Benoit-et-moi 2017
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Longue et belle interview de Peter Seewald

Un pont entre l'ancien et le nouveau monde, et l'un des plus grands papes de l'histoire: ma traduction complète (14/1/2017)

Merci à Teresa qui a attiré mon attention sur cet article publié le 12 janvier sur le site CWR (The Catholic Word Report: une revue publiée par Ignatius Press).

>>> Dans une interview de la revue "Focus" que j'avais traduite le 18 février 2013, Peter Seewald racontait sa dernière rencontre avec Benoît avant sa renonciation: benoit-et-moi.fr/2013-I.

Le journaliste Peter Seewald:
le pape Benoît est «l'une des personnalités les plus méconnues de notre temps»

Paul Senz
www.catholicworldreport.com
12 janvier 2017
Ma traduction

* * *

Le journaliste allemand réfléchit sur son dernier livre-entretien avec le pape émérite Benoît XVI, qu'il considère parmi les papes les plus importants de l'histoire.

Il est bien connu que François accorde régulièrement des interviews à différents médias, et ce, depuis les premiers jours de son pontificat. En conséquence, il semble que chaque nouvelle interview soit reçue avec moins de fanfare, et que les paroles du Saint-Père soient surveillées avec un peu moins d'impatience.

Son prédécesseur, le Pape émérite Benoît XVI, n'a jamais donné d'interviews aussi fréquentes.
Toutefois, au cours des 25 dernières années, il a accordé quatre interviews sous forme de livre à un journaliste allemand Peter Seewald - Le sel de la terre, Voici quel est notre Dieu (alias "Dieu et le monde"), Lumière du monde , et maintenant Dernières Conversations. Cette contribution la plus récente (et peut-être finale) à la série d'interviews, contient de nombreuses indications sur la vie et la personnalité de Joseph Ratzinger.

L'interviewé, Peter Seewald, apporte son histoire personnelle passionnante à ces entretiens. Élevé dans le catholicisme, il a quitté la pratique de la foi dans sa jeunesse et est devenu un ardent communiste. C'est le temps qu'il a passé à interviewer le cardinal Joseph Ratzinger qui a notoirement fait revenir Seewald dans l'Église. Leur relation professionnelle s'est développée en une étroite amitié, et cela se voit dans les pages de ce dernier livre.

Les séances d'interview constituant Dernières conversations ont commencé avant l'annonce par Benoît de sa démission, et ont continué brièvement après. En conséquence, ces entretiens - qui étaient initialement conçus comme une recherche pour la biographie de Benoît à laquelle travaille Seewald - sont devenus pour Benoît un lieu pour rendre compte sans filtre de son pontificat, de la façon dont il voit ses succès et ses échecs, ainsi qu'une exploration de plus dans son analyse des bénédictions et des problèmes du monde d'aujourd'hui, et une réflexion sur sa vie jusqu'à ce point.

M. Seewald a parlé avec CWR par email en Décembre 2016. Ses réponses ont été traduites [en anglais] par le traducteur de Dernières conversations, Jacob Phillips.

CWR: Vous êtes né en Allemagne dans une famille catholique. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre chemin de foi jusqu'à aujourd'hui?

Peter Seewald: Pendant les révoltes étudiantes de 1968, j'ai commencé à m'engager en politique. Le christianisme semblait alors comme une relique du passé, j'avais le sentiment que son mélange de pouvoir et de folie devait être enfin dépassé pour construire une société véritablement progressiste. Alors un jour, je me suis retiré de l'Église. Je me suis senti libéré, et je me suis battu pour les idées de Marx et de Lénine. Maintenant, avec le passage du temps, j'ai laissé le communisme derrière moi. Nous ne savions pas alors les atrocités et des millions de victimes que le maoïsme laissaient en Chine (ou plutôt, nous ne voulions pas savoir), mais il était clair pour moi que ces systèmes idéologiques ne pouvaient être conciliés avec la dignité humaine.

En tant que journaliste qui suivait de près l'évolution de la société, je pouvais voir que le déclin du christianisme en Occident, le niveau de base de notre culture, et même de notre civilisation, sombrait complètement avec lui. Il était évident qu'il y avait un lien entre l'abandon de la conviction que le monde est créé et appartient à un ordre créé - une éclipse de Dieu -, et le danger d'une nouvelle barbarie. Quand j'eus l'opportunité de mener une longue interview du cardinal Joseph Ratzinger en 1992, je fus fasciné par le fait que dans la foi, la connaissance et la tradition de l'Eglise catholique il y a des réponses qui correspondent aux problèmes de notre temps. Oui, le message que la foi apporte avec elle est une offre qu'on ne peut pas fondamentalement rejeter du revers de la main.

