L'expérience Benoît XVI

A quelques jours du cinquième anniversaire de la renonciation de Benoît XVI, Damian Thompson revient sur les problèmes qu'elle continue de poser, et s'interroge sur les relations qui peuvent exister entre l'"émérite" et son successeur (3/2/2018)

Ce dernier point (malicieusement émaillé de petites piques envers François) est de loin la partie la plus intéressante de son analyse irrévérencieuse... qu'il est permis de ne pas partager - du moins en entier.

L'expérience Benoît XVI

Cinq ans après, sa démission continue de choquer.


Damian Thompson
The Catholic Herald
1er février 2018
Ma traduction

* * *

Dans la matinée du 11 février 2013, les cardinaux réunis dans le Palais apostolique du Vatican s'agitaient sur leurs sièges, attendant que le pape Benoît XVI conclue l'affaire relativement banale de l'annonce de trois canonisations.
Puis Benoît a dit qu'il avait quelque chose d'important à annoncer:

Quapropter bene conscius ponderis huius actus plena libertate declaro me ministerio Episcopi Romae, Successoris Sancti Petri, mihi per manus Cardinalium die 19 aprilis MMV commissum renuntiare ita ut a die 28 februarii MMXIII, hora 20, sedes Romae, sedes Sancti Petri vacet et Conclave ad eligendum novum Summum Pontificem ab his quibus competit convocandum esse.


Les mâchoires de ceux des cardinaux ayant une bonne maîtrise du latin se sont ouvertes. D'autres ont compris à moitié ce qu'il avait dit, mais pensé qu'ils avaient dû mal entendre. Après quelques chuchotements embarrassés, l'incroyable nouvelle est arrivée.
Le Pape venait de démissionner - oui, démissionner - et convoquait un conclave pour élire son successeur. Pourquoi? Le monde a dû attendre quelques minutes avant que les traductions de tout son discours ne déferlent:

Après avoir examiné ma conscience devant Dieu, à diverses reprises, je suis parvenu à la certitude que mes forces, en raison de l’avancement de mon âge, ne sont plus aptes à exercer adéquatement le ministère pétrinien. Je suis bien conscient que ce ministère, de par son essence spirituelle, doit être accompli non seulement par les œuvres et par la parole, mais aussi, et pas moins, par la souffrance et par la prière. Cependant, dans le monde d’aujourd’hui, sujet à de rapides changements et agité par des questions de grande importance pour la vie de la foi, pour gouverner la barque de saint Pierre et annoncer l’Évangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère qui m’a été confié.
(w2.vatican.va)


Le 28 février à 20h, le siège de Pierre serait vacant. Benoît XVI ne serait plus pape mais «servirait la sainte Église de Dieu par une vie consacrée à la prière». Il vivrait dans le monastère de Mater Ecclesiae, à l'intérieur du Vatican, autrefois occupé par des religieuses cloîtrées. On s'attendait à ce que l'ex-pape maintienne un silence presque trappiste pendant une brève retraite.

Cinq ans plus tard, il est toujours là, fragile mais pas plus que le nonagénaire lambda. Il s'appelle toujours Benoît XVI, il est toujours revêtu du blanc papal et est toujours considéré comme "Votre Sainteté".

C'est apparemment le style qui convient à un "Pape émérite" - mais, puisque le titre a été inventé par Benoît pour lui-même, il doit refléter sa propre conception du statut de Vicaire retraité du Christ. Aucun pape n'avait démissionné depuis 600 ans, et dans des circonstances très différentes. Il n'y a donc pas eu de précédent et, compte tenu du secret entourant la décision, il n'a pas été possible de consulter des canonistes. Il fallait improviser une solution au problème.

Et quelle drôle de solution. Bien que les catholiques ordinaires ne semblent pas dérangés par le fait d'avoir un pape émérite, le haut clergé n'apprécie pas l'innovation. «Quelle est cette absurdité de s'habiller en blanc?» dit un cardinal conservateur. «Il aurait dû redevenir le cardinal Ratzinger». (une remarque historique intéressante: Pie XII avait prévu de démissionner si les Allemands l'arrêtaient, expliquant qu'«ils ne trouveront pas le pape, mais le Cardinal Pacelli»).

En s'habillant en blanc, Benoît nous dit que l'Office pétrinien lui a laissé une marque indélébile. Il ne prétend pas en posséder l'autorité. Un évêque émérite est toujours évêque; il ne peut pas se dé-ordonner lui-même. Mais il n' y a pas de sacrement de la papauté, et un pape émérite n'est donc pas un pape. Benoît (qui regrette peut-être d'être à l'origine de la confusion) l'a souligné en suggérant qu'il préfère être appelé "Père Benoît".

