Le "bilan" du voyage au Royaume-Uni, par Laurent Dandrieu, dans Valeurs Actuelles (22/9/2010)

Dans le désert médiatique français, deux excellentes analyses.


Au Royaume-Uni, Benoît XVI vante le “rôle correctif” de la religion
Source
Laurent Dandrieu
21/09/2010
En terre anglicane, du 16 au 19 septembre, le pape a appelé à un « dialogue permanent » entre foi et raison. Et, sur les traces de Newman, a appelé les chrétiens à « irradier le Christ ».
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C’est suivant un modèle désormais éprouvé qu’était annoncée la visite de Benoît XVI au Royaume-Uni : polémiques préparatoires
(ici, sur le fait qu’on avait annoncé que les messes seraient payantes – en fait, une simple participation aux frais – ce qui, en un pays de réputation antipapiste où les catholiques sont volontiers accusés de simonie, faisait désordre ; ou bourde monumentale du cardinal Kasper, comparant l’Angleterre à « un pays du tiers-monde ») ; sombres prévisions des médias, qui prévoient presqu’inéluctablement que le “pape gaffeur” va s’emmêler les pinceaux au cours d’un voyage “politiquement à risque” ; et pronostics pessimistes sur le succès d’un voyage compromis par la désaffection vis-à-vis de l’Église en ces temps de scandales pédophiles et de remise en cause de ses positions “rétrogrades” en matière de mœurs : c’est ainsi qu’un hebdomadaire français, pour tout traitement du sujet, consacrait trois pages aux anticléricaux qui s’apprêtaient à manifester leur opposition au pape. De manière non moins éprouvée, le succès fut au rendez-vous, et les médias obligés d’abandonner [ndlr: provisoirement!] leur scepticisme pour en convenir.

Le pape, lui, sait bien ce qu’il faut penser de ces sombres pronostics : « Je ne suis pas préoccupé, avait-il déclaré dans l’avion qui le conduisait à Edimbourg, parce que quand je suis allé en France on a dit que c’était le pays le plus anticlérical […] ; quand je suis allé en République tchèque, on a dit que c’était le pays le plus antireligieux d’Europe et aussi le plus anticlérical. […] Et en France comme en République tchèque j’ai vu et vécu un accueil chaleureux. » Le Royaume-Uni n’a pas dérogé à la règle : la minorité catholique du pays s’est fortement mobilisée pour accueillir le Souverain pontife : 100 000 personnes à Glasgow et à Hyde Park, près de 200 000 sur le Mall londonien ; et, si l’on excepte une manifestation de protestation rassemblant quelques milliers de personnes dans les rues de Londres et une fausse alerte à l’attentat, ce voyage qualifié préalablement d’« historique » par le premier ministre David Cameron s’est déroulé sans encombres. Comme l’a noté Frédéric Mounier dans la Croix, ce succès a opéré « un renversement de l’opinion médiatique », « les médias britanniques, plus qu’acides jusque-là, [ayant] dû admettre que le public, au moins catholique et qui plus est multiculturel, multicolore, était largement au rendez-vous ». Jean Mercier, l’envoyé spécial de la Vie, lui, a vu dans ce voyage « une sorte de victoire remportée sur la campagne de dénigrement systématique dont le catholicisme a été victime ces derniers mois ».

Il est vrai que ce nouveau succès ne laisse pas d’étonner quand on constate la sobriété du ton employé par Benoît XVI, l’exigence intellectuelle de ses discours, son absence totale de concession à la société du spectacle. Là aussi, il s’en est expliqué auprès des journalistes dans l’avion : « Une Église qui chercherait avant tout à être attractive serait déjà sur une fausse route. Parce que l’Église ne travaille pas pour elle-même, pour augmenter ses effectifs et ainsi son propre pouvoir […] mais pour rendre accessible l’annonce de Jésus-Christ, les grandes vérités, les grandes forces d’amour, de réconciliation […] qui émanent toujours de la présence de Jésus-Christ ».

