François: bilan d'un quinquennat (I)

Dans cet article paru en français dans le numéro de mars de la revue Catholica, le Père Scalese fait la synthèse d'un certain nombre de billets déjà publiés sur son blog: rassemblés, ils constituent un document précieux pour dresser un état des lieux de la situation de l'Eglise après 5 ans de pontificat Bergoglio (18/5/2018)

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Le site de la revue Catholica

 

Le Père Scalese nous offre sur son blog la version originale en italien: l'article a été traduit en français sur la revue Catholica. Faute d'accès à cette traduction, voici la mienne.

Toutes les citations et les évènements sont comme d'habitude soigneusement documentés, et renvoient à des notes que je n'ai pas reproduites ici (voir le texte original).
Les articles qui ont fait l'objet de cette synthèse ont été traduits dans ces pages:

Bilan d'un quinquennat et futures perspectives
Partie I


Père Giovanni Scalese CRSP
17 mai 2005
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction

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Le 13 mars 2018 marque le cinquième anniversaire de l'élection au trône pontifical de Jorge Mario Bergoglio. Le temps est peut-être venu de faire le point sur les cinq dernières années et d'essayer de prévoir d'éventuels scénarios futurs sur la base de la situation actuelle.

I. Bilan du quinquennat écoulé


Le pontificat actuel s'est ouvert dans le signe de la rupture avec le passé: le choix du nom «François» (jusqu'à présent jamais utilisé par les papes, mais largement chéri dans certains secteurs de l'Église), le refus des insignes pontificaux, l'utilisation presque exclusive de titre d'évêque de Rome ... tout laissait présager que ce serait un pontificat différent des précédents. Il semblait que les cardinaux, secoués par la fin inédite du pontificat de Benoît XVI et désireux de relanccer l'image de l'Eglise gravement compromise par les scandales, aient voulu donner avec le choix de Bergoglio le signal que quelque chose changeait.

La réforme de la Curie
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Dans l'esprit des cardinaux, il y avait certainement l'exigence d'une réforme de la Curie romaine; et un mandat à cet effet a probablement été donné au nouvel élu. Tant et si bien que, un mois après l'élection, le pape François «reprenant une suggestion apparue au cours des Congrégations générales précédant le Conclave, a formé un groupe de cardinaux pour le conseiller dans le gouvernement de l'Église universelle et pour étudier un projet de révision de la Constitution apostolique Bonus pastor sur la Curie romaine».

Le nouveau "Conseil des Cardinaux" (d'abord "C8", plus tard "C9") s'est réuni des dizaines de fois au cours de ces cinq années. Avec quels résultats? Selon le coordinateur du groupe, le cardinal Oscar Rodríguez Maradiaga, la réforme devait être prête en 2015. Nous sommes en 2018, mais très peu de changements ont été constatés. Les organismes économiques se ont multiplié - bien qu'à la fin, tout semble resté comme avant - et quelques méga-ministères (pour la communication; pour les laïcs, la famille et la vie; pour service du développement humain intégral) ont été constitués. Eh bien, pas exactement ce qui était attendu ...

Comment expliquer le flop? Tout d'abord, en prenant en compte la conviction de Bergoglio que les réformes structurelles ne devraient pas être mises à la première place. Dans l'entretien avec le père Antonio Spadaro au début de son pontificat, il déclare: «Les réformes organisationnelles et structurelles sont secondaires ... La première réforme doit être celle des attitudes» . A ce peu de conviction, il faut ajouter un caractère non adapté, reconnue par lui-même. Lors d'une rencontre avec la présidence de la CLAR, le 6 Juin 2013, le pape François aurait sereinement admis: «La réforme de la Curie est quelque chose qui a été demandé par presque tous les cardinaux dans les congrégations avant le conclave. Je l'ai demandé moi aussi. La réforme, ce n'est pas moi qui peux la faire, c'est une question de gestion ... Je suis très désorganisé, je n'ai jamais été bon pour cela. Mais les cardinaux de la commission la feront». Apparemment, le pape comptait avant tout sur ses collaborateurs. Il est légitime, cependant, d'émettre quelque doute sur la compétence de ces derniers, dénués comme ils l'étaient de toute expérience de la Curie, mais on dirait même, du bon sens le plus élémentaire (pensez, par exemple, à la proposition extravagante du cardinal Maradiaga de fusionner les trois tribunaux du Vatican, Pénitencerie, Rote et Signature).

