuels furent l'objet de mesures disciplinaires: ceux qui, avec leur arrogance insolente, forcèrent pratiquement leur propre punition. Mais la grande masse des «nouveaux pentecôtistes», sans retenue et protégés par de vastes réseaux, pouvait continuer d'exercer une influence considérable sur la vie quotidienne de l'Église. Ainsi, pour les observateurs extérieurs, l'affirmation selon laquelle, avec Vatican II, l'Église avait rompu avec son passé, devenait de plus en plus probable. Aucune personne habituée à se fier à ses yeux et à ses oreilles ne pouvait encore se convaincre que c'était toujours là l'Église qui était restée fidèle pendant des milliers d'années, à travers tous les changements des âges.

On se souvient de la rime méprisante de Carl Schmitt: Alles fließt, lehrt Heraklit. Der Felsen Petri, derfliesst mit ("Héraclite a enseigné que tout coulait, le roc de Pierre oule aussi"). Une attaque iconoclaste, semblable aux pires années de la Réforme balaya les églises; dans les séminaires se propageait la «démythologisation du christianisme», à la Bultmann; la fin du célibat sacerdotal était célébrée comme quelque chose d'imminent; l'enseignement religieux était largement abandonné, même en Allemagne, très en pointe à cet égard; les prêtres abandonnaient la tenue cléricale; la langue sacrée, que la constitution liturgique du Concile avait confirmée solennellement, était abandonnée. Tout cela arrivait, disait-on alors, pour préparer l'avenir, sinon on ne pourrait pas garder les fidèles dans l'Église. La hiérarchie se disputait comme les propriétaires d'un grand magasin, qui ne voulaient pas conserver leurs marchandises pour eux et les jetait aux gens à des prix bradés. Malheureusement, la comparaison n'est pas exacte, car les gens n'étaient pas intéressés par les produits soldés. Après la «nouvelle Pentecôte», il y a eu un exode de l'Église, des monastères et des séminaires. L'Église, poursuivant sans relâche sa révolution, continuait à perdre toute capacité d'attirer ou de retenir. Elle ressemblait à ce tailleur perplexe qui, regardant un pantalon mal coupé, marmonnait en secouant la tête: «Je l'ai coupé trois fois et il est encore trop court!» On prétend que cet exode de l'Église aurait aussi eu lieu sans la révolution. Admettons pour le moment cette affirmation. Si tel était vraiment le cas, cependant, la grande révolution n'aurait pas du tout été nécessaire. Au contraire, le troupeau restant dans l'Église aurait pu persévérer dans la foi sous le «signe qui sera contredit» (Lc 2, 34). Il n'y a pas un argument en faveur de la révolution postconciliaire; je n'en ai pas encore rencontré un seul.

Le Pape Benoît ne pouvait pas et n'aurait jamais pu se permettre de penser de cette façon, même si dans des heures solitaires, il lui a peut-être été difficile de se défendre contre l'assaut de pensées de ce type. En aucun cas, il ne voulait abandonner l'image de l'Église comme un organisme qui grandit de manière harmonieuse sous la protection de l'Esprit Saint. Avec sa conscience historique, il lui était également clair que l'histoire ne peut jamais revenir en arrière, qu'il est impossible autant qu'imprudent d'essayer de faire en sorte que quelque chose qui s'est «fait» se «défasse». Même le Dieu qui pardonne les péchés ne les «défait» pas, mais dans le meilleur des cas, les fait devenir felix culpa. De cette perspective, Benoît ne pouvait accepter ce que les progressistes et les traditionalistes ont exprimé de manière égale et avec les meilleures raisons: que, dans l'ère post-conciliaire, une rupture décisive avec la Tradition s'était effectivement produite; que l'Église avant et après le Concile n'était pas la même institution. Cela aurait signifié que l'Église n'était plus sous la direction de l'Esprit Saint; en conséquence, elle aurait cessé d'être l'Église.
On ne peut pas imaginer le théologien Joseph Ratzinger travaillant en étant guidé par une foi naïve et formaliste. Les péripéties de l'histoire ecclésiastique lui étaient très familières. Que dans le passé aussi, il y avait eu dans l'Église de mauvais papes, des théologiens mal orientés, et des circonstances douteuses, il ne l'avait jamais ignoré. Mais, tout en contemplant l'histoire ecclésiastique, il se sentait soutenu par l'impression incontestable que l'Église, en constante évolution, a surmonté à chaque fois ses crises, non pas simplement en coupant les développements erronés, mais en les rendant si possible fructueux dans les générations suivantes.

