La pensée de Benoît expliquée par son secrétaire

Hier soir 11 mai, Mgr Gänswein a présenté devant le Sénat italien le recueil de textes de Joseph Ratzinger/Benoît XVI qui vient de sortir sous le titre "Libérer la liberté. Foi et politique dans le troisième millénaire". Ma traduction. (12/5/2018)

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Un inédit de Benoît XVI

>>> Ci-contre: Georg Gänswein et le président du parlement européen Antonio Tajani (un proche de Silvio Berlusconi), qui participait à l'évènement.

 

Ratzinger, un Pape émérite avec le regard sur l'Occident et sur l'Europe


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11 mai 2018
Ma traduction

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Avant de devenir le Pape Benoît XVI, Joseph Ratzinger a grandi en tant qu'allemand, et peut-être encore plus, en tant que bavarois. Cependant, à cause de ses origines familiales, quand il était enfant, son regard se tournait toujours vers Salzbourg, vers l'Autriche, en ayant sous les yeux la culture de l'ancienne maison des Habsbourg, peut-être même en pensant à sa grand-mère du Sud-Tyrol [*], aujourd'hui italien. Franchir les frontières est une caractéristique de sa vie, avec toujours en toile de fond l'horizon infini du catholicisme. Ainsi, depuis son enfance, sa patrie politique n'a pas été représentée par des frontières, mais par l'Occident dans son ensemble, même à l'époque où la fureur déchaînée du totalitarisme tentait de plonger notre continent dans l'abîme.

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que l'Europe soit très vite devenue la passion politique du jeune érudit. Il n'est pas non plus surprenant que le jeune Joseph Ratzinger ait été fasciné par Konrad Adenauer et par la politique déterminée avec laquelle le premier chancelier de l'Allemagne de l'après-guerre - contre toutes les flatteries et les promesses de l'Union soviétique et après la «césure de civilisation» de l'Allemagne sous les national-socialistes - imposa à nouveau l'ancrage de la nouvelle République fédérale au système de valeurs libérales, propre à l'histoire judéo-chrétienne et à l'Occident latino-occidental.

C'est seulement ici, dans cette histoire - comme Joseph Ratzinger le reconnut bientôt - que le Dieu de Jacob était connu non pas comme le Dieu qui se met en colère, mais d'abord et avant tout comme celui qui aime, qui ne contraint pas les hommes, mais qui cherche à les conquérir. C'est seulement ici, dans ce seul espace culturel, qu'on a donc découvert, développé et défendu cette incomparable «Liberté du chrétien» dont parlait Luther il y a 500 ans et qui avait déjà animé saint Columban mille ans plus tôt: cette conscience que «Si tollis libertatem, tollis dignitatem», des mots qui ornent encore la chapelle de saint Colomban placée dans les fondations de la basilique Saint-Pierre. «Si tu ôtes la liberté, tu ôtes la dignité» fut la devise qui guida le grand missionnaire irlandais du sixième siècle. En ce lieu - dans les «Grottes» sous l'autel papal, dans la Confessio (Confession de Saint Pierre) que le Bernin édifia au-dessus de la tombe de Pierre, Prince des Apôtres - les paroles de Colomban font donc, d'une certaine manière, partie intégrante des fondements de la papauté. Ce fut dans cet esprit que les moines pèlerins irlandais du VIe siècle christianisèrent l'Europe occidentale, la refondirent presque, parmi les migrations des peuples: de cela, Joseph Ratzinger fut immédiatement persuadé. Ainsi, le beau titre du livre «Libérer la liberté» pourrait presque être considéré comme un cantus firmus (mélodie servant de base à une polyphonie) dans la vie de Joseph Ratzinger/Benoît XVI.

Parce que le Pape qui provenait de l'Allemagne comme homme, penseur et professeur, mûrit d'une certaine manière «au temps catholique» de l'après-guerre: au temps où Erich Przywara, le maître de Josef Pieper, concevait son ouvrage "L'idée de l'Europe", et où Konrad Adenauer, Robert Schuman et Alcide De Gasperi prirent le risque d'entreprendre une refondation de l'Europce à partir de ses ruines, ou plutôt de l'héritage de l'Occident carolingien. C'est à cette époque que le jeune homo historicus Joseph Ratzinger, très tôt extrêmement cultivé, devint presque naturellement homo politicus. Son idée la plus politique coïncidait déjà avec le concept théologique le plus important du jeune prêtre: en d'autres termes la «vérité», qu'il inséra plus tard dans la devise de ses armoiries archiépiscopales, dans laquelle il exprime le désir de conquérir les coopérateurs précisément de cette vérité. Parce que «si nous nous détachons du concept de vérité, nous nous détachons des fondements», expliquait-il en février 2000 à son biographe Peter Seewald, lors d'un séjour sur la fatidique montagne de l'Europe, Montecassino, la maison mère des abbayes de Saint Benoît; et il continuait: «Son feu est l'une des paroles les plus significatives de Jésus sur la paix, mais en même temps elle montre quelle charge conflictuelle a une paix authentique. Combien la vérité vaut la souffrance et même le conflit. Il montre que l'on ne peut pas accepter les mensonges pour "vivre tranquilles". Plus personne n'a le courage de dire que ce que la foi dit est vérité».

