Une interviewe du Cardinal Ratzinger de 1993, dans Inside the Vatican (2/8/2010)

 


Une interview de Joseph Ratzinger, réalisée en 1993, et publiée par Inside the Vatican en 2001, à l'occasion du cinquantième anniversaire de son sacerdoce. Republiée dans le numéro spécial de Mai 2005, consacré à l'election.
Cette interview, menée en italien (et publiée en anglais dans la revue, c'est cette version que j'ai traduite ici) fait partie d'une série mais c'est celle où sont abordés les thèmes les plus personnels. Le cardinal y raconte avec une grande franchise ses jeunes années, et son récit nous donne une vue claire du coeur et de l'âme de celui qui choisit, à l'âge de 23 ans de consacrer sa vie entière à Jésus-Christ et à son Eglise.
Il reprend en gros les confidences faites dans son livre de souvenirs "Ma vie" , mais sous une forme légèrement plus familière (puisqu'il s'agit d'une sorte de conversation à bâtons rompues) et il donne quelques détails inédits.

NDT: j'ai rajouté les titres, pour faciliter la lecture

Interview du Cardinal Ratzinger dans le magazine INSIDE THE VATICAN:
Que la lumière de Dieu brille
article de Robert Monihan

Partie I


Une enfance bavaroise. La Bavière catholique après la 1ère guerre mondiale. Les catholiques face à la montée du nazisme
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Je voudrais commencer avec vous-même, vous en tant que personne.
Soyons brefs, alors. Les individus ne comptent pas beaucoup.

Mais ici, l'individu aussi a beaucoup d'importance...
... Dimanche dernier, j'ai prêché sur la lumière du monde que nous devons être, et cela signifie que nous acceptons que l'on puisse voir le Seigneur à travers nous. En tant que chrétiens, nous ne voulons pas être vus pour nous-mêmes, mais pour que par nous, on puisse voir le Seigneur. Il me semble que c'est le sens réel de ce texte de l'Evangile - il dit même "agissez en sorte que les gens puissent voir l'oeuvre de Dieu, et puissent prier Dieu" - non pas que les autres gens puissent voir les Chrétiens, mais "à travers vous, Dieu". Ainsi, ce n'est pas la personne qui doit être vue, elle doit seulement permettre que Dieu puisse être vu à travers cette personne. C'est pourquoi nous ne devons pas nous arrêter trop longtemps sur les questions personnelles.

Mon idée est que la personne porte -d'une manière unique, car il n'y a pas deux personnes semblables... (le cardinal rit) ...que la personne porte la lumière dans une époque, un contexte, d'une façon qui lui sont propres. Par exemple, Saint-Augustin. Pour comprendre la façon avec laquelle il apporta la lumière à son temps, il peut être utile de connaitre son enfance, sa jeunesse, ses éudes, même ses tentations. Et, en ce 20ème siècle, il semble qu'il soit devenu plus difficile d'apporter la lumière, que celui qui cherche à apporter la lumière, à être transparent de façon qu'on puisse voir Dieu à travers lui, a une tâche difficile, solitaire. En fait, il semble qu'il n'y ait plus guère de gens à avoir un tel but.
Il y a des saints cachés, qui, cependant, apportent la lumière à cette époque.