La "réforme" de l'Église
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Compte tenu du manque d'engagement et des résultats décevants de la réforme de la Curie,le soupçon surgit que l'objectif principal du parti qui avait présenté la candidature de Bergoglio était plutôt la mise en œuvre d'un vieil aganda, qui n'avait pas rencontré un plein accueil dans le Concile et dans le post-Concile, notamment sur certains points: décentralisation et pouvoirs accrus aux conférences épiscopales, célibat sacerdotal, diaconat (et sacerdoce?) féminin, contraception, etc. Beaucoup des décisions prises pendant le pontificat actuel vont dans cette direction: constitution apostolique Magnum principium pour la décentralisation dans le domaine liturgique; convocation d'un synode spécial pour l'Amazonie, dans lequel sera soulevée la question de l'ordination sacerdotale des viris probati; constitution d'une commission pour étudier l'octroi éventuel du diaconat aux femmes; groupe d'étude sur l'encyclique Humanae vitae. Particulièrement significatif apparaît, dans ce contexte, le processus anormal et artificiel qui a été suivi pour la révision de la discipline matrimoniale: Consistoire extraordinaire (février 2014), assemblée extraordinaire du Synode des Évêques (octobre 2014), émanation de deux motu proprio sur les causes de nullité matrimoniale (août 2015), Assemblée ordinaire du Synode des évêques (octobre 2015), Exhortation apostolique Amoris Laetitia (mars 2016).

Le "changement de paradigme"
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Les interventions qu'on vient de mentionner ont été en général présentées comme expression de la "conversion pastorale" souhaitée par le pape François dans l'exhortation apostolique programmatique Evangelii gaudium . En soi, une simple "conversion pastorale" ne devrait pas porter atteinte la doctrine (et, en ce sens, les plus larges garanties n'ont pas manqué), mais seulement se préoccuper d'approcher les personnes. Le cardinal Walter Kasper a pourtant parlé à plusieurs reprises d'un véritable "changement de paradigme" : «Un changement de paradigme ne modifie pas la doctrine précédente; il l'insère toutefois dans un contexte plus large. Ainsi Amoris Laetitia ne change pas un iota de la doctrine de l'Église; et pourtant elle change tout. Le changement de paradigme consiste en ceci, qu'Amoris laetitia marque le passage d'une "morale de la loi" à la "morale de la vertu" de Thomas d'Aquin». Le cardinal Kasper semblerait ainsi délimiter la portée du «changement de paradigme»; en réalité, comme je l'ai souligné ailleurs, il s'agit d'une véritable «révolution»: «Alors que jusqu'à présent, pour orienter le comportement des fidèles, l'Église se limitait à présenter une doctrine abstraite (la loi morale), et ensuite chacun devait s'arranger avec sa propre conscience pour appliquer les normes morales générales à la situation concrète dans laquelle il vivait; à présent, l'Eglise est invitée à ne plus laisser les hommes faire leurs choix seuls, mais à accueillir, accompagner, discerner et intégrer ... alors qu'avant, c'était la doctrine qui guidait une vie morale, à présent cette tâche est confiée au discernement... Il est inutile de déclarer que la doctrine n'est pas modifiée, lorsqu'elle ne sert plus à diriger notre vie. Le changement de paradigme la rend complètement insignifiante».

Le développement doctrinal
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Arrivés à un certain point, cependant, on s'est aperçu qu'il n'est pas possible de continuer à répéter que la doctrine ne change pas, mais que ce sont les attitudes qui doivent changer. Il n'est pas possible de séparer théorie et praxis: dans l'Église, la pastorale a toujours été une expression de la doctrine: entre les deux, il y a une correspondance à double sens; si l'une change, inévitablement l'autre finit aussi par changer. C'est la raison pour laquelle on a commencé à parler ouvertement d'une "relecture" de la doctrine traditionnelle à la lumière des plus récentes acquisitions. A dire vrai, le pape François y avait déjà fait allusion dans son interview avec la Civiltà Cattolica. Partant de la célèbre affirmation de Vincent de Lérins sur le développement du dogme, le Souverain Pontife commentait: «Saint Vincent de Lérins fait la comparaison entre le développement biologique de l’homme et la transmission du depositum fidei d’une époque à l’autre : il croît et se consolide au fur et à mesure du temps qui passe. Ainsi, la compréhension de l’homme change avec le temps et sa conscience s’approfondit aussi. Pensons à l’époque où l’esclavage ou la peine de mort étaient admis sans aucun problème. Les exégètes et les théologiens aident l’Église à faire mûrir son propre jugement. Les autres sciences et leur évolution aident l’Église dans cette croissance en compréhension. Il y a des normes et des préceptes secondaires de l’Église qui ont été efficaces en leur temps, mais qui, aujourd’hui, ont perdu leur valeur ou leur signification. Il est erroné de voir la doctrine de l’Église comme un monolithe qu’il faudrait défendre sans nuance».

Mais c'est surtout à partir du discours prononcé à l'occasion du 25ème anniversaire de la publication du Catéchisme de l'Eglise Catholique qu'on a pu noter une plus grande insistance sur la nécessité d'actualiser la doctrine. Nous avons parlé à cette occasion d'un véritable "tournant" du pontificat. Dans son discours le Pape, partant de la constitution apostolique Fidei Depositum avec laquelle le Catéchisme avait été approuvé, affirmait: «Il ne suffit pas ... de trouver un nouveau langage pour dire la foi de tous les temps; il est nécessaire et urgent que, face aux nouveaux défis et perspectives qui s'ouvrent pour l'humanité, l'Eglise puisse exprimer les nouveautés de l'Evangile du Christ qui, bien que contenues dans la Parole de Dieu, ne sont pas encore venues à la lumière». Ce n'est donc pas seulement une question de langage (comme Jean XXIII l'avait dit en ouvrant le Concile Vatican II), mais d'une formulations explicite des contenus de l'Evangile pas encore pleinement apparus. Dans son discours, le Pape reprenait l'exemple de la peine de mort, déjà utilisé dans l'interview à la Civiltà Cattolica, pour montrer qu'il peut y avoir une évolution de la doctrine, qui doit également être prise en compte dans une possible - et, à ce qu'il semble, espérée - révision du Catéchisme de l'Église catholique. Comme nous le disions dans notre commentaire, la référence à la peine de mort nous semble plutôt un prétexte et pourrait cacher le propos de vouloir mettre à jour le Catéchisme sur d'autres points plus controversées (contraception, homosexualité, etc.).

