Le berger égaré

A quelques jours du cinquième anniversaire de l'élection de François, les contradictions du pontificat vues (plutôt bien) à travers la recension du livre "The lost sheperd" de Phil Lawler (6/3/2018)

>>> Cf.
Un nouveau livre "contre" le Pape

 

On peut - et c'est mon cas - ne pas partager la volonté, pour ne pas dire l'entêtement de Phil Lawler - et de l'auteur de l'article ci-dessous - d'accorder au pape le bénéfice du doute: cinq ans se sont écoulés, et il y a eu une accumulation suffisante de preuves pour affirmer avec une probabilité plus que raisonnable que le doute n'est plus permis. Je ne partage pas non plus le jugement expéditif, lui aussi au crédit de François sur "les théories les plus farfelues qui peuplent certains des avant-postes les plus bizarres d'Internet"...
Ces réserves mises de côté, c'est une bonne analyse, qui a le mérite de provenir d'un milieu difficile à classer parmi les traditionalistes obtus amateurs d'encens et de fanfreluches dans le collimateur des médias et des proches du pouvoir.

Le berger égaré


Samuel Gregg
2 mars 2018
www.catholicworldreport.com
Ma traduction

* * *

De tous les livres écrits sur la crise des abus sexuels qui a secoué l'Église catholique en Amérique en 2002, l'un des plus minutieusement documentés était The Faithful Departed. Rédigé par le journaliste diplômé de Harvard Philip F. Lawler, son analyse de l'épicentre de la crise, l'archidiocèse de Boston, racontait comment des décennies de connivence avec les politiciens démocrates, l'incapacité de faire face à la prolifération des abus sexuels parmi les prêtres, une déférence excessive envers la psychologie séculariste, la diffusion de la dissidence théologique par rapport à l'éthique sexuelle catholique, et cette maladie ecclésiale de toujours - le bon vieux cléricalisme à l'ancienne - ont créé la parfaite tempête dont certains pensent que le catholicisme américain se remet encore.

La force du récit de Lawler résultait de son ton modéré, d'une attention méticuleuse aux faits, d'un refus d'exagérer ou de minimiser à quel point les choses allaient mal, d'une connaissance approfondie de l'enseignement et de l'histoire catholiques et d'un amour évident pour l'Église. Toutes ces compétences et ces tendances ont été mises à contribution dans le dernier livre de Lawler, qui traite d'une autre crise catholique: une crise qui, selon lui, est générée au plus haut niveau.

Le titre de l'analyse que fait Lawler du pontificat de Jorge Bergoglio, Lost Shepherd: How Pope Francis is misleading His Flock, est quelque peu, disons, 'misleading' [trompeur]. Car Lawler ne croit pas que François est "perdu" dans le sens qu'il ne sait pas où il va. Ce que Lawler affirme, c'est que le pape - et plus encore certains de ses conseillers les plus proches - veut entraîner l'Église catholique dans une direction qui ressemble plutôt à celle d'une "dénomination chrétienne" libérale de plus, ce qui est indubitablement le chemin vers l'insignifiance.

Comme dans son ouvrage précédent, Lawler n'embellit pas les faits. En fait, concrètement, il n'y a rien dans le texte de Lawler qui ne soit déjà connu. Lawler s'efforce d'aider ses lecteurs à comprendre le pontificat de François et ce qu'il pourrait signifier à long terme pour l'Église catholique.

Lawler commence par dire que, comme des millions d'autres catholiques, il prie chaque jour pour le pape. Il mentionne aussi que, comme des millions d'autres catholiques, il était initialement rempli d'optimisme à propos du pontificat de François. Il était grand temps que le successeur de Pierre vînt d'un autre endroit que le désert sans foi qui constitue une grande partie du cocon de l'Europe catholique d'aujourd'hui. Et quoi de mieux qu'un étranger au Vatican pour nettoyer les écuries d'Augias des affaires financières du Saint-Siège?

Mais avec le temps, raconte Lawler, ses illusions sur François sont tombées. Comme la plupart des catholiques, il voulait attribuer au pape les meilleures intentions. Mais au fur et à mesure que les épisodes insolites s'empilaient, et qu'une déclaration incohérente en suivait une autre, Lawler découvrait que certains aspects du pontificat de François ne pouvaient pas être balayés comme les simples erreurs que peut faire un pape. Lawler les considère plutôt comme symptomatiques de ce qu'il dépeint comme une personnalité assez imprévisible et parfois autoritaire: une personnalité souvent conforme aux tendances cléricalistes que François dénonce régulièrement et à juste titre.

Ce n'est là qu'une des contradictions que Lawler présente comme caractérisant le pontificat de François. Selon lui, François est rempli de contradictions.