En Allemagne, 70 ans auparavant, comment le catholicisme était-il vécu?
Je dirais que c'était dans une large mesure un catholicisme populaire. Il s'insérait dans la vie de tous les jours, avec des éléments folkloriques, et cetera. Mais aussi, il pénétrait toute la vie.
Cela ne veut pas dire que chacun était un catholique sérieux, croyant. Naturellement, il y avait tous les problèmes de cette époque. Par conséquent, il y avait de forts courants anti-cléricaux, disons, à la fois l'anti-cléricalisme du courant libéral, et celui du courant nationaliste. Et puis est venu le National-Socialisme.
A ce moment, les oppositions étaient sans aucun doute présentes, particulièrement dans les villes. Cependant, dans les campagnes et les petites villes, personne ne voulait ou ne pouvait se tenir à l'écart du catholicisme, du mode de vie chrétien. Seulement, avec le début du National-Socialisme, cela commença à changer.
Parce qu'alors, disons, les fanatiques, naturellement, quittèrent l'eglise, et s'opposèrent ouvertement à l'Eglise.
Mais, je voudrais dire que ces fanatiques , qui se proclamaient ouvertement anti-chrétiens, n'étaient pas très nombreux en zone rurale. Beaucoup étaient, comme nous disons en allemand, "MITLAUFER". Des gens qui ne s'opposaient pas au régime, que faisaient ce qu'il fallait sans être nécessairement très impliqués, et qui, dans le même temps, continuaient à aller à l'église, continuaient à s'impliquer dans la vie rurale, dans les usines, de l'Allemagne de cette époque, puiqu'il était inimaginable de ne pas en faire partie.
Mais il y avait aussi un groupe de catholiques convaincus, qui vivaient une vie engagée, et, de même que les adversaires fanatiques, étaient une minorité, de même ce groupe , profondément engagé, et pour cela, profondément opposé au régime, était une minorité
Il y avait en même temps un certain Renouveau Catholique, mais aussi une certaine diversité dans les façons d'envisager le futur de l'Eglise. Il y avait le mouvement de la jeunesse "Jugendbewegung" qui, au commencement, était un mouvement proche du nationalisme romantique, mais qui avec le temps, se sépara en différentes branches: une branche était nationaliste et en fin de compte devint National-Socialiste; une autre était catholique. Déjà dans les années 20, il y avait une aile catholique du mouvement de la jeunesse dont Guardini était la figure dominante, et cette aile était étroitement liée au mouvement de renouveau liturgique, qui avait lui-même d'autres racines. Ce mouvement liturgique était soutenu en particulier par les grandes abbayes, et là avait surgi des conflits y compris parmi le cercle des Catholiques engagés. Je ne parlerais pas d'un conflit majeur, mais disons, de différences de point de vue.
En fait, il y avait ceux qui voulaient promouvoir un renouveau liturgique, avec déjà l'idée d'une réforme de la liturgie, avec un retour aux idées simples, classiques, de l'ancienne liturgie romaine, et ils étaient assez opposés à la piété pleine d'émotion, la piété mariale, cette piété qui s'exprimait dans la dévotion aux saints, c'est-à-dire la piété clasiique. Le mouvement de la jeunesse favorisait aussi ce nouveau type de piété, qui n'était pas aussi familier que les formes classiques de dévotion, la dévotion au Sacré-Coeur, par exemple; par conséquent, parmi les catholiques engagés, il y avait ceux qui, avec une grande conviction, avec une grande pénétration intellectuelle, s'engagèrent au nom des formes classiques de dévotion, dans cet aspect émotionnel, soulignant la piété mariale, la dévotion aux saints, la dévotion au Sacré-Coeur, toutes choses très importantes, et il y avait de l'autre côté ceux qui s'engageaient pour une piété sobre, érudite, liturgique, centrée sur le mystère essentiel de la liturgie, avec un style qui, même du point de vue humain, était aussi très différent.
Et ces deux courants existaient.
Mais il y avait aussi dans le même temps la défense commune de la foi en tant que telle, et de l'Eglise en tant que telle. Mais on peut dire que le premier mouvement que j'ai évoqué, le plus traditionnel, s'engageait davantage pour le Pape, se sentait davantage lié au Pape. Les autres aussi étaient fidèles, mais, disons, dans une optique nourrie par l'Ancienne Eglise où le rôle du Pape était autre, et par là, le sentiment d'émotion était peut-être moindre, l'accent était légèrement différent, même si la fidélité exitait sans aucun doute.
Et peut-être puis-je ici évoquer ma formation initiale: au début, nous étions dans un petit village de 300 ou 400 habitants, et ce mouvement liturgique n'était présent que par un élément, un détail, choisi occasionellement par le prêtre de la paroisse.

Voulez-vous parler de Marktl-am-Inn, où vous êtes né?