CWR: C'est le quatrième livre-interview que vous avez fait avec Joseph Ratzinger / Pape Benoît. Qu'y avait-il derrière l'idée d'en faire un de plus? Benoît avait-il l'intention, avec ce livre, de donner son «dernier mot» sur sa vie et la papauté, pour ce que vous en savez?

Seewald: A l'origine, ces enregistrements n'étaient pas destinés à une publication séparée, mais comme une aide à mon travail sur une biographie de Ratzinger. Cependant, j'en suis venu à voir qu'ils constitueraient un document historique incomparable, et j'ai réalisé que ce texte ne devrait pas être soustrait au monde. Le pape Benoît n'y était pas favorable, au premier abord. Mais j'ai pu le convaincre que le livre était une bonne idée. La condition sine qua non pour lui était que François donne son consentement.

Ainsi, notre conversation n'est pas un texte publié pour une auto-justification, et le pape Benoît ne veut pas davantage donner son "dernier mot". Il s'est juste avéré que nous avions une chance inespérée d'obtenir des informations authentiques du pasteur en chef de l'Eglise mondiale, sans la distorsion des médias. Ce livre clarifie notamment les circonstances et les raisons de la démission historique, et met un terme aux spéculations et aux théories du complot qui l'entourent.

La substance ce livre consiste à garder ouvertes les portes de l'œuvre de Benoît et de son message, parce que ce message est quelque chose dont je suis convaincu qu'il est indispensable pour l'avenir de l'Eglise, de la foi, et de la société.


CWR: Après avoir mené tant d'interviews avec lui, et le connaissant depuis si longtemps, y a-t-il eu quelque chose de nouveau que vous ayez appris dans cette dernière série d'entretiens?

Seewald: Oui, il y en a eu beaucoup. Je ne savais pas, par exemple, qu'il était complètement aveugle d'un œil, avant même son élection en tant que pape, qu'il avait des problèmes cardiaques, qu'il ne pensait pas vivre longtemps. S'attendant à un office bref, on ne fait pas de plans à long terme, mais on traite seulement des questions les plus urgentes.

Ce qui l'a le plus durement touché, c'est qu'on lui ait reproché son antisémitisme dans le cadre de l'affaire Williamson. Il est l'un des pionniers du dialogue judéo-catholique. S'il avait été correctement informé de l'attitude de Williamson, la levée de l'excommunication des évêques de la Fraternité Saint-Pie X ne serait pas arrivée.

Son humanité est émouvante. Il dit que quand il a besoin de réfléchir profondément et clairement, il doit toujours s'étendre sur un canapé. Et le fait qu'il ne soit pas un caractère purement fonctionnel est témoigné par l'histoire d'un amour malheureux quand il était étudiant. C'était un jeune homme au frais visage, qui écrivait des poèmes et lisait Hermann Hesse. Il faisait de l'effet sur les femmes, et elles avaient un effet sur lui. Il n'a pas pris la décision de devenir un prêtre célibataire facilement.

Le livre décrit sa vie de service, [une vie] toute entière placée dans le service d'annoncer le Christ, et qui subordonnait même son propre bonheur aux tâches les plus lourdes et les plus ingrates. Il en a énormément souffert, sans devenir aigri.

CWR: Les interviews pour ce livre ont eu lieu avant et après l'annonce de la démission du pape Benoît XVI en Février 2013. Dans quelle mesure l'annonce vous a-t-elle choqué?

Seewald: Ma réaction a été: «Oh non, s'il vous plaît ne faites pas ça, pas encore!» Un journaliste de radio m'a appelé sur mon iPhone et m'a demandé si la nouvelle était vraie ou si c'était juste un canular.

J'ai toujours su que pour le pape Benoît, la démission était une réelle option. Dans nos interviews publiées comme Lumière du monde, je lui ai demandé s'il avait jamais pensé à la démission, et il a répondu: «Si la force psychologique aussi bien que physique ne suffit plus, le pape a le droit et même le devoir de se retirer». Mais je ne m'attendais pas à ce qu'elle se produise à ce moment.


CWR: Quand votre première rencontre après la démission a-t-elle eu lieu? L'annonce a-t-elle changé vos plans?

Seewald: Notre première rencontre après la démission a eu lieu en Juillet 2013. Cet événement avait bien sûr changé ma liste de questions. Comme je l'ai mentionné, l'arrière-plan de ce projet était de recueillir de l'information pour une biographie. Une nouvelle propagande des adversaires de Ratzinger, dominant dans les médias, donnait des versions trompeuses des événements; ils disaient: «Ratzinger était le mauvais choix pour un pape, la meilleure chose qu'il a faite a été de démissionner». C'était une absurdité! Dernières Conversations montre que son pontificat était tout sauf un échec, en dépit des problèmes comme Vatileaks, l'affaire Williamson, et le peu de soutien de certains milieux de l'establishment catholique.