En revanche, nous n'avons pas de réponse simple à la question de savoir pour quelle raison il a démissionné. C'est parce qu'il n'y en a pas [?]. Joseph Ratzinger est un tourmenté de nature. Il s'est peut-être retiré parce qu'il pense que Dieu lui a dit de le faire, parce qu'il s'était tordu le bras [???], parce qu'il était démoralisé par Vatileaks, parce qu'il craignait une répétition du chaos entourant Jean-Paul II lorsqu'il était en état d'incapacité. Et si nous en restions là?

Si nous sommes d'humeur à spéculer, d'autres questions nous viennent à l'esprit. Que fait Benoît XVI du pape François? Et la présence d'un ex-pape au Vatican a-t-elle limité le ministère de ce dernier?

Dans sa retraite, Benoît XVI n'a pas gardé un silence total. Par exemple, en 2015, à Castel Gandolfo, il a proncé un discours sur le thème de la musique. Ce discours était merveilleusement construit, identifiant les trois sources de la musique dans «la nouvelle grandeur et l'étendue de la réalité» révélées par l'expérience de l'amour, la mort et «les abîmes de l'existence», qui nous montrent que les humains ont besoin d'aller au-delà du discours, et la rencontre avec le divin, réveillant «la musique cachée de la création» (1).

Ce fut l'une des plus belles inspirations de Benoît XVI, Mozart [comparé] à la Musak (2) des encycliques de François. Reflétant son "herméneutique de la continuité", elle pourrait être interprétée comme une critique implicite du retour de son successeur à l'ancienne compréhension de Vatican II. De même, lorsque le Pape émérite a affirmé que la Messe tridentine «vit maintenant en pleine paix dans l'Église, même parmi les jeunes», il défendait sans doute Summorum Pontificum contre les alliés de François.

Dans le même temps, cependant, Benoît XVI a parlé de certains aspects du pontificat de François - l'Année de la Miséricorde, par exemple - avec enthousiasme. Cela peut être plus diplomatique que spontané, c'est difficile à dire.

Ce n'est qu'en décembre 2017 que le Pape émérite s'est incontestablement "mouillé". Il a écrit une introduction (3) à un livre d'essais rédigés en l'honneur du Cardinal Gerhard Müller, nommé par Benoît XVI comme préfet de la Congrégation de la Foi et démis de ses fonctions par François à la fin de son mandat de cinq ans. Le Pape n'a donné au cardinal aucun préavis de sa décision, ni aucune explication. Benoît ne critique pas son successeur, mais fait l'éloge de Müller pour avoir défendu «les traditions claires de la foi».

Il devait savoir que, comme Müller a de sérieux doutes sur l'Amoris Laetitia de François, on croirait que c'était aussi son cas. Mais, si l'on veut être réaliste, qui pourrait penser autrement? Personne n'imagine que Benoît XVI soit en faveur d'un assouplissement des règles de la Communion pour les divorcés et les remariés. François lui-même semble avoir deux avis sur la question.

Ce qui ressort vraiment de l'introduction de Benoît, c'est son soutien moral à Müller. Il lui rappelle qu'en tant que cardinal, il ne sera jamais vraiment en retraite et qu'il doit maintenir son fidèle témoignage.

Il a écrit ces mots peu après que Müller eût donné une interview furibonde, révélant la brutalité de son licenciement et commentant qu'«on [c'est-à-dire le pape François] ne peut pas traiter les gens de cette façon». Benoît envoie le signal qu'il est d'accord. En tant qu'ex-pape qui a volontairement démissionné, il est obligé de garder le silence lorsque son successeur change de direction théologique (à moins qu'il ne tombe dans l'hérésie) [de qui prle Thompson?]. Il n'est soumis à aucune obligation de ce genre quand ce successeur éreinte son ami, «le jetant dehors comme un chien», comme le dit un vaticaniste.

Cela soulève la question: les instincts radicaux de François seraient-ils plus explicites, se lâcherait-il encore plus s'il n'avait pas un prédécesseur vivant comme voisin? On soupçonne que François passe très peu de temps à penser à Benoît. Malgré tout, les admirateurs du vieil homme craignent qu'à sa mort, le Pape se sente libre de réimposer des restrictions à la célébration de la Messe tridentine.

C'est certainement une possibilité, bien qu'il soit peu probable que François se réjouisse de la guerre civile liturgique qui suivra certainement l'abrogation totale de Summorum Pontificum. Il est plus vraisemblable qu'il rendra la vie difficile aux prêtres traditionalistes - et effacera toute trace de l'herméneutique de continuité qu'il considère comme un ingénieux fantasme nostalgique. En d'autres termes, il enterrera la grande idée de Benoît XVI avec lui.

Si cela se produit, le pape François deviendra encore plus impopulaire auprès des conservateurs qu'il ne l'est déjà.