Non, Aschau. Le prêtre de la paroisse était un "traditionaliste", mais il avait aussi compris l'importance du renouveau, et il avait choisi d'introduire prudemment quelques éléments de la nouvelle liturgie, dans la piété de la paroisse. Mais il l'avait fait d'une telle manière que personne ne pouvait voir de rupture avec le passé, nulle opposition ne se dressa, il n'y eut aucune tension dans la paroisse.
Mais ensuite nous nous installâmes à Traunstein, une petite ville au pied des Alpes. Et là, naturellement, dans un environnement avec des écoles secondaires, etc.., les forces du renouveau, et aussi celles de la dévotion tradionnelle étaient davantage en évidence l'une et l'autre.
Ici, je voudrais dire qu'il n'y avait pas de grandes tensions. Les groupes de la jeunesse, formés par des vicaires, étaient très actifs, ici - même s'ils risquaient beaucoup, et étaient menacés par les nazis. Parmi ces jeunes, les prêtres indiquaient la force de la nouveauté, dans le renouveau. Ils avaient introduit quelque chose qui est aujourd'hui reconnu: la distribution de la communion durant la messe. Avant cela, la Communion était distribuéee AVANT la messe, ou APRES la messe.
Et ainsi, étape par étape, un certain nombre de changements dans la liturgie furent introduits, et peut-être qu'un certain nombre de catholiques traditionalistes commencèrent à se sentir mal à l'aise. Mais fondamentalement, durant ces années, la résistance commune à la religion allemande propagée par les nazis, fut un lien d'unité si fort qu'aucune tension ne put apparaître comme très importante.

 

Partie II


Premiers souvenirs d'enfance, Marktl, Tittmonning, Aschau
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Vous êtes né à Marktl am Inn en Bavière. Vous rappelez-vous la ville?
Non, car j'avais seulement deux ans quand nous avons déménagé.

Etiez-vous l'aîné, dans votre famille?
Non, le plus jeune.

Combien aviez-vous de frères et soeurs?
Un frère et une soeur.

Trois enfants?
Oui.

Et votre frère était l'aîné, ou était-ce votre soeur?
Ma soeur était l'aînée.

De combien d'années?
Elle était né en décembre 1921. Mon frère est né en janvier 1924. Je suis né en avril 1927.

Comment s'appelait votre soeur?
Maria...

Et votre frère s'appelle Georg?
Oui...

Quels sont vos premiers souvenirs?
(rires)Mon premier souvenir a trait à Marktl, et c'est vraiment le seule souvenir de ces premièrs moments de ma vie.
Dans notre maison, nous étions au second étage, et le rez-de-chaussée était occupé par un dentiste, et cette personne avait une auto, -chose qui était assez rare à cette époque, du moins en Bavière. Et l'odeur de gas-oil de la voiture est ce dont je me souviens (rires). Cela m'impressionnait beaucoup (rires).

Et vous souvenez-vous d'Aschau?
Oui. Mais avant cela, nous avons déménagé dans une autre petite ville, Tittmonning, sur la frontière autrichienne. Une jolie petite ville, avec une certaine histoire, parce qu'elle faisait partie de l'archevêché de Salzbourg. Un belle ville. Et même, au XVIème siécle, elle fut le point de départ d'un mouvement de réforme de l'Eglise, une réforme du clergé. Et les effets s'en font ressentir jusqu'à nos jours, car le prêtre qui en est à l'origine avait fixé les règles de vie du clergé, qui restent en pratique dans la région, le fait que le prêtre de la paroisse et ses vicaires vivent en commun.
C'était une très petite ville, d'environ 3000 habitants, mais très joli. Et j'ai des souvenirs très nets à la fois de la vie de l'Eglise, et de la nature environnante, mais surtout de la vie écclésiale. Il y avait deux grandes et belles églises. L'église paroissiale avait un Chapitre, et dans l'autre église, qui suivait le canon Augustinien (règle de Saint-Augustin), il y avait des religieuses. Et dans ces deux églises, il y avait une jolie musique, les églises étaient très belles, et, disons, par dessus-tout, les célébrations de Noël et de la Semaine Sainte étaient fort belles, très vivantes, et firent sur moi une profonde impression.

Combien d'années avez-vous passé là?
De 1929, jusqu'en décembre 1932.

