Abu Dahbi, et Ratisbonne 13 ans après

Le document sur la "Fraternité universelle" cosigné par François et l'Iman d'Al Azar contenait indubitablement des éléments positifs importants. Tous sont à mettre au crédit Benoît XVI, dont le discours de Ratisbonne, en 2006, a permis d'entamer le dialogue avec les autorités musulmanes. Un bon article (*) d'Andrea Gagliarducci (11/2/2019)


(*) avec les réserves habituelles sur le parti pris pro-François de l'auteur... mais ce n'est pas nouveau.

Andrea Gagliarducci fait l'impasse sur les polémiques, justifiées par l'incroyable affirmation sur le pluralisme religieux (Le pluralisme religieux, volonté divine, vraiment?) contenue dans le document pour ne s'intéresser qu'aux "bons" côtés. C'est son choix.

J'ignore si c'est intentionnel, mais en ce 11 février, qui nous renvoie à un autre lundi 11 février, il y a six ans, quand Benoît XVI annonçait sa décision de renoncer au pontificat, l'article résonne comme un bel hommage au Pape devenu émérite, vers qui se tournent aujourd'hui tout spécialement nos pensées.

Benoît XVI prononce son fameux discours de Ratisbonne, le 11 septembre 2006

Voici pourquoi le voyage du Pape François aux Émirats Arabes Unis est la revanche de Benoît XVI


Andrea Gagliarducci
11 février 2019
www.mondayvatican.com
Ma traduction

* * *

Rien ne naît de rien. Pas même le voyage du pape François aux Emirats Arabes Unis. Premier pape à se rendre dans un pays du Golfe arabe, le pape François a ramené avec lui une déclaration commune avec l'université Al Azhar qui souligne qu'aucune violence ne peut être appliquée au nom de Dieu; que la citoyenneté n'est pas liée à la religion; que la liberté est un droit pour tous et qu'elle inclut la liberté religieuse.
Ce ne sont pas des questions qui peuvent être considérées comme allant de soi, lorsqu'il s'agit du monde islamique. Parce que la citoyenneté, dans l'Islam, est toujours liée à la foi que vous professez. Parce que, là où la loi islamique est comprise et appliquée littéralement, la conversion à d'autres confessions religieuses est encore considérée comme apostasie, et condamnée. Et parce que les actes de terrorisme ont souvent été justifiés dans le cadre du «mandat du jihad».
Ce ne sont pas des questions qui peuvent être considérées comme allant de soi, bien qu'il existe en Islam une voie pour surmonter ces notions, et même pour aller au-delà de l'application littérale du Coran. Cette voie a conduit à la Déclaration de Marrakech en 2015, à la Conférence de Beyrouth en 2016, à la Conférence internationale pour la paix du Caire en 2017, à la Déclaration d'Islamabad en 2018, et enfin à la Conférence sur la fraternité humaine dans les Emirats arabes unis.
L'un des principaux artisans de cette voie est le Conseil des Anciens, créé en 2014 et dirigé par Ahmed al Tayyib, Grand Imam d'al Azhar. Bien que tout le monde islamique ne soit pas sur cette voie, c'est de toute façon un début.