Comment annoncer Jésus-Christ dans des sociétés occidentales traversées par une « profonde crise de la foi », qui « tendent à exclure Dieu, la religion et la vertu de la vie publique », et dans lesquelles on ne peut plus même « être sûrs que le patrimoine des valeurs transmises par des siècles de chrétienté va continuer d’inspirer et de modeler l’avenir » ? Cette angoissante question a servi de leitmotiv à ces quatre jours de visite pastorale.

La réponse repose évidemment, avant tout, dans les mains des chrétiens. Sur cette question, Benoît XVI a pris pour guide le cardinal Newman (1801-1890), dont il a présidé la messe de béatification, le 19 septembre à Birmingham. « Newman, a-t-il déclaré la veille lors d’une veillée de prière, a pu décrire l’œuvre de sa vie comme une lutte contre la tendance croissante, qui se répandait alors, à considérer la religion comme une affaire purement privée et subjective, comme une question d’opinion personnelle. […] La vie de Newman nous enseigne aussi que la passion pour la vérité, l’honnêteté intellectuelle et la conversion authentique ont un prix élevé. Nous ne pouvons garder pour nous-mêmes la vérité qui rend libres […] Finalement, Newman nous enseigne que, si nous avons accepté la vérité du Christ et lui avons donné notre vie, il ne peut y avoir de différence entre ce que nous croyons et notre manière de vivre. Toutes nos pensées, nos paroles et nos actions doivent être pour la gloire de Dieu et pour l’avènement de son Royaume. Newman a compris cela et il a été le grand défenseur de la mission prophétique des laïcs chrétiens. » « Je lance un appel particulier à vous les fidèles laïcs, a-t-il donc déclaré à Glasgow, en accord avec votre vocation et votre mission baptismales, à être non seulement des exemples de foi dans la vie publique, mais aussi à introduire et à promouvoir dans le débat public l’argument d’une sagesse et d’une vision de foi. La société d’aujourd’hui a besoin de voix claires qui prônent notre droit de vivre, non pas dans une jungle de libertés autodestructrices et arbitraires, mais dans une société qui travaille pour le vrai bien-être de ses citoyens et qui, face à leurs fragilités et leurs faiblesses, leur offre conseils et protection. »

Cette question de la cohérence des chrétiens a évidemment amené le pape à la douloureuse question de la pédophilie, qu’il a évoquée pas moins de six fois durant ce voyage, notamment à l'occasion d'une nouvelle rencontre avec des victimes. Rappelant à nouveau « la honte et l’humiliation » suscitée par ces scandales qui ont frappé l’Eglise, et réaffirmant le souci des victimes comme « première priorité » de celle-ci, il a aussi déploré que « l’autorité de l’Église n’ait pas été suffisamment vigilante et suffisamment rapide et décidée à prendre les mesures nécessaires ».

Si le pape a donc rappelé les chrétiens à leur devoir de cohérence, de témoignage et d’évangélisation, il a aussi exhorté les sociétés modernes à savoir être attentives à la voix de la foi et au dialogue avec les croyants, vantant notamment « le rôle “correctif” de la religion à l’égard de la raison » : « La tradition catholique soutient que les normes objectives qui dirigent une action droite sont accessibles à la raison, même sans le contenu de la Révélation. Selon cette approche, le rôle de la religion dans le débat politique n’est pas tant celui de fournir ces normes, comme si elles ne pouvaient pas être connues par des non-croyants – encore moins de proposer des solutions politiques concrètes, ce qui de toute façon serait hors de la compétence de la religion – mais plutôt d’aider à purifier la raison et de donner un éclairage pour la mise en œuvre de celle-ci dans la découverte de principes moraux objectifs. » Sans ce « dialogue permanent » entre foi et raison, a rappelé le pape, la religion peut tomber dans les « formes déviantes » que représentent « le sectarisme et le fondamentalisme », tandis que la raison, elle, « n’arrive plus à prendre totalement en compte la dignité de la personne humaine », ce qui a donné notamment les totalitarismes du XXe siècle. C’est pour cela, a ajouté Benoît XVI, que, loin d’être « reléguée à la seule sphère privée », la religion doit apporter « une contribution vitale au dialogue national ».