Et ainsi, les Noëls de Tittmonning sont vos souvenirs d'enfance les plus marquants?
Oui, et plus encore, les célébrations de la Semaine Sainte. Parce que, et j'ignore si c'est la même chose aux Etats-Unis, il y avait la tombe de Jésus. Du Jeudi Saint, jusqu'au Samedi Saint. Une très belle construction baroque avec beaucoup de fleurs, de lumières, etc...
Et la vue de la Sainte Tombe, de la Sainte Sépulture, devrais-je dire, m'impressionnait beaucoup. Mais aussi les fêtes. Les vêpres, avec les chants sacrés. Les processions. Chaque jeudi, il y avait une grand'messe chantée, et une procession avec le Très-Saint Sacrement.
Et de cette façon, la beauté de l'Eglise s'imprégna fortement dans ma mémoire.
Et Noël, bien sûr, à la fois à l'église, et à la maison naturellement, était aussi très beau.

Vous souvenez-vous d'une aventure particulière, comme enfant, avec votre frère Georg et votre soeur Maria?
(rires) Je n'ai pas une très bonne mémoire pour les aventures! (rires)

Mais des randonnées dans la montagne, ou...
Eh bien, nous faisions de longues promenades avec ma mère, particulièrement en Autriche, puisque nous étions exactement sur la frontière autrichienne, comme je l'ai dit. La rivière qui coulait dans la ville servait de frontière entre l'Allemagne et l'Autriche.
Et également ceci (rires): il y avait une gare, un petit train qui reliait la petite ville au reste du monde. Mais comme nous étions pauvres, nous ne quittions jamais la ville. Nous allions souvent à pied jusqu'à la gare suivante, et et revenions à pied, et ainsi nous pouvions économiser.
C'étaient des promenades merveilleuses. Jusqu'à trois ans, ma mère me portait quelquefois, mais arrivé à l'âge de 4 ans, je pus me débrouiller tout seul.

Vous souvenez-vous de votre apprentissage des langues?
J'ai commencé à apprendre les langues étrangères seulement au lycée. En fait, notre lycée était un lycée classique, ce qui ensuite fut aboli par Hitler. Nous commencions à nous consacrer au latin, qui était au centre de nos études, puis nous continuions avec le grec, et ensuite venait le français.

Que mangiez-vous, à la maison?
(rires) Je dois dire que ma mère était cuisinière de son métier, avant de se marier, et donc, elle savait faire la cuisine. Et de plus, durant les années qui précédèrent son mariage, elle avait travaillé dans un hôtel, à Munich, où chaque cuisinier avait sa spécialité, elle était spécialisée dans les mehlspeiss.
Savez-vous de quoi il s'agit? C'est quelque chose qui existe uniquement en Bavière et en Autriche.
Ce sont des choses faites avec de la farine et de la crême, pas comme les pâtes italiennes, mais sucrées. Les apfel strudel, entre autres. Les apfelstrudel sont les seules choses qui se sont plus ou moins répandues de par le monde, mais nous avions tout un choix de spécialités de ce type. Une extraordinaire abondance!
Et nous adorions ces mehlspeiss.
Par ailleurs, nous étions naturellement assez pauvres, et elle faisait ce qu'elle pouvait pour nourrir une famille de cinq personnes. D'ordinaire, nous mangions un peu de boeuf, de la salade, des légumes.

Vin, ou bière?
Non, nous ne pouvions même pas y penser. En temps normal, nous ne buvions que de l'eau. Mais bien sûr, il y avait du café deux fois par jour, le matin et l'après-midi, mais ce n'était pas du vrai café, seulement un ersatz que nous appelions café mais qui était fait avec de l'orge.

Aviez-vous des livres à la maison?
Oui. Pas beaucoup, naturellement, mais mon père s'intéressait beaucoup à l'Histoire et à la politique, et ma mère aux romans, et donc nous avions quelques livres d'histoire, des livres religieux, naturellement, et puis aussi quelques romans, Ben Hur et Quo Vadis, etc., etc.

Les avez-vous lu?
Oui, bien sûr.