Il lui semblait donc impératif de combattre l'idée que cette rupture s'était vraiment produite, même si toutes les apparences semblaient la défendre. Ses efforts visaient à éliminer de l'esprit des hommes l'affirmation de cette rupture. Cette tentative ressemble à du positivisme juridique [ndt: en théorie du droit, courant qui décrit le droit tel qu'il existe dans la société, plus que tel qu'il devrait être. Il s'oppose au jusnaturalisme], un mépris des faits. C'est sans ironie que je cite dans ce contexte les lignes célèbres du grand poète absurdiste Christian Morgenstern: «Ce qui n'est peut-être pas, ne peut pas être!» L'Église ne peut jamais exister en contradiction avec elle-même, avec la tradition, avec la révélation, avec la doctrine des Pères et la totalité des Conciles. Elle ne peut pas le faire; même s'il apparaît qu'elle l'a vraiment fait, c'est une fausse apparence. Une herméneutique plus profonde va toujours prouver que la contradiction n'était pas réelle. Une confiance inépuisable dans l'action de l'Esprit Saint réside dans cette attitude. Un observateur extérieur cynique pourrait parler d'une «sainte ruse». En tout cas, ce point de vue peut être justifié des deux perpectives: celle de la confiance en Dieu et celle du machiavélisme. Parce qu'un coup d'œil sur l'histoire ecclésiastique montre que la continuation de l'Église a toujours été liée à la foi ferme (ou au moins à la fiction affirmée avec résolution) que l'Esprit Saint guidait l'Église dans toutes ses phases. Ce que le pape Benoît appelait «l'herméneutique de la rupture», affirmée par le côté traditionnel ou progressiste, était pour lui une attaque contre l'essence de l'Église, qui consiste en une continuité sans rupture. Par conséquent, il a proposé une «herméneutique de continuité». Ce n'était pas tant un programme théologique ou un fondement pour des décisions concrètes, qu'une tentative de gagner les autres à une attitude mentale, la seule à partir de laquelle un rétablissement de l'Eglise pourrait se produire. Quand, enfin, tout le monde aurait compris que l'Église ne repose pas et ne peut pas reposer sur des ruptures et des révolutions, alors la hiérarchie et les théologiens reviendraient sur le chemin d'un développement harmonieux de la Tradition.

Dans ces pensées, on perçoit une sagesse presque extrême-orientale, une méfiance de principe envers toutes les manipulations et la conviction que les décisions fabriquées autour d'une table ne peuvent pas finir par une crise spirituelle. «Les choses se font en ne les faisant pas» (en français dans le texte). Ce n'est pas un chinois qui l'a dit, mais le ministre français des Affaires étrangères Talleyrand, qui, du reste, était un évêque catholique. «Les choses se font en ne faisant rien» - c'est une expérience quotidienne que tout le monde a rencontrée. Mais c'est aussi une vision approfondie du cours de l'histoire, où les grands développements échappent à l'influence des plans des hommes - malgré les gesticulations excitées des protagonistes politiques au premier plan. C'est ce que Benoît, en tant que cardinal et préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, avait déjà critiqué dans la réforme de la messe de Paul VI. Ici, la croissance organique, le développement façonné par la main imperceptible du temps, avait été interrompu par un acte bureaucratique, un «dictatus papae». Il lui semblait non seulement sans espoir, mais même interdit, d'essayer de guérir par un autre diktat cette blessure infligée par l'attaque du Pape Paul contre la tradition. Une transformation progressive de la pensée, à partir de la contemplation du modèle que Benoît offrirait au monde, créerait un état d'esprit dans lequel le retour de la Tradition s'ensuivrait presque par lui-même. Il faisait confiance au pouvoir des images découlant de ses apparitions publiques, où, par exemple, il employait le Canon romain ou distribuait la communion sur la langue aux fidèles agenouillés. Permettre à la vérité d'agir uniquement à travers ce que Dignitatis Humanae appelait «le doux pouvoir de la vérité» correspondait à la fois à son caractère et à ses convictions.

