Bioéthique: glissement sémantique

Le fameux "changement de paradigme" s'invite aussi à l'Académie Pontificale pour la vie (27/6/2018)

Voilà que la bioéthique devient "globale" et perd son champ de compétence spécifique, s'étendant désormais à des thèmes qui touchent l'entière vie des hommes, et non plus seulement son début et sa fin, tels que la violence, la guerre, la pauvreté, l'esclavage, les inégalités économiques et la migration inévitable des peuples .

Et c'est ainsi qu'à petis pas, François (re)façonne l'Eglise. Sans bruit, parce que seuls des observateurs très attentifs et très avertis le remarqueront, et que cela se fait sur des sujets dont très peu ont conscience qu'ils nous concernent tous, donc dans l'indifférence générale.

(...) Des thèmes tels que l'avortement, l'euthanasie et la fécondation artificielle sont fortement diviseurs, autrement dit peuvent creuser des fossés entre croyants et non-croyants, ce qui n'est pas bon puisque la mission actuelle de l'Église est de construire des ponts au-dessus des fossés. Au lieu de creuser des fossés, mieux vaut enfouir les thèmes spécifiques de la bioéthique sous ceux d'une autre nature bien acceptée par tous. Une sorte d'occultation pastorale: couvrons cette nudité catholique si scandaleuse aux yeux du monde.

Au Vatican, entrée en scène de la mort de la bioéthique.


Tommaso Scandroglio
www.lanuovabq.it
27 juin 2018
Ma traduction

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L'Assemblée générale de l'Académie pontificale pour la vie tourne autour du concept de "bioéthique globale", entendant ainsi l'insertion de thèmes - pauvreté, migration, santé de l'enfant - qui n'ont rien à voir avec la bioéthique classique. Une manière d'affaiblir une matière qui divise, où les différentes conceptions anthropologiques s'affrontent. Mais si tout devient bioéthique, la bioéthique n'est rien.


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Lundi dernier, à la Salle de presse du Saint-Siège, il y a eu une conférence de presse pour la présentation de la XXIVe Assemblée générale de l'Académie pontificale pour la vie (Pav), qui se déroule ces jours-ci sur le thème "Bioéthique globale". A cette conférence de presse participaient Mgr Vincenzo Paglia, Président de la Pav, Mgr Renzo Pegoraro, Chancelier de la même Pav et le Dr Sandra Azab, responsable du Groupe des Jeunes Chercheurs de la Pav.
Au terme de la conférence de presse, le Saint-Père a pris la parole.

De nombreux points de grand intérêt ont été abordés par les intervenants, en même temps que des concepts largement partageables articulés autour de ces points. Mais, comme c'est souvent le cas, il y a un «toutefois».
Le pape François, se référant aux travaux de l'Assemblée, parle d'une «vision globale de la bioéthique» puis de «bioéthique globale». Des expressions qu'on peut apprécier, soit qu'on les considère en relation avec l'objet même de la bioéthique - volonté de n'exclure aucun argument bioéthique des trois jours d'étude de la Pav et de trouver des interconnexions entre les différents sujets - soit qu'on les considère d'un point de vue méthodologique - volonté de n'exclure aucune discipline scientifique ayant un certain rapport avec les questions de bioéthique.

Mais à la lecture des affirmations du pape François et des autres illustres orateurs, on découvre qu'à côté de ces deux significations, voilà qu'on privilégie une troisième acception, celle de "bioéthique globale": inclure dans l'objet matériel d'étude de la bioéthique des thèmes qui ne concernent pas la bioéthique, tels que la relation entre filiation et fraternité, la socialité, la violence, la guerre, la pauvreté, l'esclavage, les inégalités économiques et la migration inévitable des peuples.
Le terme "bioéthique" est entendu par le Pontife au sens littéral, et donc l'éthique de la vie concerne toutes les phases de l'existence humaine, pas seulement les phases initiales et finales - spécifiques à la bioéthique au sens classique - mais aussi les phases intermédiaires. La bioéthique devra donc s'occuper de la "vie enfant", de la "vie adolescente", de la "vie adulte", de la "vie vieillie et consumée" et même de la "vie éternelle". Évidemment, les enfants, les adultes, etc. peuvent être concernés par la bioéthique entendue au sens classique, mais accidentellement, pas essentiellement, non pas parce que, par exemple, l'adolescence est matière de bioéthique (elle peut l'être pour la pédagogie), mais parce que les adolescentes, en tout état de cause, peuvent aussi choisir de se faire avorter.

