L'orgueil du Cadore

L E   P A Y S   C H O I S I   P A R   L E   P A P E 

C'est le sujet de cet article de la revue "Famiglia Cristiana", intitulé "L'Orgoglio del Cadore", qui dresse un portrait du district de Cadore: y sont évoqués la crise économique d'une région qui, après avoir tout misé sur un secteur d'activité très pointu -la lunetterie- se voit confrontée à la mondialisation et à la concurrence de la Chine, donc au chômage, l'amertume des habitants, mis à l'écart de l'essor touristique au profit de sa riche voisine Cortina d'Ampezzo, les plaies du passé, et la "crainte" de la nature (avec une catastrophe survenue au barrage du Vajont (*) ), la redécouverte du patrimoine culturel (le Cadore est la patrie du Titien, né à Pieve di Cadore, et de nombreuses églises conservent des trésors inestimables), la fierté des racines, tellement à la mode partout, mais si justifiée dans ces rudes terres de montagne où la nature ne fait pas de cadeaux à l'homme, et finalement l'espoir, mais sans illusion, que le séjour du Pape pourrait être le déclencheur du renouveau attendu.

Ma traduction ici:


L ' O R G O G L I O   D E L   C A D O R E 

Alberto Bobbio, Famiglia Cristiana, 22 juillet 2007

Portrait de Lorenzago, le pays des vacances de Benoît XVI, qui, entre ces montagnes, médite, prie et écrit

Richesse et abandon, envie de futur et désespoir. Telle est l'histoire que les gens d'ici racontent au Pape. Redécouvrant le désir fort de vivre avec l'âme.
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D E S   V I L L A G E S   D U   N O M   D E   C A D O R E 

L'Oltrepiave (littéralement: l'outre-Piave, ndt) s'ouvre sur les pics des Dolomites pâles (référence à la couleur de la roche calcaire, ndt), qui ferment l'horizon de leurs cimes, là où sont Cortina et les Tofane, montagnes nobles (di alto blasone), demeure et villégiature des riches d'Italie.
Pour certains, c'est un intrus, l'Oltrepiave, même s'il a un nom. Il se nomme Cadore, 'marque' peu connue, que l'on parcourt en voiture, rapidement, avant de monter vers les Dolomites plus réputées.

Et pourtant, ces pays s'aggripent fièrement à leur identité. Tous s'appellent "di Cadore": Vigo di Cadore, Auronzo di Cadore, Pieve di Cadore, Calalzo di Cadore, Lorenzago di Cadore...


L A   M O N T A G N E   F A C E   A U   D É F I   D E   L A   G L O B A L I S A T I O N 

Il y a un Pape qui séjourne ici jusqu'à la fin juillet, et eux, les habitants du Cadore, en profitent pour tisser des réflexions sur la mémoire, et l'avenir. Karol Wojtyla y était venu, la première fois il y a exactement vingt ans. Il y était retourné six fois. Et maintenant, Papa Ratzinger est là, pour se reposer à Lorenzago di Cadore, dans un embrassement de roches claires, de bois, de fleuves. Il habite au Chateau de Mirabello, propriété du diocèse de Trévise, à la limite du Bois de l'Empire, où séjournait déjà Jean-Paul II.

Il prie, il se promène, il écrit un nouveau livre, peut-être une nouvelle encyclique. En dessous, le Cadore se redécouvre petite patrie, se raconte avec orgueil, et met son espoir dans le Pape.
Le maire de Lorenzago, Mario Tremonti, dit: "Nous avions huit hôtels, il n'en reste que trois, la boucherie a fermé, la station-service aussi. Malgré Wojtyla".

C'est une montagne étrange, celle du Cadore.
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Ici, on produit les deux-tiers des lunettes que les italiens portent sur le nez, 45% de la population travaille dans l'industrie, contre 25% pour l'Italie, et 17% en Europe. On fabrique les verres et les montures, mais on travaille aussi à la mécanique de précision, à l'industrie du froid, qui assemble dans cette zone la majorité des bancs de réfrigération pour la grande distribution alimentaire. Mais peu à peu, on réalise que cela pourrait devenir une anomalie, parce qu'on y perd l'âme, à présent que la globalisation prévaut, et que les chinois sont prêts à changer la donne du marché des lunettes.
Le président de la province de Belluno, Sergio Reolon, observe: "Nous avons exploité les ressources d'eau uniquement en fonction des potentialités de l'industrie. Nous avons fait la même chose pour les routes. Et, aujourd'hui, alors que les choses changent, nous devons envisager un nouveau plan stratégique de développement, qui associe les usines et le terroir, la culture et le tourisme".
Mais ce n'est pas facile. Cette terre a abandonné sa vocation touristique pour une industrie qui rapportait beaucoup d'argent. Et peut-être l'a-t'elle fait aussi à cause d'un traumatisme qui demeure inscrit dans la mémoire des gens (ndt: allusion à la tragédie du Vajont). La digue est toujours là, intacte, dans la gorge en dessous de Longarone, porte du Cadore, échappée qui s'ouvre sur une tragédie pas encore passée.