Je crois que Benoît XVI était le pape collégial et prudent que le Concile Vatican II avait souhaité. Avec lui, chacun savait où il se trouvait. Et ce qu'il a décrété, bien que peut-être dérangeant, correspondait fidèlement aux enseignements de l'Evangile. En outre, il a exercé ses fonctions avec une dignité unique.

CWR: Le livre le plus récent, comme chacun des autres, aborde tout, de l'information biographique peu connue aux questions les plus profondes de la vie, de la foi et des choses dernières.

Seewald: Joseph Ratzinger n'est pas une personne joviale, quelqu'un qui vous donne des tapes sur le dos. Il n'y a pas de gadgets bon marché avec lui. Mais en même temps, il rend facile de poser sans faille des questions difficiles, et il vous impressionne par ses réponses. Et la beauté de ses paroles sert seulement à approfondir encore plus la clarté de sa pensée. Quiconque lirait même seulement quatre ou cinq pages du livre serait impressionné par l'humilité avec laquelle le pape émérite répond aux questions. Vous pouvez sentir et percevoir sa personne presque comme s'il était là: son caractère, sa pensée, son humilité, son humour.

CWR: J'ai été un lecteur assidu des écrits de Joseph Ratzinger pendant des années, y compris ses mémoires et vos entretiens avec lui. J'ai encore appris beaucoup de choses sur lui, dans ce livre. Y a-t-il de nouvelles perspectives spécifiques que vous avez acquises?

Seewald: Il parle avec une remarquable ouverture, et il ne retouche ni ne polit ses réponses, comme les politiciens aiment faire dans le but de présenter les choses différemment ou d'affiner les choses. Cela reste un mystère pour moi, comment il a pu faire face aux exigences de ses énormes responsabilités de pape dans son grand âge, avec ses problèmes de santé, promulguant trois encycliques et écrivant son livre en trois volumes sur Jésus-Christ.

À mon avis Joseph Ratzinger est l'une des personnalités les plus méconnues de notre temps. Avec ses contributions au Concile, la redécouverte des anciens Pères de l'Eglise, la reviviscence de la doctrine, et la purification et la consolidation de l'Eglise, il a été non seulement une force de renouveau, mais en tant que théologien sur la chaire pétrinienne, l'un des papes importants de l'histoire. En tant que théologien du peuple, il n'a jamais oublié qu'il vient d'un milieu très simple, et a toujours défendu le point de vue des simples fidèles contre les impositions froides de nombreux professeurs d'université. Il est le genre de personnage qui n'existera tout simplement plus dans l'avenir, et peut donc être considéré dans son ensemble comme le docteur de l'Eglise pour l'ère moderne.

CWR: Combien d'heures avez-vous passées à interviewer le pape Benoît pour ce livre?

Seewald: Peut-être 10 ou 12. Parce que c'est une personne très musicale, un poète, un artiste, une rencontre avec lui est toujours réjouissante. Nous avons beaucoup ri ensemble. Un de ses amis a dit une fois: «Ratzinger ne se plaint jamais. Il est comme Mozart - ses problèmes ne touchent son travail».

Le grand drame de sa vie était peut-être centré sur sa capacité à tenir bon quand autrement tout aurait été perdu. Par-dessus tout, cela exige des ressources de force spirituelle qui, croit-il, dépendent elles-mêmes de la qualité culturelle et intellectuelle de l'humanité. Quand les êtres humains ne vénèrent plus Dieu comme sacré, alors rien d'autre ne peut être sacré pour eux. Et quand les gens perdent leur puissance spirituelle, leur puissance intellectuelle suit bientôt.


CWR: Combien de temps avez-vous passé pour la recherche et la préparation des séances d'interview?

Seewald: C'est difficile à dire, peut-être deux mois. Parce que je l'ai accompagné en tant que journaliste pendant plus de 20 ans, je pouvais rassembler beaucoup d'informations et ensuite examiner ce qui est juste et faux à propos de l'image que nous avons de Joseph Ratzinger. Nous avons ici une biographie couvrant l'Allemagne du XXe siècle, avec tous les sommets, mais aussi les creux d'une personnalité historique. Selon le lauréat du Prix Nobel Mario Vargas Llosa, Ratzinger est l'un des intellectuels les plus importants du monde contemporain, dont les réflexions courageuses apportent des réponses aux problèmes moraux, intellectuels et culturels de notre temps. Mais surtout, il est un Père inspiré de l'Eglise, qui laisse derrière lui un corpus d'écrits presque inépuisable. Il y a aussi une quantité incalculable de matière à traiter, qui doit être située par rapport à l'histoire pour que les actions et les déclarations soient entièrement comprises. Les expériences des suites de dictature nazie, après le tyran athée et la Seconde Guerre mondiale apocalyptique, en sont un exemple. Personne n'aurait osé dire, en 1945, que le christianisme est une relique du passé, dont nous n'avons plus besoin. Au contraire, il devait être le salut pour l'avenir de l'humanité.