Il faut dire qu'en 2006, rares étaient ceux qui auraient pensé que des savants musulmans pourraient signer une déclaration comme celle d'Abu Dhabi. Pendant ces années, on craignait un dialogue avec l'islam, ou bien on le menait avec une sorte de complexe d'infériorité. On craignait d'expliquer au monde islamique la nature réelle des problèmes.
Puis, en 2006, avec la conférence de Benoît XVI à Ratisbonne, tout a changé.
La conférence a engendré une certaine tourmente, qui se répercute encore aujourd'hui. L'agitation s'est concentrée sur un extrait de la conférence, qui était une citation d'une citation disant que l'Islam n'avait rien fait d'autre que des choses violentes et mauvaises.
Cette citation n'était qu'une partie de la conférence, et Benoît XVI l'a utilisée pour lancer un autre grand sujet: celui de l'impossibilité de la foi sans la raison. Sa présence à l'université de Ratisbonne lui en a donné l'idée. Il avait enseigné la théologie dans cette université, et cela montrait, expliqua Benoît XVI, que «même face à un scepticisme aussi radical, il est encore nécessaire et raisonnable de soulever la question de Dieu à travers l'usage de la raison».
Dans la civilisation occidentale, critiquait Benoît XVI, la raison se détache de Dieu. Il pointait également du doigt la sécularisation des religions et contestait l'abandon de l'idée que «ne pas agir raisonnablement est contraire à la nature de Dieu».
La conférence n'était donc pas un exercice contre l'Islam, mais plutôt une mise en accusation du monde occidental, et à plus grande échelle de la radicalisation de la pensée religieuse, résultat du retrait de la raison.
Ce passage de la conférence est encore critiqué, parce qu'il n'est pas compris. Mais beaucoup l'ont compris. Il a été compris par les 138 musulmans qui ont envoyé une lettre ouverte à Benoît XVI “A common word” [une parole commune, cf. benoit-et-moi.fr/2008) qui a lancé un dialogue Musulmans-Catholiques inexistant auparavant.
Ce passage a également été compris par des intellectuels et par des pays. Quelques chiffres aident à l'expliquer. Benoît XVI a hérité d'un Saint-Siège ayant des liens diplomatiques complets avec 177 États. En sept ans de pontificat, le Saint-Siège a ouvert des relations diplomatiques avec le Monténégro (2006), les Émirats arabes unis (2007), le Botswana (2008), la Russie (2009), la Malaisie (2011) et le Sud Soudan (2013). Aucun de ces six États n'est catholique. Trois d'entre eux sont musulmans, deux orthodoxes et un autre est majoritairement anglican-méthodiste.
Parmi ces États, les Émirats arabes unis ont entamé, sous Benoît XVI, une voie de dialogue qui les a conduits à accueillir la conférence sur la fraternité humaine.
Benoît XVI a également façonné toute son activité diplomatique autour de la notion de vérité. La diplomatie de la vérité a été une gifle pour beaucoup. Et cela en fut aussi une pour l'Université d'Al Azhar, qui rompit les relations avec le Saint-Siège après la dénonciation par Benoît XVI de l'attentat d'Alexandrie en 2011, qui visait les églises des chrétiens coptes.
Les relations avec Al Azhar ont été rétablies en 2016. Mais ce n'est pas seulement parce que le dialogue s'est maintenu avec le Pape François. C'est aussi parce que le même Al Azhar a commencé à changer d'avis, et ce chemin a commencé sous Benoît XVI. La création du Conseil des Anciens, en 2014, peut également être considérée comme faisant partie d'une conversation qui, en fait, a commencé avec la conférence de Ratisbonne.
Benoît XVI a décrit les problèmes, a vu le danger venir et y a fait face. Le soulèvement des Printemps arabes a été incroyablement anticipé par un Synode spécial pour le Moyen-Orient en 2010. C'est ce qui ressort clairement de la lecture d'Ecclesia in Medio Oriente, l'exhortation post synodale que Benoît XVI a remise au Liban, lors du dernier voyage de son Pontificat.

Au cours de ces deux dernières années, le pape François a multiplié les contacts avec le monde musulman. Son approche est différente de celle du Pape Benoît XVI. Il ne pose pas son regard sur les grandes questions, mais encourage plutôt ce qu'on appelle la «culture de la rencontre». L'approche du pape François est pragmatique.
Même cette approche, ainsi que la sympathie accordée par avance à l'Église catholique dans ce dialogue, est l'aboutissement de cette âpre discussion qui remonte à plus de 10 ans. L'accusation portée contre Benoît XVI de ne pas respecter l'Islam vient en fait du monde séculier que Benoît XVI a critiqué.
Plus de dix ans après, il est devenu évident que le véritable enjeu est la sécularisation. Tout comme il est devenu clair que toutes les religions ont été frappées par la sécularisation, sans exception. Le sentiment religieux est vraiemnt en danger.
Benoît XVI l'a compris il y a des décennies. Il l'a écrit, l'a mis en lumière et l'a finalement dénoncé clairement dans la conférence de Ratisbonne. Une grande partie de cette conférence était consacrée au fait que la théologie était de plus en plus désincarnée de la raison.
La déclaration d'Abu Dhabi a réitéré le principe de la foi fondée sur la raison. Nous sommes finalement arrivés à la grande question. En fin de compte, lorsqu'il s'agit de vrais problèmes, Benoît XVI est toujours un point de référence. Même la diplomatie de la vérité est revenue sur scène lorsque le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux a publié, en août 2014, une déclaration contre Daesh.

Telles sont les raisons pour lesquelles le voyage du Pape François aux Émirats est la grande revanche de Benoît XVI, car il récolte les fruits d'un dialogue qui a commencé il y a longtemps, qui a été renforcé par des discussions raisonnables et soutenu par une forte identité religieuse.

Six ans après le renoncement historique de Benoît XVI, cependant, on peut dire que Benoît XVI et son pontificat n'ont absolument pas été compris, car il était vraiment plus grand que son temps, et il a identifié des tendances avant qu'elles n'apparaissent clairement.

Aujourd'hui, retraité sur la montagne, tenu en grande estime par le Pape François - qui a récemment souligné à nouveau son mérite dans la lutte contre les scandales d'abus sexuels - [ndt: en admettant que ce soit vrai, et surtout sans arrière pensée, ce dont il est permis de douter, tout le mérite en revient évidemment au Pape émérite!] Benoît XVI intercède pour l'Église. De cette position éloignée, malgré toutes les limites imposées par la situation actuelle, il peut commencer à voir s'épanouir une partie de son travail.

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