L'Eglise dans la tempête

Deux livres en italien, l'un dont nous avons déjà parlé (Aldo Maria Valli), l'autre qui revient sur la démission de Benoît XVI et le "pontificat d'exception" évoqué par Mgr Gänswein dans un discours mémorable du 20 mai 2016 (12/1/2018)

>>> Voir ausi: benoit-et-moi.fr/2017/actualite/comment-leglise-a-fini.

La barrière de la langue rend évidemment (et malheureusement) difficile l'accès aux contenus de ces livres ("Come la Chiesa fini", d'AM Valli, et "La rinuncia. Dio è stato sconfitto?" de Fabrizio Grasso) au-delà des frontières italiennes. Mais ce qui en est dit ici dépasse largement l'intérêt d'une simple recension - donc en principe destinée à attirer des lecteurs potentiels -, en mettant en évidence les incertitudes et les dérives de la période que nous vivons. Et c'est d'autant plus intéressant si l'on tient compte du support (le site a priori pro-Bergoglio <Formiche>, proche - si je ne me trompe pas - de l'Opus Dei)

Le discours de Mgr Gänswein auquel il est fait allusion (prononcé lors de la présentation d'«Oltre la crisi della Chiesa») est ici: benoit-et-moi.fr/2016/benot-xvi.
Les paroles "énigmatiques" du secrétaire de Benoît XVI ont été commentés par Sandro Magister (ici) et par Aldo Maria Valli (ici).
Dossier complet sur ce thème: benoit-et-moi.fr/2016/actualite/une-nouvelle-conception-du-ministere-petrinien.

Périls et contradictions dans l'Eglise d'aujourd'hui et de demain


Gennaro Malgieri
6 janvier 2018
formiche.net
Ma traduction

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Les signes sont inquiétants. La désorientation croissante. Les incertitudes dans l'interprétation des actes et des comportements de la hiérarchie suscitent le malaise chez des fidèles de plus en plus détachés, tandis que les vocations religieuses atteignent les niveaux les plus bas, que le regroupement des diocèses atteste incontestablement. L'Église catholique vit l'un des moments les plus difficiles de ses deux mille ans d'histoire. Inutile de le cacher ou de faire comme si de rien n'était. Le pontificat de Jorge Mario Bergoglio marque le passage - nous ignorons à ce jour jusqu'à quel point - d'une Église dans laquelle la centralité du sacré était reconnue, même si elle s'accompagnait de nombreuses "distinctions" après le Concile Vatican II, à une autre qui est caractérisée et perçue de plus en plus comme une sorte d'"hôpital de campagne", où le "social" a fait irruption dans la dimension religieuse jusqu'à - dans certains cas - la dénaturer. La liturgie est la première et la plus évidente victime de cette "séparation" entre les deux Églises. Les attitudes et les divisions au sein de la Curie et les différends qui surgissent dans le Collège des Cardinaux ne font qu'accentuer les différences dans le corps vivant de la communauté catholique, apostolique et romaine.

Si pour beaucoup la pierre du "scandale" a été Amoris laetitia, pour d'autres - qu'il serait impropre de définir comme une minorité dissidente - c'est l'attitude globale de l'Eglise en tant qu'institution temporelle qui réveille des alarmes, suscitant l'appréhension du peuple de Dieu, du moins celui qui, avec un malaise évident, observe la décadence progressive des "raisons non négociables', ses structures et les hommes qui les conduisent s'étant voués à suivre la modernité, à en faire partie. Dans l'interview, douloureuse et passionnée de Peter Seewald, "Dernières Conversations", Benoît XVI a dit: «Il est clair que nos principes ne coïncident plus avec ceux de la culture moderne, que la structure chrétienne fondamentale n'est plus décisive. Aujourd'hui prévaut une culture positiviste et agnostique de plus en plus intolérante au christianisme». C'est de cette constatation tragique et terrible de Joseph Ratzinger que part Aldo Maria Valli, l'un des "Vaticanistes" italiens les plus lucides et les plus pénétrants, pour raconter, comme s'il s'agissait d'une fiction aux couleurs sombres, le déclin de la catholicité dans le pamphlet très instructif "Come la Chiesa fini".