Quo Vadis se passe à Rome. Quelle idée de Rome vous faisiez-vous, dans votre enfance?
Rome était pour nous presque quelque chose de légendaire.
Rome, pour nous, c'était avant tout le siège du Saint-Père. Et puis, naturellement, nous savions que ça avait été le centre de l'Empire Romain.
Nous le savions, parce que notre coin de Bavière avait fait partie de l'Empire Romain, et il y avait, et il y a encore des vestiges de routes romaines, et beaucoup de ruines romaines. Et par conséquent, même nous, les enfants, nous savions qu'il y avait eu cet Empire romain, créé par les Romains, et que Saint-Pierre était venu à Rome, et que Rome était devenu le centre de la chrétienté, et le Siège de la papauté. Pour nous, Rome était donc, d'un côté cette histoire impériale, et de l'autre, avec un profond sentiment, le Siège du Pape.

Quelles étaient les périodes de l'Histoire qui intéressaient le plus votre père?
Mon père s'intéressait beaucoup, je dirais à l'histoire contemporaine.

Aviez-vous de vives discussions à ce sujet, à la maison?
Disons qu'il n'y avait pas réellement de discussions, mais mon père, même s'il avait fait peu d'études, était une personne absolument supérieure, sur le plan intellectuel. D'une grande supériorité, même en comparaison avec des universitaires. Et il avait ses convictions, qu'il avait approfondies au travers de l'étude, bien sûr.
C'était un grand patriote Bavarois,. C'est-à-dire qu'il n'acceptait pas volontiers l'Empire de Bismarck, et la Bavière ainsi incorporée à cette Allemagne "prussianisée".
Et on doit dire qu'il y avait toujours ces deux courants, en Bavière: un qui était réconcilié avec cette ligne, cette idée de l'Allemagne. Et l'autre qui n'acceptait pas cette idée, et qui pensait plutôt au contexte de l'histoire plus ancienne, avant la Révolution française, du Saint-Empire Romain Germanique, c'est-à-dire à l'amitié et aux relations plus étroites avec l'Autriche, et aussi la France. Et mon père était dans cette ligne, et par dessus tout, il était un catholique convaincu, et par conséquent, sa position était clairement contre le nationalisme, etc. Et ses arguments étaient si bien fondés qu'il nous avait convaincus.

Il a été été muté à plusieurs reprises: Marktl, Tittmoning, Aschau, Traunstein. Pourquoi?
(rires) Oui. Je ne sais pas. Il y avait de grandes tensions dans ces petits villages. Il y avait plusieurs usines, dans les environs, et des factions étaient nées, intolérantes entre elles. I y avait aussi un certain niveau de criminalité, qui lui compliquait la vie.

Il était chef de la police?
Oui. Et ainsi, il fut muté à Tittmoning, parce que c'était une ville plus grande, et les écoles étaient meilleures.
Il pensait toujours avant tout aux écoles.
Puis vint le temps de la grande Dépression, du chômage de masse.
C'était entre 1929 et 1932, la grande crise économique mondiale, et il y avait énormément de chômage. Et ce chômage favorisa la montée du National-Socialisme. Ces chômeurs pensaient qu'Hitler pourrait changer quelque chose. Et de ce point de vue, il changea vraiment quelque chose, créant l'armée, etc. etc. Et alors, ce fut un grand mouvement, agressif, aussi.
Et mon père s'opposa fortement à eux, et quand il vit que l'arrivée d'Hitler au pouvoir était inévitable, il demanda son transfert dans une autre petite ville, Aschau, parce que là, à Tittmoning, au moment où Hitler prit le pouvoir, ç'aurait certainement été très difficile pour la famille. Il partit au bon moment, juste un mois avant ce changement, pour la petite ville d'Aschau, où naturellement ces tensions existaient aussi, mais pas partout, ça n'avait pas autant d'impact sur la vie de tous les jours, parce que le mode de vie était rural. Et donc, ici, on pouvait survivre, même s'il y avait tout le temps des pressions, tout le temps des difficultés.

