Gilets jaunes: la France peut-elle exploser?

Partant du glissement de l'"aristocratie" aux (prétendues) "élites", Roberto de Mattei, en historien qu'il est, propose une lecture "méta-historique" d'un mouvement acéphale, mais double: la convergence momentanée de ses "deux âmes" peut-elle conduire à une explosion? (15/12/18)

>>> A propos des élites, voir aussi cette réflexion du P. Scalese (20/9): Vers une Eglise plus synodale? Chiche!

Les deux âmes des gilets jaunes


Roberto de Mattei
www.corrispondenzaromana.it
12 décembre 2018
Ma traduction

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La marche arrière de la République en Marche d'Emmanuel Macron face à l'avancée des "gilets jaunes" nous fait comprendre l'importance de la protestation qui a explosé en France ces dernières semaines.

La première cible de la protestation, c'est l'arrogant président français qui, dans son discours à la nation le 10 décembre, a dû admettre l'échec de sa politique. Mais Macron est l'incarnation du pouvoir technocratique européen et son échec est aussi celui de la cage économique et sociale imposée à la France par les eurocrates. Les vainqueurs politiques du bras de fer sont, pour l'instant, les partis politiques vaincus lors des élections présidentielles de 2016.

Le Rassemblement National de Marine Le Pen et La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui avaient totalisé 47% des voix au premier tour contre 24% pour Macron et qui avaient été battus au second tour, prennent aujourd'hui leur revanche. Le mot d'ordre de ces partis, comme l'a rappelé Eric Zemmour, était «souveraineté»: «Souveraineté de la nation et souveraineté du peuple. Souveraineté de la nation contre l'oligarchie européenne. Souveraineté du peuple contre les élites françaises qui l'ont bradée» (Le souverainisme à deux visages, "Le Figaro", 6 mai 2016).

Aujourd'hui, selon les sondages, l'appel à la souveraineté est partagé par plus de 60% des Français, comme c'est le cas en Italie, où un pourcentage tout aussi fort d'électeurs soutient le gouvernement du Premier ministre Giuseppe Conte. De nombreux observateurs ont souligné les similitudes entre les revendications des gilets jaunes et la coalition de gouvernement "Ligue-Cinq Étoiles". Les premiers sont dans l'opposition et les seconds au gouvernement, mais les élections européennes approchent à grands pas et pourraient changer l'horizon politique, à commencer par la France.

Un autre mot résonne à côté du mot de souveraineté: «populisme». La bipolarité traditionnelle gauche-droite semble être remplacée par la dichotomie entre les peuples et les élites. La nouvelle opposition dialectique est théorisé à la fois par l'ancien conseiller de Trump, Steve Bannon, et par le politologue cher à Poutine Alexandre Douguine, qui a proclamé: «Aujourd'hui il n'y a plus ni droite ni gauche: seulement les personnes contre l'élite. Les gilets jaunes créent une nouvelle histoire politique, une nouvelle idéologie».
Mais la dichotomie gauche-droite est-elle vraiment finie? Et la nouvelle dialectique entre le peuple et les élites constitue-t-elle une véritable alternative à la précédente?

Du point de vue historico-politique, les deux concepts naissent avec la Révolution française, qui a marqué la fin de la civilisation chrétienne et l'émergence d'un espace politique «profane». Quand les États généraux se réunissent à Versailles en 1789, l'État monarchique français est caractérisé par une structure sociale tripartite. Au sommet se trouvent le clergé et la noblesse, à la base le Tiers-État.

Après la dissolution des États Généraux, les défenseurs du Trône et de l'Autel se placent à la droite de l'Assemblée nationale et les libéraux et républicains à gauche. Les premiers défendent les classes supérieures, les seconds le peuple, qui est «en bas». Les deux métaphores, la verticale et l'horizontale, s'entrecroisent. Tout au long de son histoire, c'est toujours la gauche qui a fait du peuple le sujet exclusif de la vie politique de la nation, proposant une conception de la souveraineté opposée à celle traditionnelle. Pour Rousseau et pour l'abbé Sieyés, pères intellectuels de la Révolution française, la souveraineté réside infailliblement dans le peuple qui ne peut en aucune façon aliéner son pouvoir, le déléguer, le partager.