Une expression caractéristique de son approche était son souci de surmonter les nombreuses aberrations dans la liturgie qui masquaient le mystère eucharistique. Il espèrait pouvoir éliminer les abus à travers une «réforme de la réforme». «Réforme», aujourd'hui c'est une chose dont la justification est tout à fait compréhensible. Tout le monde, d'ailleurs, exige de constantes réformes économiques, politiques et sociales. En fait, la «réforme de la réforme», n'était-ce pas pratiquement une intensification de ce terme positif, une expression de la maxime 'ecclesia semper réformanda'? Et n'était-ce pas une réévaluation de la phase ad experimentum que la liturgie traversait depuis sa révision par Paul VI elle aussi nécessaire? Les progressistes, cependant, n'ont pas été trompés quant à l'innocuité de cette initiative de «réforme». Ils ont même considéré les premiers pas si prudents du cardinal et plus encore ceux du pape comme un danger pour les trois grands objectifs de la révolution dans la messe (bien que les papes les eussent déjà contestés tous les trois). Ce que Benoît voulait accomplir entraverait la désacralisation, la protestantisation et la démocratisation anthropomorphique du rite. Que de luttes étaient impliquées rien que dans l'élimination des nombreuses erreurs dans les traductions du missel en langues modernes! La falsification philologiquement incontestable des mots institués, le conflit bien connu autour du pro multis de la Consécration - qui même avec la meilleure (et la pire) volonté ne peut pas signifier pro omnibus -, n'ont pas encore été résolus en Allemagne. Les mondes anglophones et romans s'étaient soumis, plus ou moins en grinçant des dents, tandis que pour les Allemands, la théorie du salut universel, l'une des filles les plus chères de l'ère post-conciliaire, était menacée! Qu'au moins un tiers de l'Evangile de Matthieu soit composé de proclamations de damnation éternelle, si effrayantes qu'on peut difficilement dormir après les avoir lues, laissait indifférents les propagandistes de la «nouvelle miséricorde» - bien qu'ils eussent justifié leur lutte contre la Tradition par le désir de retourner aux sources du Jésus «authentique» contre la prolifération et les incrustations historiques.

La même chose est arrivée à une autre cause centrale de Benoît: une qui ne touchait pas vraiment la réforme de la messe du Pape Paul. Comme on le sait, cette réforme n'a pas exigé un changement dans la direction de la célébration. Le liturgiste Klaus Gamber, admiré par le pape Benoît, avait donné la preuve savante qu'à aucune période de l'histoire de l'Église, le sacrifice liturgique n'avait été fait face au peuple au lieu de le faire vers l'Orient, avec le peuple, vers le Seigneur qui revenait. Déjà en tant que cardinal, le pape Benoît avait souligné à maintes reprises combien la messe avait été déformée et son sens obscurci par l'orientation erronée de la célébration. Il avait dit que la messe célébrée face au peuple donnait l'impression que la congrégation n'est pas orientée vers Dieu, mais qu'elle se célèbre elle-même. Cette juste perspective, il faut l'avouer, n'a jamais fait l'objet d'un document contraignant de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ni d'une législation papale. Là encore, la vérité devait prévaloir à travers le «pouvoir doux» de la vérité - telle était la règle du «Panzerkardinal» ou du «Rottweiler de Dieu» (ou tout autre compliment dont l'opinion publique avait rêvé pour le pape Benoît). Les conséquences de ce «pouvoir doux» sont aujourd'hui sous les yeux de chacun. L'unique espoir de la curie actuelle, le cardinal Sarah, qui enseigne et agit dans l'esprit de Benoît, n'a pas eu le pouvoir de continuer la mission qu'il a hérité de Benoît, même s'il est à la tête de la Congrégation pour le culte divin. La «réforme de la réforme», qui avait toujours été une devise plutôt qu'une politique, est désormais même interdite en tant que phrase.

À suivre