Le cardinal Müller s'explique (I)


Longue interview à l'hebdomadaire allemand "Die Zeit", traduite par Isabelle. Première partie (1er/1/2018)

«JE SUIS UN PRÊTRE, PAS UN COURTISAN!»


Gerhard Ludwig Müller a été le deuxième en rang du Vatican. Benoît l’avait fait venir pour lui confier cette charge. François a mis un terme à son mandat. Une conversation avec l’ancien préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur sa difficile relation avec le nouveau pape, sur le pouvoir et la perte du pouvoir.

Interview par Evelyn Finger
Die Zeit
27 décembre 2017
Traduction par Isabelle


DIE ZEIT : Eminence, puis-je vous demander comment vous avez passé la nuit de Noël ?

Gerhard Ludwig cardinal Müller: La nuit de Noël, j’étais évidemment à Saint-Pierre. A part cela, nous avons lu, dans la communauté où je vis, l’Evangile de la Naissance du Christ, nous avons prié et chanté des chants de Noël selon la bonne tradition allemande.

ZEIT : Avez-vous aussi prononcé vous-même une homélie pendant la période de Noël ?

Müller : Depuis des années, le lendemain de Noël, je suis invité à la messe au Campo Santo Teutonico, avec une assemblée allemande. Le thème de l’homélie de ce jour est le martyre de saint Etienne, le premier martyr de l’histoire de l’Eglise. Noël, ce n’est pas seulement du romantisme et une ambiance particulière ; Noël indique aussi la croix du Christ qui s’approche, alors même qu’il est cet enfant nouveau-né couché dans la crèche.

ZEIT : Peu avant Noël, le pape a de nouveau sonné les cloches à la curie. S’il a fait l’éloge de ses collaborateurs fidèles et expliqué le sens spirituel profond de sa réforme de la curie, il a aussi fustigé ceux qui s’y opposaient. Il s’en est pris, entre autres, aux ecclésiastiques haut placés « qui se présentent comme des martyrs, lorsqu’ils ont été délicatement écartés du système ». – On a aussitôt fait le rapport avec vous. Vous êtes-vous senti visé ?

Müller : Certainement pas. Parce que je ne me suis pas présenté comme un martyr et que je n’ai pas été « délicatement » éloigné du « système » – lequel et de qui ? Un chrétien devient martyr par l’assistance de l’Esprit-Saint et pas en se présentant lui-même comme tel. Par mon baptême et ma confirmation, j’appartiens à l’Eglise de Jésus-Christ et pas à un quelconque système fait par des hommes.

ZEIT : Après que le pape vous a fait savoir en juillet que votre mandat ne serait pas prolongé, vous auriez, dit-on, critiqué sa manière d’agir. Est-ce juste et, si oui, qu’est-ce qui vous a dérangé ?

Müller : Il ne s’agissait pas de moi. J’ai voulu protéger trois des meilleurs collaborateurs de ma congrégation, qui ont été licenciés stante pede sans motif déclaré. Si on considère cela comme inacceptable ou imprudent, tant pis ! Je suis prêtre et pas courtisan. Basta !

ZEIT : Dans son discours de Noël à la curie, François a mis en garde contre les intrigues et a parlé d’« une logique du complot ». Etait-ce justifié ?

Müller : J’ignore, s’il était question de faits réels ou d’abstractions. En tout cas, intrigues et complots sont incompatibles avec l’honneur professionnel d’un ecclésiastique.

ZEIT : Plusieurs collaborateurs de la curie trouvent peu charitable que le pape les malmène avant la fête de Noël. Qu’avez-vous pensé du discours ?

Müller : Qui suis-je pour tout commenter ? En aucun cas, je n’aimerais que la presse allemande fasse de moi le portrait d’un adversaire du pape. J’étais présent et je n’ai pas oublié le souhait du pape demandant que l’on prie pour lui.

ZEIT : Avez-vous été surpris lorsque le pape François, durant l’été 2017, au terme de votre mandat de cinq ans, ne l’ait pas prolongé ?

Müller : Oui, vu l’absence d’indication de raisons tant objectives que subjectives.

ZEIT : Votre congrégation a été souvent âprement critiquée. N’y a-t-il pas aussi quelque chose que vous êtes soulagé d’avoir laissé derrière vous en même temps que votre charge de préfet ?

Müller : Dans une telle charge, le ressenti personnel ne compte pas ; ce qui importe c’est de remplir les devoirs liés à la charge. Que ce soit agréable ou pas, j’ai dirigé la Congrégation dans un esprit de service envers le magistère du pape.

ZEIT : Vous êtes originaire de Mayence et vous avez été longtemps évêque de Ratisbonne. Êtes-vous à présent de nouveau plus en Allemagne qu’à Rome ?