Une identité forte, mais à haut risque
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La chronique a du mal à devenir simple souvenir, bien que tout soit clair, à présent. Les fautes ont été définies, la population du Cadore n'y était pour rien. Mais tout se passe comme si cette faute était retombée sur les gens, qui ont aujourd'hui peur de la nature, et cherchent à s'en distraire. Le Vajont n'est pas encore considéré comme une réprimande (de la natutre, ndt), mais, selon le président Reolon, "il reste un élément de la peur envers la nature".
On risque ainsi de passer d'un extrême à l'autre, de l'exploitation inconsidérée des ressources, à l'idée tranquille que la montagne est seulement un cadre de repos pour les habitants des villes. Dans les deux cas, on perd l'identité. Qui ici est forte, qui est la mémoire collective de la population, mais qu'il faut dénicher sous les replis des plaies personnelles, et sous les couches de l'oubli.
Belluno, unique province entièrement montagneuse d'Italie, coincée entre deux régions à statut spécial, le Trentin, et le Frioule, représente 25% de la région de Vénétie, mais Venise lui destine 5% de son budget. En haut de la province, il y a Cortina, mère et marraine, qui revendique son rôle haut et fort, avec des coups de théâtre comme lorsqu'elle a avancé l'idée de s'associer avec le Trentin, c'est-à-dire le paradis, puisque la province de Belluno a un budget de 40 millions d'euros, contre 4 milliards pour Trente.
Cortina est un problème. Le maire de Lorenzago dit en souriant: "Ici, le Pape vient en vacances, pourtant, nous sommes constamment obligés d'expliquer que Lorenzago est à côté de Cortina".


R E T R O U V E R   L E S   R A C I N E S 

Mais l'orgueil est revenu agiter la terre du Cadore.
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Le grand mérite en revient à l'Eglise, et à un évêque de Belluno, disparu prématurément des suites d'une grave maladie, il y a quelques années, Mgr Dominico Savio. C'était un homme obsédé par la mémoire et l'identité de la population. Avec obstination, il poussa les institutions tant publiques que privées à s'intéresser à nouveau au terroir, à la culture populaire et religieuse, aux habitations et aux églises.
C'est ainsi qu'est né un projet de sauvegarde et d'étude des nombreux trésors d'art cachés dans les églises et les maisons des gens, avec la collaboration de chacun.


Don Giacompo Mazzorana, directeur du Bureau des Monuments (Ufficio dei beni culturali) du diocèse de Belluno, explique: "Nous avons restauré des dizaines et des dizaines d'églises, mis à jour des fresques, réparé des ornements. Nous avons dressé une carte précise de tous nos trésors".
Pour l'illustrer, quatre volumes, qui racontent l'histoire de 69 églises. Un voyage fascinant dans le temps et les oeuvres des hommes, les fresques du Titien, le plus illustre des enfants du Cadore, auquel en septembre prochain, Belluno dédiera une grande exposition, et un voyage dans les croyances, les tradition et les dévotions.



C O N T R E R   L E   D É S E S P O I R   E T   L ' A B A N D O N 

Mercredi dernier (18 juillet, ndt), l'évêque de Belluno, Mgr Giuseppe Andrich, a apporté le coffret avec les 4 volumes à Benoît XVI.
L'Oltrepiave a donc décidé de ne pas attendre un autre Pape pour regarder vers l'avenir. Et le fait d'avoir présenté l'ouvrage précisément à Lorenzago durant le séjour de Joseph Ratzinger, témoigne de l'orgueil de redécouvrir le coeur intellectuel, le genius loci, de cette terre.
Mgr Andrich remarque: "Nous devons repenser notre identité. C'est aux jeunes, surtout, qu'il faut la restituer, parce que nous avons un problème avec la richesse, et le désespoir: trop de suicides, trop d'accidents de la route. Comme s'il fallait chasser la vie. "
C'est ce rapport nouveau entre la foi populaire, la culture et l'ordre économique et social, que l'on redécouvre au Cadore. C'est ce que Mgr Andrich nomme "l'autorité de la tradition antique", une tradition qui, selon Guglielmo Monti, superintendant des Beaux-arts de Belluno, est pourtant inconnue des gens du pays.

Cette terre, au contraire, est extraordinairement riche de trésors, et pas seulement artistiques. On appelait Lorenzago "Petit Turin", à cause de l'ordre géométrique du plan d'urbanisme, et aussi "Venise Haute", parce que de ces forêts descendait le long du Piave, le bois pour les pilotis des maisons construites sur la lagune. Et la Via Riva, qui, à Lorenzago, sépare le pays des "faubourgs", était considérée par l'imaginaire populaire à l'égal de la Riva dei Schiavoni (ndt: le quai qui longe la lagune, devant la Place St-Marc, à Venise).
A Lorenzago, au début du XIXème siècle, l'administration municipale se mit en tête de combattre l'analphabétisme en ouvrant en 1819 la première école obligatoire pour les garçons. 60 ans plus tard, elle le devint aussi pour les filles.
C'est cette histoire de génie et de fierté qui aujourd'hui se met au service de la mémoire, pour contrer le désespoir et l'abandon. C'est cette histoire que les gens d'ici racontent à Benoît XVI.


Les illustrations sont tirées d'un dépliant publié par le syndicat d'initiative de Lorenzago (plan d'accès), de l'article de Famiglia Cristiana traduit ici (photo du pape descendant de l'hélicoptère, Alessia Giuliani, CPP), d'un article de l'hebdomadaire L'amico del Popolo consacré au coffret de 4 livres sur les trésors artistiques du Haut-Bellunese, et d'une brochure éditée par l'Office pour la Pastorale du temps libre de Belluno. (cliquez sur les vignettes dans la marge)