Auteur d'un essai tout aussi captivant publié il y a un an, "Jorge Mario Bergoglio Franciscus P.P", Valli se sert de la "prophétie" du Pape émérite pour dérouler le film de la dévastation de l'Église jusqu'au pontificat de François XXX lorsque la dissolution de l'institution fondée par le Christ et confiée à saint Pierre s'accomplit de la manière la plus complète après avoir franchi les différentes étapes qui, selon l'auteur, seraient physiologiquement dans la ligne des prémisses qui guident actuellement la vie de l'Église.

Sous les traits du "Chantre aveugle", Valli s'adresse au lecteur qui craint pour sa propre sécurité, des forces de police très aguerries étant à l'œuvre pour apporter le démenti à quiconque ose s'opposer aux "vérités" de ce qui ne s'appelle plus 'Église catholique' mais 'Église accueillante', dotée de son propre vocabulaire, de sa propre praxis, de ses propres formes, voire de ses rites: un nouvel héritage qui n'a rien à voir avec ce qui a caractérisé 'l'Église de toujours'. L'objectif de cette Église, de François II jusqu'au dernier - dont nous ne dirons pas le destin -, est de rechercher le dialogue, mais pas pour faire du prosélytisme. Bien loin de toute intention d'évangéliser le peuple, elle entend s'adapter au monde, à ses distorsions, en marchant avec d'autres mouvements pseudo-religieux vers la construction d'une "fraternité" (pas si fraternelle que ça) dans laquelle l'indistinct, l'indifférencié, peuvent vivre ensemble dans la joie sans fondement. Une Église, raconte le chantre aveugle, sorte d'Homère du futur, où Dieu a pratiquement disparu et où l'homme dans sa solitude n'a même plus conscience de s'en passer, tellement il s'est adapté aux principes qui lui ont été inculqués par l'involution progressive de cette Église catholique qui s'est engagée «sur une route marquée par la tentative constante de se rendre de plus en plus dialogante, bienveillante et amie du monde». La fin, attendue, ne peut être que le déni du christianisme lui-même, qui est devenu un mélange insipide et méconnaissable. «A force de diluer et d'édulcorer - lit-on -, l'Église se condamne à l'insignifiance. Un drame non seulement pour les croyants, mais pour l'humanité toute entière: avec l'Église tombe en effet le dernier bastion capable de défendre la liberté et de s'opposer à la pensée unique». Cette pensée, que Valli soumet à une critique serrée, érudite et circonstanciée, parfois en recourant à la fiction grotesque, à l'ironie intelligente, au sarcasme dirigé contre des figures bien reconnaissables de l'Église contemporaine, dont l'intrusion envahissante dans ce qui était jadis considéré comme "Corps mystique" a déformé le christianisme au profit d'un laïcisme arrogant et totalitaire, de style jacobin [au sens "inspiré par les jacobins"... et pas celui de "centralisme d'Etat" que les français donnent hypocritement à ce terme!].

Les pages de Valli, qui se lisent avec un intérêt grandissant au fur et à mesure que le "mémoire" révèle le "monde qui viendra", ne doivent pas être sous-estimées. Elles ne sont pas seulement le fruit des événements analysés par un journaliste subtile, mais aussi le résultat d'une méditation théologique et philosophique sur les conséquences de la modernisation qui, comme la "fumée de Satan" de Paul VI, s'est insinuée dans l'Église; et que certains désespèrent de pouvoir contenir, aussi parce que la "confusion" est si élevée qu'elle confime ce que Valli soutient, c'est-à-dire que la "trahison" finira par livrer la catholicité aux maîtres du monde, aux constructeurs de faux mythes qui - c'est un aspect que nous n'ignorons pas - revêtent jours après jour les traits d'une authentique religion.