CWR: Espérez-vous faire un autre travail avec le pape émérite à l'avenir? Ou d'autres livres sur lui?

Seewald: J'ai mentionné que je travaille sur une biographie de Benoît XVI. On obtient une meilleure compréhension de quelqu'un par la proximité personnelle avec lui. Vous pouvez ensuite mieux "lire" quelqu'un, pour ainsi dire. D'autre part, cependant, si vous écrivez sur quelqu'un qui est en effet un "co-travailleur dans la vérité" ("co-opérateur", on sait que c'est la devise épiscopale de Joseph Ratzinger, ndt), vous devez avant tout vous assurer que vous écrivez un récit véridique, et cela nécessite une certaine distance critique. Mais avec Ratzinger, sa vie semble être guidée par une force de la providence. «Pourquoi tout ce qui concerne Ratzinger tourne-t-il mal?» demandent beaucoup de gens. Mais la vraie question devrait être: «Pourquoi y a-t-il tellement de ce qu'il a fait qui est juste et bon?» Ratzinger s'attaque toujours à l'entière perspective. Il est préoccupé par la question de Dieu, ce que Dieu signifie pour l'être humain, autrement dit la façon dont il permet à l'être humain de de découvrir qui il est. D'entrer dans la plénitude de la vie, en se tournant vers le Créateur comme une créature, de devenir une incarnation, comme proposé par l'Évangile du Christ.

D'autres papes sont caractérisés principalement par leurs pontificats. Avec Ratzinger il y a un corps de travail écrit qui est déjà grand et significatif, même sans son élection comme pape. Il n'est pas loin d'être le professeur de théologique le plus largement lu dans le monde entier, avec des éditions de ses livres publiés à des millions d'exemplaires. Surtout, il nous a montré que les religions et la science, la foi et la raison, ne sont pas opposées. Et que la raison est un garant pour veiller à ce que la religion ne glisse pas dans les faux fantasmes et le fanatisme violent. Last but not least, il a mis en place des initiatives que le pape François peut maintenant prolonger, avec gratitude.


CWR: Comment décririez-vous l'influence que Ratzinger / Benoît XVI a eue sur vous au fil des ans?

Seewald: Dès le début, j'étais impressionné par son réalisme, son courage, et la force de son esprit. Joseph Ratzinger voit son Eglise comme un mouvement de résistance contre les aberrations séduisantes du monde, contre l'abandon de Dieu de la part de l'athéisme intégriste et du néo-paganisme. Ratzinger est un pragmatique, sans perdre de vue un seul instant ce qui est grand et important, le tout. C'est là que réside son côté moderne: la perspective critique, le désir de percevoir la vraie nature des choses. Comment est-ce possible? En ne se laissant pas aveugler ou manipuler par certaines modes, mais en même temps en n'étant pas étroit d'esprit ou rigide, mais ouvert à ce qui doit nécessairement être changé. Et puis, avoir le courage de faire les choses qui doivent être faites.

Ni en tant que théologien, ni en tant que pape, Ratzinger n'a présenté son propre système de doctrine. Il est un professeur pour toute l'Eglise, parce qu'il va toujours au centre, à Jésus-Christ. Il nous a montré Jésus encore une fois, tout Jésus. L'image de Jésus a été mise en lambeaux par certaines théologies et les représentations médiatiques. Nul autre que Ratzinger n'avait l'autorité et les dons pour montrer que nous pouvons faire confiance à l'Evangile, à la fois spirituellement et historiquement. Je crois que le pape Benoît XVI a apporté une contribution décisive contre la dilution de l'Evangile, et jeté les bases de la foi au XXIe siècle.

Ce qui m'a toujours impressionné, c'est la continuité de la vie du pape Benoît. La continuité dans son enseignement, mais aussi dans son attitude, à la fois critique tout en étant formée par l'amour pour Dieu et l'humanité. Peut-être le fait même qu'il soit toujours calomnié rend-il son témoignage d'autant plus vrai. A la fin de sa vie, en tout cas, il est en paix avec lui-même et dans le Seigneur - tout simplement parce qu'il a toujours accompli ses tâches avec tous les dons qui avaient été mis dans ses mains.

Je considère que le Pape Benoît XVI marque un tournant, un lien entre deux mondes, celui qui a construit un pont entre l'ancien monde et la venue du nouveau - quoi qu'il puisse apporter. Son sentiment le plus important est: «Une société dont Dieu est absent, se détruit».