Quand on a perdu la mémoire du coeur

En ce temps de l'Avent qui commence, la Bussola nous propose une très belle réflexion de Joseph Ratzinger en 1985, d'une lumineuse simplicité, dans laquelle l'Avent apparait comme le lien entre mémoire et espérance. (2/12/2018)

L'Avent, un entrelacement de la mémoire et de l'espérance


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Dimanche 2 décembre 2018 (1er dimanche de l'Avent)
Ma traduction

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Pour le début de l'Avent, nous publions une courte méditation de Joseph Ratzinger, datant de l'époque où il était archevêque de Munich, et contenue dans le volume "Cercate le cose di lassù" (Cherchez les choses de là haut, 2005).


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Dans l'un de ses contes de Noël, l'écrivain anglais Charles Dickens raconte l'histoire d'un homme qui avait perdu la mémoire du cœur. C'est-à-dire que toute la succession de sentiments et de pensées produits en lui par l'expérience de la souffrance humaine lui avait été enlevée. L'extinction de la mémoire de l'amour lui avait été offerte comme une libération du fardeau du passé, mais on vit bientôt que cet homme avait complètement changé : la rencontre avec la souffrance ne suscitait plus en lui aucun souvenir de bonté. Depuis que la mémoire s'est estompée, la source de bonté avait également disparu chez cet homme. Il était devenu froid et il y avait une sensation de gel autour de lui.

La même pensée exprimée par Dickens est également présente dans la reconstitution par Goethe de la première célébration de la fête de saint Roch à Bingen, finalement restaurée après la longue interruption des guerres napoléoniennes. Le poète observe la foule qui défile, compacte, à travers l'église, devant l'image du saint, et étudie les visages : ceux des enfants et des adultes sont radieux et reflètent la joie du jour de fête. "Mais pour les jeunes, c'était différent", raconte Goethe, "ils avançaient insensibles, indifférents, ennuyés". La raison qu'il en donne est significative: dans des temps mauvais, ces jeunes n'avaient rien de bon à se rappeler, et donc rien à espérer. Cela signifie que seuls ceux qui peuvent se souvenir, peuvent aussi espérer. Ceux qui n'ont jamais fait l'expérience du bien et de la bonté ne peuvent s'en souvenir.

Un pasteur d'âmes, qui fréquentait des personnes au bord du désespoir, racontait la même chose à propos de sa propre activité : si l'on réussit à réveiller chez une personne désespérée le souvenir d'une expérience du bien, celle-ci peut à nouveau croire au bien, peut rependre l'espérance, et une issue à la désespérance s'ouvre pour elle. La mémoire et l'espérance sont inextricablement liés. Celui qui annule le passé ne crée pas l'espérance, au contraire, il en détruit les bases spirituels.

Parfois, le récit de Charles Dickens m'apparaît comme une image des expériences présentes. L'homme à qui l'esprit trompeur d'une fausse libération a enlevé la mémoire du cœur... ne vit-il pas dans une génération à laquelle une certaine pédagogie de la libération a annulé le passé et donc rendu l'espérance impossible? Quand nous lisons avec quel pessimisme une partie de notre jeunesse regarde l'avenir... nous nous demandons de quoi elle peut dépendre. Plongé dans le superflu des choses matérielles, ne lui manque-t-il pas le souvenir de la bonté humaine, qui conduit à l'espérance ? Avec le mépris des sentiments, avec la raillerie de la joie, n'avons-nous pas aussi piétiné la racine de l'espérance?

Avec ces considérations, arrêtons-nous sur l'importance de l'Avent chrétien.
Avent, en effet, signifie justement entrelacement de la mémoire et de l'espérance, si nécessaire à l'être humain. Il veut éveiller en nous la mémoire vraie et la plus intime du cœur, la mémoire du Dieu qui est devenu enfant. Cette mémoire est salut, cette mémoire est espérance.

Le but de l'année liturgique est précisément de nous faire reparcourir les grandes histoires des souvenirs, pour réveiller la mémoire du cœur et apprendre à découvrir l'étoile de l'espérance. Toutes les fêtes de l'année liturgique sont des événements d'espérance. Les grands souvenirs de l'humanité, que l'année de la foi préserve et révèle, doivent, dans la structure des temps sacrés, devenir souvenirs personnels de notre propre histoire de vie à travers la liturgie et les traditions.

Les souvenirs personnels se nourrissent des grands souvenirs de l'humanité ; les grands souvenirs ne sont conservés que par leur transposition en souvenirs personnels. Le fait que les hommes gardent leur foi dépend aussi du fait qu'elle leur est devenue chère au cours de leur vie, que par elle l'humanité de Dieu est apparue à travers l'humanité des hommes. Chacun d'entre nous pourrait raconter sa propre histoire sur le modèle de ce que signifient pour notre vie les souvenirs de Noël, de Pâques ou d'autres fêtes. La tâche précieuse de l'Avent est de se donner mutuellement des souvenirs de bien, ouvrant ainsi les portes à l'espérance.

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