Bilan de l'époque post-conciliaire (I)

... par Joseph Ratzinger lui-même. Il répond aux objections contre le Concile et rappelle combien tous les Conciles de l'Antiquité ont été suivis d'une période troublée. Première partie (28/1/2018, mise à jour le 29).

>>> Cf.
Plaidoyer pour le Concile (Père Scalese)

 

Ce texte du théologien Joseph Ratzinger éclaire et justifie les arguments du P. Scalese.
Il est tiré du livre Les principes de la théologie catholique - Esquisse et matériaux, Joseph Ratzinger (ed. Tequi, 2005)

F. qui m'a transmis la version-papier, me signale, pour lever toute ambiguïté, que le livre a été traduit en 1982 mais probablement écrit par morceaux bien avant.

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Dans cette première partie, après avoir rappelé l'enthousiasme (peut-être naïf, avec le recul, mais dont la sincérité, au moins de sa part, ne fait aucun doute) qui avait entouré l'annonce de Vatican II, et les espoirs que cette annonce avaient fait naître, puis puiser dans l'histoire de l'Eglise pour rappeler les convulsions ayant entouré les conciles passés, Joseph Ratzinger-Benoît XVI oppose le point de vue "macroscopique" (i.e. la vision d'ensemble, longtemps après l'évènement, quand les passions se sont apaisées) et celui, "microscopique", qui prend en compte le quotidien, le vécu, et dont nous ne sommes pas encore sortis, concernant Vatican II - avant de prendre acte avec une grande clairvoyance "des facteurs négatifs incontestables, très graves, et dans une grande mesure inquiétant" qui en ont résulté.

Les soulignements typographiques sont de moi.

BILAN DE L'ÉPOQUE POST-CONCILIAIRE
ÉCHECS, DEVOIRS, ESPOIRS

Les principes de la théologie catholique
Esquisse et matériaux
Joseph Ratzinger
pages 410-417

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Première partie


Lorsque j'ai été prié de divers côtés, en 1975, de dresser un bilan des dix années qui ont suivi Vatican II, mes pensées sont allées d'abord aux premiers jours du Concile.
Le cardinal Frings m'avait invité, le 12 octobre 1962, donc la veille de la séance d'ouverture, à exposer devant les évêques de langue allemande les problèmes théologiques auxquels ils allaient être confrontés dans leur travail conciliaire. Cherchant une introduction adaptée qui mettrait en évidence quelque chose de la nature même des Conciles, j'ai rencontré un texte d'Eusèbe de Césarée qui avait été membre du premier concile oecuménique de l'histoire de l'Église, celui de Nicée, en 325, et résumait de la manière suivante son impression au sujet de ces assises de l'Église :

«De toutes les églises de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie tout entières s'étaient rassemblés les plus grands serviteurs de Dieu. Et une seule Église, comme dilatée à la dimension du monde par la grâce de Dieu, contenait des Syriens, des Ciliciens, des Phéniciens, des Arabes et des Palestiniens; également des Égyptiens, des Thébains, des Africains et des Mésopotamiens. Il y avait même un évêque perse. Il n'a même pas manqué à ce choeur un Scythe. Le Pont et la Galatie, la Cappadoce et l'Asie, la Phrygie et la Pamphilie avaient envoyé des hommes de choix. Mais étaient venus également des Thraces, des Macédoniens, des Achéens et des Épirotes, et des gens habitant encore plus loin... Même un Espagnol célèbre était parmi les participants de cette assemblées»


A l'arrière-plan de ces paroles enthousiastes, on reconnaît la description de la Pentecôte donnée par Luc dans les Actes des Apôtre et cela met aussi en évidence la pensée théologique qu'Eusèbe lie à son exposé : Nicée a été une nouvelle Pentecôte, le véritable accomplissement du signe de la Pentecôte, enfin l'Église parle vraiment dans toutes les langues et reconnaît en cela la foi unique et se présente comme l'Église de l'Esprit-Saint.
Le Concile est une Pentecôte - c'était là une pensée qui correspondait à notre propre sentiment d'alors ; non seulement parce que le pape Jean l'avait formulée comme voeu et comme prière, mais parce qu'elle exprimait ce que nous avions éprouvé en arrivant dans la ville conciliaire : rencontre avec des évêques de tous pays, de toutes langues, bien au-delà de ce qui était imaginable pour Luc ou Eusèbe, et par là expérience vécue de la catholicité réelle avec son espérance de Pentecôte, tel était le signe prometteur de ces premiers jours de Vatican II.