 

Partie III


1933-1939: La prise du pouvoir par Hitler, son influence sur la vie quotidienne

Quels sont vos souvenirs de ces années entre 1933 et, disons 1939, quand vous étiez un garçon de 6 à 12 ans?
Eh bien, comme je disais, dans cette ville, il y avait de tout. Par dessus-tout, le Parti avait installé des Nazis parmi les professeurs, à l'école, et aussi le chef de la police adjoint était un jeune Nazi fervent. Ces réalités étaient présentes. Mais je dois dire que la vie de tout les jours, même l'école, je dois dire, n'était pas pénétrée profodément par le phénomène. Nous étions assez éloignés de l'évolution des évènements politiques. On en entendait parler. C'était très difficile pour mon père, parce qu'il y avait disons, de continuelles insinuations venant des supérieurs, contre le prêtre de de la paroisse, contre d'aures prêtres, des religieuses. Il y avait tout le temps de grandes difficultés.

Vous souvenez-vous d'indidents précis?
Je dois dire: pas personnellement. Mais je sais que souvent, mon père savait qu'ils ne lui donnaient plus directement les ordres, mais à son adjoint.
Mais il était au courant de ces ordres, et ainsi, il pouvait aller voir le prêtre de la paroisse, ou les autres prêtres, et leur dire: "Voilà, il va se passer ceci ou cela.". Et ainsi, il pouvait les aider. Un jour, mais je ne connais pas les détails, il fut décider d'emprisonner un certain prêtre, et il put, au bon moment, informer le prêtre, et mettre au point une parade, je ne sais en quoi elle consistait, et ainsi, il put le sauver.
A Traunstein, où nous déménageâmes, les choses étaient plus houleuses, mais les pires accidents avaient déjà eu lieu avant notre arrivée. Là, ils avaient -voyons, comment dit-on- brisé les dents d'un prêtre. Et d'autres incidents de ce type. Ils avaient placé une bombe qui explosa et endommagea le presbytère. Et le cardinal avait pénalisé la ville par une interdiction: les cloches de la ville ne devaient plus sonner.

Et célébrer la messe?
On pouvait célébrer la messe. Mais pour une ville qui aimait la musique, qui était baignée dans la tradition musicale de Salzbourg, c'était une sévère punition.

En quelle année?
En 1933, ou 1934. Mais on en parlait encore, même si je n'en fus pas moi-même un témoin direct. Nos n'arrivâmes à Traunstein qu'en 1937, mais le souvenir en demeurait vivace.

Y-avait-il une sorte de sentiment apocalyptique que la guerre était imminente?
Disons que, dans ces villes, dans les années 30, en zone rurale, les choses étaient encore pacifiques. Les gens avaient leur rythme de vie, et peu de choses avait changé. Mais je dirais qu'on pouvait voir qu'Hitler préparait la guerre. Mon père l'avait dit dès le début: "Maintenant que nous avons ce gredin, nous aurons bientôt la guerre". On pouvait percevoir que nous aurions la guerre. Mais je dirais que, pendant les quatre premières années, dans l'atmosphère de la vie de tous les jours, on n'y pensait pas vraiment. Cette situation changea avec l'annexion de l'Autriche. Nous habitions à Traunstein, non loin de la frontière, et nous pouvions sentir une grande tension. A partir de ce moment, il devint clair que les choses n'allaient pas bien.

A propos du prêtre qui eut les dents brisées: avez-vous personnllement fait l'expérience de mauvais traitements ou de violence physique.
Non. C'était dû à la rage des Nazis quand ils prirent le pouvoir. Plus tard, ils devinrent plus modérés. Parce qu'Hitler lui-même, qui était un homme intelligent à sa manière, avait presque dissous la SA, cette troupe formée par ses camarades de lutte. Il savait qu'avec ces hommes, il ne pourrait pas gagner contre le peuple. Par conséquent, il modifia profondément leur influence.

Avez-vous suivi ses actions et ses décisions de près, essayant de comprendre cet homme qui conduisait votre pays?
Disons, la raison pour laquelle il avait réduit et humilié ces compagnons, on ne pouvait pas la connaître. Je me rappelle de ceci: j'allais à l'école, j'étais sur le point de partir pour l'école, c'était en 1934, quand il prit la décision d'exécuter quelques uns des chefs.