Müller : En tant que cardinal, à Rome, j’ai toujours une responsabilité un niveau de l’Eglise universelle. Je fais partie du Sacré-Collège, le sénat du pape et suis un membre actif de plusieurs congrégations de la curie. En plus, je reçois, du monde entier, trop d’invitations à contribuer à des publications scientifiques, des conférences et des colloques pour que je puisse les honorer toutes. Cela n’empêche : l’Allemagne reste ma patrie, où j’ai le plus de liens de famille et d’amitié. C’est tout à fait naturel. Mais je n’y remplis pas de mission spécifique dans l’Eglise.

ZEIT : Votre devise épiscopale est : Dominus Jesus – qui renvoie à un passage de la Lettre aux Romains et à un texte du pape Benoît. Qu’est-ce que cela signifie : Jésus est le Seigneur ?

Müller : Cette expression constitue la plus ancienne profession de foi chrétienne dans l’église primitive de Jérusalem. Jésus est reconnu comme « le Seigneur ». Dans l’Ancien Testament, Dieu se révèle comme « le Seigneur ». Il libère son peuple de l’esclavage de l’Egypte ; il conclut avec lui l’alliance du salut. La puissance de Dieu se manifeste dans le salut et la libération de son peuple élu. Appliquer à Jésus ce titre réservé à Dieu seul montre la spécificité de la foi chrétienne : en Jésus, le Messie, le royaume et la seigneurie de Dieu sont présents. Il libère l’homme des entraves de la maladie, de l’isolement, de la marginalisation. Il nous sauve du désespoir d’une vie sans espérance. Il nous apporte, comme on le lit dans la Lettre aux Romains, « la liberté et la gloire des enfants de Dieu ».

ZEIT : Vous étiez le gardien de la doctrine de la foi en un temps de rapides transformations sociales. La doctrine peut-elle se transformer ?

Müller : Toute la question est de savoir ce qu’on entend par « transformations ». Il y a une croissance de la foi et un approfondissement dans la manière dont on comprend la doctrine – parce que, au cours de l’histoire de l’Eglise, elle rencontre différentes cultures et philosophies. Ce que l’on ne peut pas entendre par « transformation », c’est une dilution de la confession de foi ou un rabais de l’éthique chrétienne. Le christianisme consiste à marcher à la suite du Seigneur crucifié et ressuscité. Il ne peut pas être réduit aux commodités d’une religion civile.

ZEIT: Le pape François utilise volontiers l’expression « Ecclesia semper reformanda », que les protestants revendiquent pour eux-mêmes. Rome deviendrait-elle aujourd’hui évangélique ?

Müller: En effet, l’expression vient du protestantisme et signifie la correction de la doctrine et des pratiques cultuelles que les réformateurs jugent en contradiction avec la parole de Dieu dans la Bible. Mais dans la conception catholique, au contraire, l’Esprit-Saint préserve l’Eglise de toute contradiction de sa doctrine avec la parole de Dieu. Cependant, nous, comme chrétiens, nous devons toujours, à titre individuel, nous laisser corriger dans notre vie spirituelle et morale. Nous devons toujours nous remettre sur le chemin de la conversion et du renouveau. L’Eglise, comme groupe humain, peut naturellement aussi faillir à sa tâche : devant les défis de le vie spirituelle et culturelle, les bouleversements sociaux, des développements politiques dangereux. Ici, un retour critique sur soi-même est nécessaire. Malheureusement, nous, les hommes, nous apprenons seulement de l’histoire profane et de l’histoire de l’Eglise à condamner l’échec de nos pères, pas à éviter nos propres erreurs.

ZEIT: Vous-même, sous le nouveau pontificat, avez souvent été attaqué en tant qu’antipode conservateur de François. Voyez-vous les choses ainsi ?

Müller : Par principe, je ne suis pas un antipode du pape. Et je ne proviens absolument pas d’un courant idéologique, qu’on l’appelle conservateur ou progressiste, de droite ou de gauche. Cette division de l’humanité en deux camps, que ce soit en fonction de visions du monde, de religions ou de partis politiques, n’est rien d’autre qu’une offense à la raison. Nous avons l’intelligence pour distinguer, argumenter, échanger. Ce n’est qu’ainsi que nous arrivons finalement à un jugement droit. Le plus grand savant dans sa propre discipline peut aujourd’hui, malgré toute sa science, être facilement disqualifié, si l’un ou l’autre dilettante l’accule à droite ou à gauche. L’absurdité de ce classement en tiroirs se révèle aussi quand on fait du stalinisme un marxisme orthodoxe, alors que l’Eglise orthodoxe en était la victime. Le pape François n’est ni libéral ni conservateur et il n’a pas besoin d’adversaire, ni conservateur ni progressiste.

A suivre

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