Telle était donc alors la situation. Comme introduction à la rétrospective envisagée, il ne pourrait plus être question d'un texte si « triomphaliste ». Le climat s'est transformé de fond en comble. Un autre texte patristique m'est venu sous les yeux, écrit environ 50 ans plus tard, qui reflète un changement de perspective tout-à-fait semblable à celui que nous avons connu. L'auteur en est Grégoire de Na zianze, l'un des grands héritiers de Nicée et lui-même Père conciliaire au concile de Constantinople de 381, qui compléta la formule de Nicée par la déclaration expresse de la divinité du Saint-Esprit. On n’avait pas complètement terminé les délibérations en 381 et l'Empereur avait fait inviter, par le fonctionnaire Procope,le célèbre évêque et théologien Grégoire à une espèce de deuxième session pour 382 qui se tiendrait encore à Constantinople. La réponse de Grégoire fut laconique, un refus ainsi motivé :

« Pour dire la vérité, je considère qu'on devrait fuir toute assemblée d'évêques, car je n'ai jamais vu aucun Concile avoir une issue heureuse ni mettre fin aux maux».


Martin Luther, qui dans sa première période avait réclamé avec passion la tenue d'un Concile libre et général, a repris ce texte dans son écrit composé en 1539 Des Conciles et des Églises, et exprimé son opinion dernière sur la valeur et les désavantages des conciles. Ce recul de l'enthousiasme au scepticisme à l'égard des conciles a, chez Luther, ses propres motivations que le catholique, bien sûr, ne partagera pas : Luther s'était rendu compte qu'un concile d'Église était dans la nécessité de confirmer la doctrine de l'Église. Il ne pouvait donc pas espérer en obtenir satisfaction puisque maintenant il s'était mis en contradiction non seulement avec des abus mais avec la doctrine même de l'Église ; c'est pourquoi il s'escrima en faveur de la suprématie de la puissance séculière dans laquelle il voyait sa chance.
Mais si l'on ne doit pas donner trop d'importance au jugement négatif de Luther sur les conciles, celui d'un des Pères qui ont formulé l'orthodoxie de l'Église dans les conciles du IVème siècle garde tout son poids. Certes, on peut objecter que Grégoire le Théologien, tout grand théologien qu'il fût, était, sur le plan humain, un hypocondriaque, une nature hyper-sensible de poète. Mais cela donne d'autant plus de poids au fait que l'une des grandes figures du siècle des grands conciles, éminent même sur le plan humain, Basile, ami de Grégoire, porte un jugement objectivement plus fort encore. Il parle de «vacarme indistinct et confus» dans le déroulement de la discussion conciliaire, d'une «clameur ininterrompue qui remplissait toute l'église».

Grâce à une sorte de vue macroscopique de l'histoire que nous avons aujourd'hui des événements d'alors, il nous faut tout de même contredire l'opinion des deux évêques : ces grands conciles des IVe et siècles sont devenus des phares de l'Église, montrant la voie qui mène au cœur de l'Écriture Sainte, et, par l'empreinte dont ils ont marqué son interprétation, faisant ressortir clairement l'identité de la foi au cours du temps. Mais, si le jugement de l'histoire a été globalement porté de façon différente, l'éloignement ne nous faisant voir comme durable que ce qui est grand, et comme grand ce qui a duré, il est clair que les contemporains immédiats ont été continuellement exposés aux mêmes expériences que celles racontées par ces témoins du siècle des grandes décisions fondamentales. En face de la vue macroscopique, il y a pour ainsi dire la vue microscopique, celle qui regarde de près ; et, à y regarder de près, on ne peut pas nier que presque tous les conciles ont d'abord eu pour effet d'ébranler l'équilibre, agissant comme facteurs de crise.