Le concept de bioéthique globale est expliqué par Mgr Pegoraro en ces termes: «Le Workshop (sic!) [l'atelier] ouvert à tous est consacré au thème de la "bioéthique globale" (‘global bioethics’), c'est-à-dire à la confrontation et au débat sur une réflexion bioéthique attentive aux processus de globalisation [/mondialisation] et à tous les facteurs qui affectent la vie et la santé des personnes. Tout est "interconnecté"». Comme preuve de ce renouveau de la discipline de la bioéthique, mardi, l'attention de la Pav s'est concentrée sur un thème spécifique qui, jusqu'à hier, avait peu de rapport avec la bioéthique: la santé maternelle et infantile.

Le lecteur attentif pourrait à juste titre objecter: et qui dit que la bioéthique ne peut pas s'occuper des migrants et de l'esclavage?
En réalité, chaque discipline scientifique est caractérisée par son objet matériel, autrement dit par "ce" qu'elle étudie. Nous avons donc les minéraux pour la minéralogie, la composition de la matière pour la chimie, les astres pour l'astronomie, le passé pour l'histoire, etc... De nos jours, l'objet de la bioéthique s'est configuré par la pratique des chercheurs. En d'autres termes, son objet n'a pas été décidé a priori de manière conventionnelle, par un accord entre tous les acteurs du domaine, mais a posteriori, en allant lire les études sur un sujet qui initialement selon certains, relevait de la seule déontologie médicale, et selon d'autres appartenait au domaine des sciences philosophiques, morales et juridiques, jusqu'à ce qu'on comprenne que ce sujet avait sa propre discipline d'étude autonome.

Mais quelle est cette matière, c'est-à-dire son objet bien spécifique? Laissons la parole aux experts.

. Commençons par le Cardinal Elio Sgreccia, étant donné que lundi, le Pape, dans sa salutation d'ouverture, a fait l'éloge de l'ancien président de la Pav. Sgreccia entend la bioéthique «comme l'éthique qui concerne les interventions sur la vie (...) et sur la santé de l'homme. Le père du néologisme "bioéthique", Van Rensselaer Potter, sur la couverture de son livre intitulé justement "Global Bioetichs" donnait cette définition de la bioéthique: «biologie combinée avec différentes sciences humaines structurant une science qui établit un système de priorités médicales et environnementales pour une survie durable [au sens qu'a aujourd'hui ce mot, cf. "développement durable"]».

. La bioéthique était comprise au sens global à la fois parce que, à la différence de ce qu'ont indiqué le Pape et Pegoraro, la sphère biologique s'intéressait à plus de secteurs de connaissance, et aussi en raison des retombées qu'une telle réflexion aurait à un niveau global.
Warren Reich, en revanche, a donné cette définition de la bioéthique : «étude systématique de la conduite humaine, dans le domaine des sciences de la vie et de la santé, examinée à la lumière des valeurs et principes moraux». En 1995, Reich inclura dans l'objet matériel de la bioéthique également les comportements sociaux et politiques, mais toujours en rapport avec la vie et la santé des personnes.

. Le Document d'Erice [du nom de la ville sicilienne où s'est tenue le symposium conclu par la rédaction de ce document?] de 1991 élargit la perspective jusqu'à inclure dans la bioéthique des interventions sur d'autres êtres vivants que l'homme, mais toujours en relation avec la vie de ce dernier.
Adriano Pessina élargit encore le champ d'action: «La bioéthique se pose comme conscience critique du développement technologique». L'objet matériel est donc tout ce qui est technologie.