Réactions aux réformes
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Contrairement au pontificat de Benoît XVI, la papauté du pape François a toujours bénéficié, dès ses débuts, de la faveur des moyens de communication. A part l'attitude des médias, qui, qu'elle soit positive ou négative, est en tout cas relative, nombreux sont ceux qui dans l'Eglise, en particulier parmi les pasteurs et parmi les fidèles, soutiennent, avec plus ou moins de conviction, les réformes du Pape François. Mais les opposition ne manquent pas.

A la Curie, il semble qu'il y ait beaucoup de mécontentements. Mais, plutôt que par des raisons de caractère doctrinal ou par les progrès de la réforme interne, ceux-ci sembleraient être provoqués par le style de gouvernement du Pontife, plutôt sans scrupule.

La "résistance"
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Plus ouvertes apparaissent les contestations aux actes du Pape dans le reste de l'Église. Ceux-ci, en plus d'être causés par le style de Bergoglio, dérivent surtout des nouveautés doctrinales qui ont été introduites ces dernières années. La dissidence, dans l'Église, a toujours existé: pour se limiter aux temps les plus récents, qu'on pense aux contestations ouvertes, y compris de la part d'épiscopats entiers, contre Paul VI, surtout après la publication d'Humanae Vitae; qu'on pense à l'opposition, plus déguisée (à cause de la popularité de ce pontife), à Jean Paul II; sans parler de la protestation insolente et préconçue de chaque acte de Benoît XVI, une contestation qui a fait penser à une véritable conspiration orchestrée contre lui. Actuellement, la dissidence apparaît plus spontanée, elle s'exprime surtout à travers internet et provient principalement des laïcs. Il est clair que le clergé - en particulier les évêques, pour des raisons évidentes - ne se compromet pas outre mesure. Les contestations les plus éclatantes qui ont eu lieu ces dernières années nous semblent être la Critique théologique de l'Exhortation apostolique Amoris Laetitia, envoyée aux Cardinaux en juillet 2016 par 45 théologiens, et la Correctio filialis de haeresibus propagatis, adressée directement au Pontife en août 2017.

Le pape François est parfaitement conscient de cette résistance à son Magistère. Dans la rencontre qu'il a eue avec ses confrères jésuites à Santiago du Chili, le 16 janvier 2018, il a dit : «Quand je réalise qu'il y a une vraie résistance, bien sûr, cela me déplaît.... Cela me déplaît encore plus quand quelqu'un s'enrôle dans une campagne de résistance... Je ne peux pas nier qu'il y en ait [des résistances]. Je les vois et les connais. Il y a des résistances doctrinales que vous connaissez mieux que moi. Pour ma santé mentale, je ne lis pas les sites web de cette soi-disant "résistance". Je sais qui ils sont, je connais les groupes, mais je ne les lis pas, simplement pour ma santé mentale. S'il y a quelque chose de très sérieux, ils m'informent pour que je sache.... C'est un déplaisir, mais il faut aller de l'avant... Quand je perçois des résistances, j'essaie de dialoguer, quand le dialogue est possible ; mais certaines résistances viennent de personnes qui croient posséder la vraie doctrine et vous accusent d'être hérétique. Quand dans ces personnes, par ce qu'elles disent ou écrivent, je ne trouve pas la bonté spirituelle, je prie simplement pour elles. J'éprouve du déplaisir, mais je ne m'attarde pas sur ce sentiment par hygiène mentale».

Les divisions
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La situation qui s'est créée a provoqué de profondes divisions dans l'Église, entre ceux qui ont pris fait et cause pour les nouveautés actuelles et ceux qui préféreraient une approche plus modérée, sans rompre avec la tradition. Les divisions les plus préoccupantes sont celles au sein de l'épiscopat, qui se sont manifestées à la suite de la publication d'Amoris laetitia : certaines conférences épiscopales, nationales ou régionales, ont donné une interprétation large de l'exhortation apostolique; d'autres, une interprétation plus restrictive. Évidemment, ces divisions créent de la confusion entre le clergé et les fidèles. Certains en viennent à parler de schisme. Le Pape Bergoglio semble pleinement conscient du risque de fracture dans l'Église. En 2016, le correspondant de Spiegel rapporte la confidence faite par le Pape à certains de ses collaborateurs : «Il n'est pas exclu que je passe à l'histoire comme celui qui a divisé l'Eglise catholique».


à suivre

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