Lors de sa visite en Amérique en 2015, par exemple, Lawler note que le pape a parlé aux évêques américains de l'importance pour le clergé d'éviter d'utiliser un langage sévère. Mais selon Lawler, le pape n'a manifestement pas suivi son propre conseil.

François, écrit Lawler, a l'habitude d'insulter publiquement des groupes non spécifiés de personnes qui l'agacent manifestement: "rigides", "vrais rabat-joie", "prêtres flagorneurs", "pharisiens", "docteurs de la loi", etc. L'utilisation incessante de ces deux dernières expressions par le pape, souligne Lawler, a fini par attirer les critiques d'un survivant de l'Holocauste, le défunt Rabbin Giuseppe Laras. Sans accuser François d'antisémitisme (ce qui serait faux), Laras a reproché au pape de ne pas avoir saisi les connotations antisémites historiques de ces mots. Et comble de tout, commente Lawler, il est arrivé à François d'accuser les journalistes qui relayaient conflits et scandales de coprophilie. Pour les personnes mal informées, la coprophilie dénote un intérêt sexuel pour la matière fécale.

En d'autres termes, loin de parler avec douceur et amour, François se réfère régulièrement aux gens que visiblement il n'aime pas d'une manière guère différente de celle du défunt Hugo Chavez et de Juan Peron: des populistes latino-américains ayant un goût pour la démagogie, qui non seulement ont mis les économies de leurs pays respectifs à genoux, mais en ont aussi complètement corrompu les institutions politiques.

François n'est pas le premier pape "salé". Plus généralement, Lawler considère que les invectives verbales de François suggèrent que, malgré toute son insistance sur le dialogue, le pape n'a pas vraiment envie d'écouter les critiques (y compris la contestation calme et mesurée de gens dont le but n'est pas de confiner l'Église dans une cage baroque et qui ne peuvent pas être accusés d'avoir des mentalités légalistes) et peut-être même, en ressent de la rancoeur.

Une autre contradiction que Lawler souligne comme caractéristique de ce pontificat concerne le management. Peu de gens mettraient en doute le fait que, lorsque François fut élu pape, une partie de son mandat était de réformer la Curie romaine. L'une des attentes majeures de ce pontificat était qu'il mettrait fin au carriérisme endémique des clercs et des laïcs qui vivent à leurs crochets, au népotisme qui fournit à des italiens au chômage des emplois peu exigeants, et à la corruption financière pure et simple qui a produit un flot de scandales au Saint-Siège depuis les années 1970.

Et pourtant, affirme Lawler, cinq ans après le début du processus de réforme, les progrès ont été gelés. En fait, Lawler remarque que Benoît XVI a obtenu bien plus de résultats grâce à la réforme des finances et à la rationalisation des processus pour traiter les abus sexuel du clergé. De plus, Lawler démontre qu'il y a eu beaucoup de "deux pas en avant, un pas et demi en arrière" dans les changements organisationnels mis en oeuvre dans le pontificat de François. Par décision papale, les responsabilités sont confiées à des organismes particuliers. Puis, par le fiat papal, ces responsabilités sont soudainement modifiées, réduites ou transférées à un autre domaine.

N'importe quel spécialiste en management vous dira que ce schéma reflète souvent un dysfonctionnement au sommet. Parfois, une telle prise de décision imprévisible est le reflet d'une personnalité instable, ou de quelqu'un susceptible d'être manipulé par des gens anxieux de rétablir le statu quo, ou qui n'a pas la maîtrise des détails, ou qui n'écoute pas ceux qui les connaissent. Quoi qu'il en soit, Lawler a sûrement raison de dire que, jusqu'à présent, le mandat du pape de "réparer la Curie" n'a malheureusement pas été rempli.

Mais en fin de compte, la responsabilité première d'un pape n'est pas le management. Comme Pierre, un pape est appelé à sortir et évangéliser le monde, annonçant que l'Église enseigne la Vérité libératrice révélée en Jésus de Nazareth. Une autre tâche papale est de confirmer ce que l'Église a toujours cru être le contenu et le sens de la Vérité.

Nous en venons ici au cœur des préoccupations de Lawler. Le pape François n'a pas prêché l'hérésie. Mais selon Lawler, le pape tente - par son exhortation de 2016, Amoris Laetitia, ses silences révélateurs, ses déclarations abstruses, etc. - de recouvrir certains aspects de la doctrine de l'Eglise d'un voile d'ambiguïté. Parmi de nombreux exemples illustrant la façon dont François élude le sujet, Lawler cite l'étrange affirmation où il prétend ne pas se rappeler la note de bas de page controversée autour de laquelle une grande partie du débat Amoris Laetitia est centré. Quelque chose, écrit Lawler, "qui met à rude épreuve sa crédibilité."