Le concile de Nicée, qui avait mené à bon terme la formulation de la filiation divine de Jésus, a été suivi d'une guerre d'usure qui a occasionné la première grande cassure de l'Église, l'arianisme, après avoir déchiré l'Église dans ses profondeurs durant des décennies.
Il n'en a pas été autrement après le concile de Chalcédoine où avait été définie, en même temps que la vraie divinité du Christ, sa vraie humanité. La plaie qui se forma alors ne s'est pas encore refermée, jusqu'à présent : les fidèles héritiers du grand évêque Cyrille d'Alexandrie se sentirent trahis par des formules qui s'opposaient à leur tradition pieusement conservée ; comme chrétiens monophysites, ils constituent aujourd'hui encore en Orient une minorité importante qui, du simple fait de son existence, nous fait ressenti quelque chose encore de l'âpreté des controverses d'alors.
Si nous nous rapprochons de notre époque, nous voyons surgir le souvenir de Vatican I, dont les suites ont amené l'éclatement de beaucoup de facultés de théologie catholiques en Allemagne; il a fallu des décennie pour que les plaies se referment.

Ainsi l'évolution critique consécutive à Vatican II se situe dan une longue histoire ; elle n'a pu vraiment susciter l'événement que parce que l'enthousiasme des débuts avait masqué les expériences du passé; et peut-être aussi parce qu'on croyait avoir fait tout de façon différente et meilleure : un concile qui ne dogmatisait pas et n'excluait personne semblait ne pouvoir heurter personne, ne répugner à personne, mais seulement attirer tout le monde. En vérité, il ne lui est rien arrivé d'autre qu'aux assemblées d'Église qui l'avaient précédé ; personne ne peut plus sérieusement contester les manifestations de crise auxquelles il a conduit.

Bien sûr, il reste des résultats clairement positifs qu'on n'a pas le droit de minimiser. Pour nous en tenir aux résultats théologiques les plus importants, le Concile a réinséré dans l'ensemble de l'Église une doctrine de la primauté qui restait encore dangereusement isolée ; il réintégré dans le mystère du corps du Christ une conception de la hiérarchie trop isolée elle-aussi. Il a rattaché au grand ensemble de la foi une mariologie isolée. Il a rendu à la parole biblique la plénitude det son rang. Il a rendu la liturgie à nouveau accessible. Et avec tout cela il a fait aussi un pas courageux dans le sens de l'unité des chrétiens.
Il se peut que plus tard, dans un regard macroscopique de la période de Vatican II, seuls ces résultats entrent en compte, et qu'il y ait aujourd'hui même des hommes qui pour ainsi dire vivent déjà dans la macro-perspective et jugent à partir d'elle.
Mais, pour le contemporain qui porte la responsabilité à l'heure même, ce qui un jour, peut-être, du point de vue macroscopique, sera seul marquant peut bien, aujourd'hui, n'être pas la seule réalité. Il est, lui, exposé au quotidien, aux faits minimes, et doit combattre pour prendre les bonnes décisions.
Mais pour une telle vision de près, il est des facteurs négatifs incontestables très graves et dans une grande mesure inquiétants.
Ainsi (pour n'indiquer cette fois encore que quelques points) le fait que nos églises, nos séminaires, nos cloîtres se soient vidés de plus en plus au cours de ces dix années peut apparaître évident à chacun par les statistiques s'il ne l'a pas remarqué par lui-même. Ou bien, que le climat dans l'Église soit devenu non plus simplement glacial mais encore hargneux et agressif, cela n'a pas besoin de preuves compliquées : que de toute part les partis déchirent la communauté, cela appartient à notre expérience quotidienne et menace d'assombrir la joie d'être chrétien. Celui qui tient de tels propos est vite taxé de pessimisme et exclu par là du dialogue. Mais il s'agit ici tout simplement de faits empiriques, et se trouver dans la nécessité de le nier dénote déjà non plus un simple pessimisme mais un désespoir secret. Non ! voir les faits n'est pas du pessimisme, mais de l'objectivité ; ce n'est qu'après cela que vient la question de la signification de ces faits, de leur origine et de la manière de les aborder. Ainsi, pour la suite de notre démarche, deux questions se présentent : celle des raisons de cette évolution, et celle de la vraie réponse à apporter aux problèmes.

à suivre

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