C'est de cette confusion que rend compte un récit, avec un livre facile à lire et prenant d'un jeune chercheur Fabrizio Grasso. Réfléchissant à la démission de Benoît XVI le 11 février 2013, il a écrit "La rinuncia. Dio è stato sconfitto?" (La Renonciation. Dieu a-t-il été vaincu?) dans lequel, avec des accents ouvertement empruntés à l'œuvre et à la pensée de Carl Schmitt, il propose une réflexion sur la théologie politique à partir de la nature de l'autorité et des corollaires qui en découlent. Rappelant la sentence paulinienne "Non est potestas nisi a Deo", Grasso recourt à toutes les variations sur ce thème pour justifier l'unicité du pouvoir dans la sphère spirituelle, et de son exercice, alors qu'avec le renoncement au ministère pétrinien, s'est renouvelée (ou déformée) justement la théologie politique qui pendant deux mille ans a régi sur l'Église et pendant longtemps, aussi l'Empire.

Aujourd'hui, malgré les clarifications et "ajustements" qui peuvent être proposés, il y a de facto deux Papes, l'un voué à la gestion et à l'exercice du pouvoir de l'Église, l'autre à la contemplation et à la prière pour l'Église elle-même: deux figures qui ne se chevauchent pas, mais qu'il est difficile, sinon impossible, d'ignorer, y compris dans la reconnaissance de leur légitimité. Benoît XVI est Pape légitime en tant qu'Évêque légitime de Rome. Et François? Si son prédécesseur, de son propre aveu, ne sera plus jamais Joseph Ratzinger, ayant décidé d'être appelé "Sa Sainteté", de continuer à revêtir la soutane blanche, et s'attribuant l'Office de premier "Pape émérite" de l'histoire, comment considérer son successeur ?

Un "pontificat d'exception" que celui de Benoît XVI: et ici réapparaît la notion schmittienne d'"état d'exception". Un pontificat absolument novateur parce qu'il ouvre la voie à des situations analogues - qui pourraient conduire l'Église et ceux qui la mènent à suivre des chemins que nous n'osons même pas imaginer, se répétant, selon les moments historiques -, des situations semblables à celles qui ont déterminé la renonciation. Et s'il y avait plus d'un pape émérite? Voilà que se pose à nouveau le problème de l'autorité. «Est-il possible - s'interroge Grasso reprenant des déclarations de Mgr Gänswein, secrétaire historique de Ratzinger et préfet de la Maison pontificale (en résumé, deux papes sont nécessaires...) - que la papauté instituée par Jésus-Christ puisse être réformée et même élargie?» Et «élargie» pour contenir deux membres, l'un «actif» et l'autre «contemplatif». Le fait que Benoît XVI n'ait pas abandonné l'Office pétrinien est confirmé de façon autorisée par le même monsignore, qui répète qu'il lui aurait été impossible de le faire, ayant accepté l'élection de 2005, et encore qu'il n'a fait que renouveler l'Office "par un acte d'une audace extraordinaire".

L'affaire - théologique, politique, spirituelle, philosophique - interroge plus que jamais le monde catholique. Grasso se demande ce qui pourrait arriver si un pontife renonçait définitivement à représenter le Christ. L'hypothèse «devient concrète et possible dans la mesure où le successeur de Benoît XVI pourrait se sentir dégagé du lien à représenter le Christ, précisément en vertu de la renonciation insolite et ambiguë qui jette les bases de ce dualisme qui brise le 'pathos' [voir le sens approprié dans le dictionnaire Treccani] représentatif du pontife, vicaire du Christ».
Si cela devait se réaliser, les scénarios apocalyptiques décrits (ou craints) par Valli dans "Come la Chiesa finì" pourraient s'avérer terriblement vrais.
Une Église vaincue équivaudrait à déclarer la défaite de Dieu et du monde qui s'est formé en son nom.
Un désastre aux proportions inimaginables.

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