La thèse de Lawler est que le pape ne veut pas contredire un enseignement catholique solidement établi sur l'accès aux sacrements. Après tout, cela compromettrait l'intégrité de l'enseignement magistériel. Il est cependant disposé à permettre la prolifération de pratiques pastorales qui, selon Lawler, ne peuvent être conciliées avec cet enseignement magistériel.

Associée à l'apparente réticence du pape à répondre directement et clairement à des questions raisonnables sur ce que l'Église considère comme vrai sur certaines questions de foi et de morale, Lawler voit encore une autre contradiction. François et certains de ceux qui l'entourent, selon Lawler, n'ont aucune inhibition à parler haut et fort, directement et même - pourrait-on dire - judicieusement, de sujets sur lesquels, à strictement parler, ils n'ont pas de compétence particulière et auxquels les catholiques, en vertu des paramètres généraux de l'enseignement de l'Église, sont libres de ne pas adhérer.

Ce que j'appellerai "nouveau cléricalisme" est illustré par un incident détaillé par Lawler. Dans un discours de mars 2017, le pape François s'en prenait aux dirigeants d'une entreprise italienne qui avait récemment annoncé son intention de réduire ses effectifs et de restructurer ses activités. "Celui qui ferme des usines et des entreprises à la suite d'opérations économiques et de négociations peu claires", a déclaré le pape, "privant des hommes et des femmes de travail, commet un péché très grave".

Ce que le pape entendait par "opérations économiques et négociations peu claires" est incertain. Mais, commente Lawler, François pense-t-il vraiment que les entreprises devraient continuer à fonctionner "même lorsqu'elles perdent de l'argent, jusqu'à ce que la société fasse faillite - et que les employés perdent de toute façon leurs postes?"

A cela, on pourrait ajouter: comment le pape pourrait-il connaître tous les éléments spécifiques qui ont influencé la décision d'une entreprise donnée de réorganiser ses affaires? Un refus des syndicats d'une négociation loyale aurait-elle contribué à la décision de l'entreprise? Ou des réglementations et des impôts sur les sociétés prélevés par l'une des coalitions de gauche qui contrôlent actuellement la plupart des gouvernements régionaux italiens auraient-ils rendu des opérations spécifiques dans certaines parties de l'Italie économiquement irréalisables?

Le problème, bien sûr, c'est que le pape n'avait pas à parler publiquement d'un sujet aussi précis dont il ne connaissait sans doute que peu de détails, voire aucun. Et même alors, sa responsabilité - et la vocation principale de tout évêque ou prêtre dans de telles situations - serait de continuer à rappeler à tous les partenaires d'une entreprise (propriétaires, managers, employés, actionnaires, etc.) les principes de l'enseignement social catholique. C'est d'abord aux profanes, et non aux ecclésiastiques, qu'il revient d'appliquer ces principes dans le contexte d'une entreprise ou d'une corporation particulière.

On pourrait en dire plus sur d'autres contradictions que Lawler considère comme omniprésentes dans le pontificat de François. Mais voici certaines des questions qui m'ont traversé l'esprit en lisant l'analyse de Lawler.

Compte tenu de l'effondrement indéniable de toutes ces confessions chrétiennes qui se sont asservies au zeitgeist libéral et qui se sont transformées en de simples ONG, pourquoi quelqu'un penserait-il qu'il y a quelque chose à apprendre du catholicisme allemand contemporain (l'incarnation du catholicisme en tant que simple ONG-progressiste-de-plus), à part ce qu'il ne faut pas faire si on veut répandre l'Évangile? Qui, ayant tout son bon sens, peut croire que réduire la moralité chrétienne à un "idéal" encouragera les gens à embrasser sans réserve et avec joie ce que le Christ lui-même a appelé le chemin étroit qui mène à la vie? Et comment quelqu'un peut-il ignorer ces réalités?

Ce ne sont là que quelques-uns des mystères mis en évidence par le texte de Lawler. Mais l'une des forces de son livre est qu'il tente, à chaque instant, de donner à François le bénéfice du doute. En plus d'éviter l'hyperbole, les polémiques, et des théories les plus farfelues sur François qui peuplent certains des avant-postes les plus bizarres d'Internet, Lawler fait une distinction soigneuse entre les paroles et les actions du pape, et les déclarations les plus outrageusement scandaleuseses de certains des personnages bavards qui l'entourent.

Cette approche judicieuse ne sauvera pas Lawler du tir de barrage d'insultes, d'injures frénétiques, de tweets insidieux, de thèses conspirationistes et de sophismes boiteux que nous sommes hélas en droit d'attendre de la part de certains défenseurs de François. C'est apparemment ainsi qu'ils fonctionnent. Mais, de même que The Faithful Departed de Lawler a argumenté prudemment et sans exagération, Lost Shepherd résume bien et avec charité les réserves de nombreux fidèles catholiques au sujet du pontificat de François.

Quant à savoir si quelqu'un à Rome écoutera, c'est une toute autre question.

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