Un historien connu comme George Mosse (1918-1999) a souligné comment les "cultes" aberrants de la Révolution française n'étaient rien d'autre que la répétition générale du culte de la «volonté générale» de la part des totalitarismes modernes. L'histoire, cependant, n'a jamais été écrite par le peuple, mais toujours par les minorités. Les minorités ont fait la Révolution française et le Risorgimento italien : une minorité a fait la Révolution bolchevique, une minorité a fait la Révolution bolchevique, une minorité a fait Soixante-huit et une minorité dirige le mouvement apparemment acéphale des gilets Jaunes.

Le rôle des minorités dans la gouvernement de la société a été souligné par tous les grands maîtres de la pensée politique, de Platon à Aristote jusqu'à l'école moderne de science politique, fondée en Italie au début du XXe siècle avec Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto, Roberto Michels. En étudiant la politique comme une "science", cette ligne de pensée a illustré comment, dans toutes les sociétés humaines, la direction politique de la société est toujours affirmée par une minorité organisée, qu'ils appellent élite.

Le mot «élite» est la transcription moderne d'«aristocratie» qui signifie, étymologiquement, "gouvernement des meilleurs". Quand une classe dirigeante devient corrompue, d'élite, elle se transforme en une oligarchie, financière, partisane ou autre, mais toujours caractérisée par le fait de poursuivre égoïstement des intérêts personnels ou collectifs.

Au contraire, l'élite est une classe dirigeante qui subordonne ses propres intérêts à ceux du bien commun de la Nation. Ce qui caractérise une élite, comme le souligne Plinio Corrêa de Oliveira, c'est la volonté de sacrifier ses propres intérêts pour servir le bien commun, qui est le plus grand intérêt de la société. Pie XII l'appelle à être «une élite non seulement du sang et de la lignée, mais encore plus des oeuvres et des sacrifices, des actions créatrices au service de toutes les communautés sociales» (Discours au Patriciat et à la Noblesse Romaine du 11 janvier 1951).

Après la chute des totalitarismes, communiste et nazi, la démocratie représentative, apparemment vainqueur, va vers son effondrement définitif. Ce qui s'est en effet passé au cours des deux derniers siècles, et qui s'est accentué au cours des vingt dernières années, est un processus de «pyramidisation» de la société qui a vu de nouvelles oligarchies remplacer les élites traditionnelles.

En 1995 est paru un essai posthume de Christopher Lasch (1932-1994) sur "La révolte des élites et la trahison de la démocratie" (The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy), dans lequel l'historien américain accuse la nouvelle élite d'avoir trahi les valeurs de l'Occident, s'enfermant dans un environnement artificiel et globalisé, loin des vrais problèmes de la société.

L'antiélitarisme qui caractérise aussi la pensée de Noam Chomsky est pourtant un cheval de bataille de la gauche. Yves Mamou, dans Le Figaro du 4 décembre, affirme que les gilets de jaunes ne sont pas une Révolution, mais un mouvement de «Restauration nationale» contre la Révolution imposée depuis 30 ans par les élites politiques, économiques et administratives. L'analyse est juste si elle se réfère à une [unique] âme de la protestation: mais cette protestation a au moins deux âmes: une de droite et une de gauche. La première incarne la France réelle, la France des paysans, des artisans, des commerçants, de ceux qui exercent un métier, des militaires; la France de la richesse réelle, qui est avant tout une richesse morale, car elle est fondée sur le sacrifice et sur un patrimoine de valeurs communes.
La deuxième est la France de la haine sociale, qui descend directement de la Révolution française. Son rêve est celui de la démocratie directe, des Jacobins, des anarchistes et des trotskystes, qui cherchent à se venger de l'échec de l'Etat bureaucratique marxiste-léniniste.
Deux âmes qui se rejoignent dans une rue (*) «souverainiste» et «populiste», mais face à laquelle une autre rue aiguise ses armes dans l'ombre.

Les immigrants de première, deuxième et troisième génération sont restés absents d'une révolte dont l'un des objectifs est aussi le rejet de l'immigration, mais ils ne resteront pas silencieux longtemps. Dans le futur, le scénario dont les gilets jaunes sont les protagonistes semble destiné à se superposer à celui évoqué par Laurent Obertone dans son roman visionnaire Guerilla: Le jour où tout s'embrasa (2016).

Alors que la Ve République montre sa vulnérabilité, il y a désormais deux rues prêtes à exploser en France: la multiculturelle et la souverainiste-populiste. Et si la France explose, l'Europe explose.

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NDT
(*) Le texte italien dit "deux places". L'équivalent italien de notre "descendre dans la rue" est "scendere in piazza" (=descendre sur la place)

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