Chercher la vérité et se battre pour elle est ainsi devenue le fil rouge de la vie de Joseph Ratzinger et de Benoît XVI car, il en est convaincu, elle n'est pas une vérité que l'on peut «avoir ou posséder», mais dont on peut seulement s'approcher: en effet, pour la foi des chrétiens et selon leur compréhension de la vérité, elle est devenue une personne: en Jésus-Christ, dans lequel Dieu a montré son visage. C'est cette conviction qui a conduit le théologien catholique à devenir un interlocuteur particulièrement respecté de Jürgen Habermas, le grand philosophe allemand qui se déclare «dépourvu d'oreille religieuse», et avec lequel il a néanmoins convenu que le modèle judéo-chrétien de l'homme fait à l'image de Dieu détermine le noyau essentiel de l'Europe.
De ce «sécularisme théologiquement fondé» - qui, pour Josef Pieper, caractérise notre monde occidental - le constitutionnaliste Ernst-Wolfgang Böckenförde devait plus tard tirer la célèbre conclusion selon laquelle «l'Etat libéral sécularisé vit sur des prémisses qu'il ne peut pas garantir».

Le croyant et le non-croyant se rencontreraient et pourraient le faire ici, «dans ce doute», qu'ils partagent chacun à leur manière, affirmait Ratzinger des décennies plus tôt, dans son "Introduction au christianisme" d'il y a cinquante ans. Et pourtant, dans l'espace culturel de l'Europe, la rencontre entre croyants et non-croyants est possible non seulement dans le doute, mais aussi dans la vérité, comme en témoigne encore une fois le dialogue entre Ratzinger et Habermas contenu dans le livre que nous présentons aujourd'hui. C'est pour cette raison que le Pape Benoît XVI entendit également souligner avec beaucoup de clarté les frontières de cet espace culturel unique par rapport à toutes les autres cultures, comme il l'a fait avec intrépidité le 12 septembre 2006 dans son fameux «Discours de Ratisbonne». En ce sens, il souligna combien l'affirmation décisive de l'argumentation de l'empereur Manuel II contre la conversion par la violence fut, en partant justement de son image chrétienne de Dieu, celle selon laquelle «ne pas agir selon la raison, ne pas agir avec le logos, est contraire à la nature de Dieu». Et il concluait : «C'est à ce grand logos, à cette immensité de la raison, que nous invitons nos interlocuteurs dans le dialogue des cultures».

Quand, dans la Préface du livre, le Pape François souligne que ces textes, ainsi que l'Opera omnia de son prédécesseur, «peuvent nous aider tous à comprendre notre présent et à trouver une solide orientation pour le futur», les mots incisifs prononcés par Benoît XVI pour la défense de la loi naturelle le 22 septembre 2011 devant les parlementaires de la République fédérale d'Allemagne réunis dans le bâtiment du "Reichstag" me sont venus presque spontanément à l'esprit. Avec eux, je conclurai mon bref discours :

«'Enlève le droit – et alors qu’est ce qui distingue l’État d’une grosse bande de brigands?' a dit un jour saint Augustin», expliquait alors le Pape Benoît aux parlementaires, en professeur qu'il a toujours été. Et il poursuivait: «Nous Allemands, nous savons par notre expérience que ces paroles ne sont pas un phantasme vide. Nous avons fait l’expérience de séparer le pouvoir du droit, de mettre le pouvoir contre le droit, de fouler aux pieds le droit, de sorte que l’État était devenu une bande de brigands très bien organisée, qui pouvait menacer le monde entier et le pousser au bord du précipice. Servir le droit et combattre la domination de l’injustice est et demeure la tâche fondamentale du politicien. Dans un moment historique où l’homme a acquis un pouvoir jusqu’ici inimaginable, cette tâche devient particulièrement urgente. L’homme est en mesure de détruire le monde. Il peut se manipuler lui-même. Il peut, pour ainsi dire, créer des êtres humains et exclure d’autres êtres humains du fait d’être des hommes. Comment reconnaissons-nous ce qui est juste? Comment pouvons-nous distinguer entre le bien et le mal, entre le vrai droit et le droit seulement apparent?».
(w2.vatican.va).

La requête du sage du roi Salomon au Dieu de Jacob - «Accorde à ton serviteur un cœur docile afin qu'il sache rendre justice à ton peuple et distingue le bien du mal» (1 Rois 3:9) - reste donc décisive pour les tâches et les défis que les politiciens et les politiques sont aujourd'hui appelés à affronter; car ce «moment historique» dont le Pape émérite a parlé il y a six ans à Berlin n'est pas encore terminé.

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NDT
[*] Haut Adige: cette origine familiale explique pourquoi c'est là, au séminaire de Bressanone, que Joseph Ratzinger passait ses vacances, là qu'il a eu avec Vittorio Messori le long entretien qui a donné naissance au célébre "Rapport Ratzinger" - traduit en Français sous le titre "Entretien sur la foi" -, là, enfin, qu'il a fait un bref séjour estival, en juillet 2008

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