. La bioéthique proposée par la philosophie analytique, en revanche, est non cognitiviste, c'est-à-dire qu'elle estime qu'une position véridique sur des questions telles que l'avortement et l'euthanasie est impossible et s'abstient donc de tout jugement (mais il s'agit déjà d'un jugement).

Si nous voulons trouver un plus petit dénominateur commun à toutes ces définitions, nous pourrions dire que la bioéthique traite des interventions humaines sur la vie biologique: avortement, euthanasie, fécondation artificielle, contraception, clonage, gestation pour autrui, expérimentation sur les embryons, robotique, etc. C'est cela, son objet matériel, certainement pas l'immigration et la pauvreté. Il est vrai que le périmètre du domaine de recherche de chaque discipline scientifique ne peut pas être tracé avec une règle, mais il est également vrai que si sur certaines questions il y a un doute pour décider si elles sont des sujets de bioéthique, sur d'autres, le doute n'est pas permis. Ainsi, l'objet de la minéralogie ne peut pas être le comportement des pingouins.

De plus, va pour l'interconnexion, va pour la globalité, mais entendues comme la mise en relation de davantage de matières propres à la bioéthique ou comme une approche multidisciplinaire mais sur ces mêmes matières spécifiques à la bioéthique. En revanche, l'objet formel de la bioéthique, c'est-à-dire la perspective d'investigation, est principalement donnée par la philosophie morale, laquelle est aussi appelée à examiner les données offertes par d'autres disciplines scientifiques: la médecine d'abord, puis la jurisprudence, la sociologie, la politique, etc.

Cela dit, nous nous posons une question: pourquoi ce nouveau concept pontifical de "bioéthique globale"? Pourquoi rattacher à la bioéthique des thèmes certes très importants, mais sans rapport avec son identité?

Essayons d'esquisser quelques réponses.
Tout d'abord, on pourrait émettre l'hypothèse que certains thèmes tels que la pauvreté et l'immigration sont considérés - à tort - comme plus importants que l'avortement et l'euthanasie. Et donc, on demande à l'Académie pontificale pour la vie de s'occuper d'eux, élasticisant ainsi le concept de "bioéthique".

En second lieu, l'avortement, l'euthanasie et la fécondation artificielle sont fortement diviseurs, autrement dit peuvent creuser des fossés entre croyants et non-croyants, ce qui n'est pas bon puisque la mission actuelle de l'Église est de construire des ponts au-dessus des fossés. Au lieu de creuser des fossés, mieux vaut enfouir les thèmes spécifiques de la bioéthique sous ceux d'une autre nature bien acceptée par tous. Une sorte d'occultation pastorale: couvrons cette nudité catholique si scandaleuse aux yeux du monde.

L'affaiblissement de la bioéthique passe donc par une liquéfaction de son identité, c'est-à-dire de ses particularités spécifiques: si tout est bioéthique, la bioéthique n'est rien. Nous ne sommes donc pas face à une bioéthique globale mais à la globalisation de la bioéthique, ce qui signifie la neutralisation de sa spécificité pour désamorcer précisément sa portée-dynamite. C'est sur des questions telles que l'avortement et l'euthanasie que la différence abyssale entre la vision anthropologique épousée par le sentiment commun et la pensée catholique est la plus évidente. La fécondation artificielle et la contraception sont un "test révélateur" [cartina tornasole, papier de tournesol, qui sert à déterminer si une solution est acide ou basique] extraordinaire pour comprendre le goufre existant entre l'orientation séculière et celle catholique sur la vision éthique de la vie - comprise bel et bien au sens global. Sur la pauvreté, au contraire, il est plus facile de chanter d'une même voix. Mieux vaut donc aplanir les différences. Et comment? En remisant au grenier les thèmes spécifiques de la bioéthique et en faisant accomplir par les bioéthiciens le travail de sociologues, psychologues, économistes, etc.

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