Mais, comme toujours, Benoît XVI, s’il a laissé une large place à ces enseignements à la fois profonds et limpides qui sont la marque de fabrique de ce grand intellectuel, n’a pas manqué de souligner l’importance de la prière, notamment au cours d’une veillée très recueillie à Hyde Park. Prière qui est l’enracinement spirituel indispensable pour que la voix des chrétiens soit entendue dans la société, pour qu’elle ne soit pas « qu’une “cymbale” de plus “qui retentit” (1 Co 13,1), dans un monde de plus en plus bruyant et confus, où abondent les chemins erronés ne menant qu’à la déception et à l’illusion ». « Sans une vie de prière, a rappelé le pape, sans une transformation intérieure, fruit de la grâce des sacrements, nous ne pouvons, selon les paroles de Newman, “irradier le Christ”. »

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L'enjeu œcuménique du voyage de Benoît XVI au Royaume-Uni.

Le "Successeur de Pierre" en terre anglicane
Laurent Dandrieu
(Source)
Au Royaume-Uni, Benoît XVI s'est félicité des progrès du dialogue œcuménique, tout en posant ses nécessaires limites.

Venu pour béatifier une figure éminente du monde anglican converti au catholicisme, le cardinal Newman (1801-1890), le pape était naturellement, durant ce voyage, attendu sur la question des rapports avec l’anglicanisme, un an près la publication par le Vatican, le 4 novembre 2009, de la constitution apostolique Anglicanorum coetibus qui proposait aux anglicans désireux de rejoindre le giron du catholicisme de bénéficier d’un statut particulier. Durant son séjour en terre britannique, Benoît XVI n’aura pas évoqué cette constitution, si ce n’est durant sa rencontre avec les évêques catholiques, où il les a exhortés à l’appliquer avec générosité, et l’a qualifié de « geste prophétique qui peut contribuer à développer de manière positive les relations entre anglicans et catholiques ». Ce fut aussi l’occasion pour le pape de rappeler « le but ultime de toute activité œcuménique : la restauration de la pleine communion ecclésiale au sein de laquelle l’échange mutuel des dons de nos patrimoines spirituels respectifs nous permet à nous tous d’être enrichis
». Et, ne manquant pas une occasion de rappeler qu’il est le « Successeur de Pierre », Benoît XVI marquait ainsi que c’est naturellement autour du pape que doit se constituer cette « pleine communion ».

Si les rencontres avec Rowan Williams, primat de l’église anglicane, que ce soit dans sa résidence de Lambeth Palace ou lors d’une cérémonie à l’abbaye de Westminster, ont été empreintes d’une grande cordialité, Benoît XVI n’a pas manqué d’en profiter pour rappeler ce but ultime du dialogue œcuménique, « en vue d’un unique témoignage à la vérité du salut qu’est la Parole de Dieu », mais aussi d’en rappeler les nécessaires limites – on a pu ainsi remarquer que, durant la cérémonie œcuménique de Westminster, le pape avait poussé le souci du détail jusqu’à revêtir une étole de Léon XIII, qui fut en son temps (1896) l’auteur d’une bulle apostolique (Apostolica Curae) réaffirmant quer les ordinations anglicanes « sont absolument nulles et sans valeur ».
« Nous reconnaissons, a-t-il dit dans son adresse à l’archevêque de Canterbury, que l’Église est appelée à être compréhensive, jamais toutefois au détriment de la vérité chrétienne. D’où le dilemme auquel sont confrontés tous ceux qui sont engagés de manière authentique sur les chemins de l’œcuménisme. » Une phrase qui est sans doute à entendre dans un double sens : rappel que le dialogue avec les anglicans doit se faire en vérité, elle peut être lue aussi comme une pique envers ceux-ci, trop prompts à accepter sans discernement, aux yeux de l’Église catholique, toutes les évolutions de la société – attitude par trop « compréhensive » qui constitue, selon Benoît XVI, un obstacle considérable sur la voie de l’unité.