Mais il y a une suite inattendue à cette histoire.
Beaucoup de catholiques orthodoxes et d'amoureux de la liturgie préconciliaire n'ont jamais vraiment pardonné à Benoît XVI d'avoir démissionné. Le Cardinal Raymond Burke, pas moins, a dit en décembre dernier qu'«il y a un certain sentiment parmi beaucoup de catholiques que leur père les a abandonnés. J'espère que cela ne deviendra pas une pratique courante» (4).
Il est permis de douter que le cardinal serait très affligé si l'actuel Saint-Père démissionnait. Mais il n'est pas satisfait du principe établi par Benoît: que l'on puisse démissionner de l'office pétrinien comme de n'importe quel autre, même lorsque les facultés du Pape sont intactes.
Et cela soulève la question la plus dérangeante de toutes. Pendant huit ans, Benoît XVI a cherché à revitaliser la sainte tradition. Mais, en démissionnant, a-t-il aussi sécularisé la fonction de Souverain Pontife? Si c'est le cas, les futurs historiens catholiques pourront se demander qui était le vrai modernisateur: François ou Benoît?

NDT


(1) Extrait du discours du Saint-Père (donc dans ma traduction, évidemment non officielle!)

Qu'est réellement la musique? D'où vient-elle et à quoi tend-elle?
Je pense qu'on peut localiser trois «lieux» où naît la musique.
Un de ses premières sources est l'expérience de l'amour. Quand les hommes furent saisis par l'amour, une autre dimension de l'être commença à s'ouvrir à eux, une nouvelle grandeur et amplitude de la réalité. Et elle les poussa également à s'exprimer de manière nouvelle. La poésie, le chant et la musique en général sont nés de cet «être touchés», de ce déploiement d'une nouvelle dimension de la vie.

Une deuxième origine de la musique est l'expérience de la tristesse, avoir été touché par la mort, la douleur et les abîmes de l'existence. Dans ce cas aussi s'éclosent, dans la direction opposée, de nouvelles dimensions de la réalité qui ne peuvent plus trouver de réponse dans les seuls discours.

Enfin, le troisième lieu d'origine de la musique est la rencontre avec le divin, qui depuis le début fait partie de ce qui définit l'humain. A plus forte raison, c'est là qu'est présent le totalement autre et le totalement grand qui suscite de nouvelles façons de s'exprimer. Peut-être est-il possible d'affirmer qu'en réalité, dans les deux autres domaines aussi - l'amour et la mort - le mystère divin nous touche et, dans ce sens, c'est l'«être touchés» par Dieu, qui, globalement, constitue l'origine de la musique. Je trouve émouvant d'observer comment par exemple dans les Psaumes, le chant lui non plus ne suffit plus aux hommes, et on fait appel à tous les instruments: la musique cachée de la création, son langage mystérieux, se trouvent réveillés.
Avec le Psautier, dans lequel opèrent aussi les deux motifs de l'amour et de la mort, nous nous trouvons directement à l'origine de la musique de l'Église de Dieu. On peut dire que la qualité de la musique dépend de la pureté et de la grandeur de la rencontre avec le divin, avec l'expérience de l'amour et de la douleur. Plus pure et plus vraie sera cette expérience, plus pure et plus grande sera la musique dont elle naît et se développe.


(2) Je lis dans la notice wikipedia:

En Amérique du Nord, la muzak est une forme de musique aseptisée, mise aux normes (les passages de niveau sonore très forts ou très faibles en sont nivelés), parfois diffusée dans les galeries commerciales, les supermarchés, les stations de métro, les ascenseurs ou encore sur les lignes d’attente des standards téléphoniques. Ce terme, qui est passé dans le langage courant, est une antonomase du nom de la société Muzak, qui fut pionnière dans ce domaine.
Le mot muzak est inventé par un général américain du nom de George Squier, qui dépose un brevet sur la diffusion de musique d'ambiance dans les années 1920. Il est forgé à partir des mots musique et Kodak. La société Muzak Inc. est fondée en 1934, et connaît un succès immédiat. L’appellation péjorative de « musique d’ascenseur », désignant des musiques répétitives ou jugées peu intéressantes, suivra les réussites de ces premières années, une grande partie des gratte-ciel construits à cette époque diffusant dans leurs ascenseurs de la muzak.
Si la muzak n'a pas de finalité artistique, des morceaux de toutes origines, du répertoire classique à la variété, fournissent les mélodies, permettant une identification rapide et rassurante. La réorchestration que ces œuvres subissent leur enlève toutefois une part de leur pouvoir émotionnel, ce qui fait d'ailleurs partie des buts recherchés. Pour cette raison, elle est parfois critiquée comme une forme de manipulation inconsciente.

(3) Voir cette lettre ici: benoit-et-moi.fr/2017

(4) Ici: Une interview du Cardinal Burke (11/1/2018)

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