La "nuit des longs couteaux"...
Oui. Rohm, etc. Et notre professeur nous en parla. Elle nous dit "Ces hommes voulaient faire de mauvaises choses, et le Führer en fut informé, et il nous a protégé contre eux".
Je ne sais pas comment les gens l'ont interprété. Mon père , naturellement, soupçonnait que quand Hitler faisait quelque chose, il avait l'intention de faire le Mal. Parce qu'il disait -c'était une des choses qu'il disait "Rien de bon ne peut venir du diable, même si cela semble être le cas".
Mais s'il était réellement conscient que l'élimination des SA, etait un tour pour apparaître comme le führer de tous les Allemands, cela, je l'ignore.

 

Partie IV


Les années de guerre

Quelques années plus tard, vous étiez enrôlé dans l'armée allemande. Comment cela s'est-il passé?
C'était une chose à laquelle je ne pouvais pas échapper. En 1943, j'avais 16 ans. Et ceux qui vivaient dans un monastère, ou un séminaire, et par suite, vivaient déjà en communauté et hors de chez eux, devaient, en tant que communauté, rejoindre la défense anti-aérienne. Comme assistants, en réalité.

Et à 16 ans, vous viviez déjà en communauté au séminaire?
Oui, j'y étais entré en 1939, à l'âge de 12 ans. Durant ces années, en fait, c'était un peu de la fiction, parce que le séminaire avit été réquisitionné comme hôpital militaire pour les bléssés de guerre,. Ainsi, formellement et juridiquement, j'appartenais au séminaire, mais en fait, comme c'était un hôpital militaire, je vivais à la maison. Mais comme j'étais légalement un membre du séminaire, quand le séminaire en tant que tel fut réquisitionné et tranféré à Munich pour participer à la défense anti-aérienne, je fus forcé d'y aller.

Quels détails vous rappelez-vous, de ces mois?

Sans fin. Trop de détails pour que nous puissions les aborder maintenant.

Cette expérience vous a-t'elle changé?

Je dirais que la situation était assez étrange. Ce n'était pas simplement un service armé, puisque nous continuions à être scolarisés. Le matin, les professeurs venaient de Munich, pour nous faire cours. Et l'après-midi également, il y avait habituellement deux heures réservées aux cours. Et il y avait aussi des ordres pour que les lois de protection de la jeunesse nous soient appliquées. Par exemple, il nous était interdit de fumer.

Etait-ce une tentation?
(rires). Non. Pas pour moi. Et d'autres choses, qui étaient censées garantir la moralité de ces jeunes hommes, afin qu'ils ne tombent pas, dirons-nous, dans le piège de l'immoralité, comme soldats.
Nous désirions certainement la défaite des nazis, il n'y a aucun doute à ce sujet.
Une chose était claire: les Nazis voulaient, après la guerre, éliminer l'Eglise. Il n'y aurait définitivement eu plus de prêtres. C'était une des raisons pour lesquelles nous souhaitions leur défaite.
Nous ne faisions rien de très concret, car nous étions là avant tout pour l'assistance technique, les radars, ce genre de choses.

Avez-vous appris à faire fonctionner un radar?
Non, pas très bien. Presque pas du tout.

Avez-vous déjà tiré avec une arme?
Non. Nous avons appris à tirer, mais seulement à l'exercice.

Et vous avez servi de cette façon de 1943 à 1945?
Non. Il y eut trois phases. D'abord nous étions assistants pour cette artillerie anti-aérienne, et, comme je l'ai dit, ce fut une période "mixte", puisque nous nous étions une communauté étudiante, tout en faisant notre service militaire. Une fois, pour un cours, nous fûmes même envoyés à Munich, afin de pouvoir utiliser des équipements, en physique et en chimie. En cela, la communauté elle-même était intéressante. Non sans tensions, certes. Mais il y avait un sens de l'aide réciproque. Puis il y eut le service militaire. Mais c'était une activité qui n'était pas à plein temps. Cela dura jusqu'en septembre 1944.
En septembre 1944, nous fûmes libérés, et transférés à ce qu'ils appelaient "service du travail", un service que Hitler avait créé en 1933, de manière à créer du travail (des emplois), et nous sommes entrés dans ce "service", on nous envoya à la frontière autrichienne. Et nous avons dû apprendre à travailler avec des pics et des bêches, creuser des fossés, ce genre de choses.

Etait-ce fatigant, pour vous?

Epuisant. Je n'étais pas très fort, et je n'avais jamais fait beaucoup d'exercice.

Avez-vous eu des ampoules aux mains?
Oui, bien sûr. Evidemment.
Nous étions sur la frontière autrichienne lors de la capitulation de la Hongrie devant les russes. Et à ce moment, nous avons travaillé à retarder l'avance de l'Armée Rouge. Nous creusions de gros fossés pour stopper les tanks, etc. , etc. Cela dura deux mois.

Comment dormiez-vous?
Nous dormions bien, après avoir travaillé toute la journée.

Que mangiez-vous?
Nous mangions deux fois par jour, mais je ne peux pas dire que nous mangions pauvrement. C'était suffisant. Et puis, je fus libéré de ce travail, et je devins un vrai soldat, un fantassin. Mais l'officier qui répartissaient les hommes, ces jeunes gens, était contre la guerre, contre le nazisme, et il chercha pour nous les meilleures affectations, et il me dit: "tu peux aller aux casernes de Traunstein", où j'aurais été chez moi. Et c'est ainsi que je fus affecté aux casernes de Traunstein, qui étaient un peu à l'écart de la ville, mais pas loin de la maison. Et c'est là que je subis ma formation militaire, comment tirer au fusil, et ainsi de suite. Et finalement, au bout de deux mois, je tombai malade, et fus malade jusqu'à la fin de la guerre.

Qu'est-ce qui causa votre maladie?

Ce n'était rien de grave, je souffrais d'une blessure à l'une de mes mains. Dans tous les cas, le Bon Dieu me protégeait. Puis les américains arrivèrent. Je fus dans une prison américaine jusqu'au 19 juin, puis je fus libéré, et rentrai à la maison.

Est-ce que cette histoire a déjà été racontée, ou publiée ailleurs?
Non. Quand je fus nommé archevêque de Munich, je donnai une interview au journal diocésain, comme je le fais maintenant avec vous. Et ils firent un petit article, mais très bref et limité.

Quelle influence pensez-vous que le fait d'avoir vécu cette période a eu sur votre formation intellectuelle?

Je dirais, de deux façons. D'une part, nous étions davantage conscients de notre foi, puisque nous étions souvent entraînés dans des discussions, et nous étions obligés de trouver des arguments pour nous défendre. Et ainsi, en ce sens, cela nous a aidés à réfléchir sur la foi, pour une vie plus concrète et pour une foi plus convaincue.
Et en second lieu, je dois dire que nous avons eu la vision d'une conception anti-chrétienne du monde, qui, en fin de compte, s'est montrée elle-même anti-humaine et absurde, parce qu'initialement, elle se présentait comme un grand espoir pour l'humanité. Et le résultat pour moi, c'est que j'ai appris à avoir une certraine réserve envers les idéologies dominantes.

Il est terrifiant de voir comment, en cette fin du XXème siècle, des pays qui se sont battus contre Hitler ont embrassé quelques-unes des idéologies anti-humaines favorisées par lui: euthanasie, par exemple, expérimentation sur les embryons humains.
D'une certaine façon, Hitler a anticipé beaucoup de développements actuels. Et il y a actuellement un débat historique très intéressant sur cette question, en Allemagne. Parce que, vu d'un certain angle, Le Nazisme était certainement un mouvement anti-moderne. Avec l'exaltation romantique du passé allemand, de la nature, contre ce que les nazis appelaient l'"intellectualisme judeo-bourgeois" du monde moderne. Il est vrai que c'était là une réaction anti-moderne, anti-libérale.
D'un autre côté, il y a maintenant une seconde école de pensée, qui soutient que le Nazisme, paradoxalement, donna une grande impulsion au processus de modernisation en Allemagne et en Europe, anticipant des réalisations et des idées qui n'étaient pas encore acceptées par la conscience commune.
Par exemple, précisément, l'idée de débarasser la communauté de ceux qui sont malades ou incapables de faire leur part de travail dans la société, les malades mentaux, en les tuant -cette idée n'était pas acceptée, même par ceux qui avaient une certaine sympathie pour le régime. Mais je dirais que s'il advenait qu'un pareil régime revînt, la résistance contre de telles choses, parmi les gens, serait bien moindre que ce qu'elle était dans ma jeunesse.