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MOI AVEC LE PAPE
 

Luca Doninelli, écrivain, était parmi les 60 artistes invités pour rencontrer le Pape. Récit bouleversant mais aussi plein d'humour, dans la revue "Tracce" de Communion et Libération (8/7/2011)




 

Quand on a éprouvé une grande joie, on a envie de la partager. Je connais, moi aussi.
Luca Doninelli, parmi les 60 artistes invités par le cardinal Ravasi avait raconté dans Il Sussidiario sa rencontre avec le Pape (http://benoit-et-moi.fr/2011-II/...). On relira aussi au même endroit la nouvelle qu'il a "offerte" au pape.
Mais ce n'était pas assez.
Le récit qu'il en fait dans le magazine de Communion et Libération "Tracce", plus long, plus personnel (entre humour et grande émotion!) s'apparente presque à une expérience supranaturelle.
Il convient de rappeler que Doninelli a fait partie, ou a été proche, du mouvement de don Giussiani, dont il s'est par la suite, semble-t-il, éloigné.

J'ai recherché sur le site Fotografia Felici (que je regrette d'avoir délaissé depuis trop longtemps) les images de la rencontre.




 

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Moi devant le pape
A travers ses yeux, l'oeuvre d'un Autre
Luca Doninelli
http://www.tracce.it/..
07/07/2011 -
Le 4 Juillet, Benoît XVI a parlé aux artistes. Luc Doninelli, journaliste et écrivain, nous raconte «sa» rencontre avec le Saint-Père: «La certitude que j'ai vu sur son visage est le plus beau cadeau que j'ai jamais reçu ...»
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J'imagine la difficulté des journalistes aux prises avec le papier à écrire sur cet événement.
Eh oui! Quel évènement? Quel était le vrai événement?
Le cadre, commençons par le cadre. Après la rencontre du Pape avec les artistes en Novembre 2009, le cardinal archevêque Gianfranco Ravasi entendait poursuivre sur la voie de la reprise du dialogue entre l'art et la foi. L'idée est juste: l'art ne peut perdre cette "blessure de la beauté" dont elle est née, pour continuer à poursuivrer les fantômes postmodernes de la provocation et la transgression à tout prix. L'art doit parler à nouveau au cœur de l'homme.
La nouvelle initiative de Ravasi prend forme à l'occasion du 60e anniversaire de l'ordination sacerdotale de Benoît XVI. Le communiqué date de Février: soixante artistes feront don au Saint-Père d'une de leurs oeuvres. Les œuvres seront exposées dans l'atrium de la salle Paul VI. Jour de l'inauguration: le 4 Juillet.
Mais ce n'était pas cela, le vrai cadre - même très beau. Il y avait au milieu toute la rouille que plus d'un demi-siècle d'indifférence réciproque entre l'Église et les artistes (c'est ce que dit la vulgate, même si selon moi les choses sont un peu plus compliquées) avait déposée sur nous autres artistes: pas tant dans nos sentiments - parce que même l'artiste le plus transgressif ressent toujours un peu de déférence envers l'institution-Eglise - mais dans nos projets.
Quelle place tient un tel événement dans notre système d'attentes, dans l'agenda de nos priorités? Quelle est l'importance que nous accordons à une rencontre personnelle, bien que très courte, avec le Pape? Avec CE Pape?
Parce que le protocole prévu par Ravasi était celui-ci: après un bref discours du Saint Père, chaque artiste devait se placer devant son oeuvre, et à l'arrivée du pape visitant l'exposition, la lui aurait brièvement commenté.

Je ne sais pas combien parmi nous ont bien réalisé que pendant une minute, une minute et demie, ils seraient face à face avec Benoît XVI. Je ne sais pas combien parmi nous étaient bien conscients de l'importance de ce moment-là. Chacun vit dans son 'habitat' (= milieu; en italien, 'habitat' désigne le lieu dont les caractéristiques physiques permettent à une espèce donnée de vivre et de se développer) , et l''habitat' des artistes connaît d'habitude d'autres hiérarchies. Peut-être que si au lieu du pape, il y avait eu, disons, le célèbre marchand d'art Gagosian, l'émotion se serait resentie davantage. Mon Dieu, que va dire Gago?

Pour moi, l'idée de pouvoir seulement serrer la main, de pouvoir baiser l'anneau du pape, m'ôtait le sommeil. J'étais heureux, un peu confus de ce privilège étrange - unique écrivain au monde à être invité à la rencontre! Mais dans le même temps, précisément le sens de démesure qui m'envahissait, me faisait sentir comme un paysan convoqué inopinément devant le roi.
Et voici deux de mes problèmes.
Tout d'abord, comment m'habiller? Mon ami Emanuele m'interdit de porter mon habituel Lacoste: le pape ne se préoccupe pas de la façon dont vous êtes habillé, mais son entourage, si. Alors quoi? Alors, je réalise que je n'ai pas l'habit qu'il faut, ou tout simplement la chemise. Et les chaussures? Regarderont-ils aussi les chaussures? Peut-être pas, celles-là, je les ai, mais celles que j'ai sont-elles les bonnes?
Autre problème. Je suis fermement déterminé à m'agenouiller devant lui, parce que j'ai une requête dans le cœur, une requête impossible à éluder. Et puis je m'agenouillerai, de toutes façons, parce que devant le pape, je sens que je ne suis qu'une question, rien de plus: pas un artiste, un écrivain, un intellectuel, un père / mari / ami pour certains, non, pratiquement rien, un frisson, une question.
Alors, me fait toujours remarquer Emanuele, tu devras te procurer un appui pour te relever, car tu risques de rester planté là pour toujours. Cent vingt kilos ne sont pas cinquante, se lever est difficile, essaie pour voir.
Tout cela pour dire comment on devient quand quelque chose hors de proportion se profile. Toute présomption disparaît, et nous nous découvrons faits de poussière - et de surcroît un peu ridicules.

Le pape doit arriver à 10h30, mais il y a eu un contretemps, il doit différer. Après, nous découvrirons la nature du contretemps: il a dû s'occuper de l'excommunication d'un évêque chinois.
Certains en profitent pour une pause café et cigarette. On entend insinuées les habituelles platitudes de ceux qui veulent faire les compréhensifs ("avec tout ce qu'il a à faire ..."). Mais à douze heures et quelques, le voilà qui arrive: un applaudissement légèrement surpris l'accompagne. Il y a les mots de bienvenue du cardinal Ravasi, puis une très belle voix blanche accompagne le Maesto Arvo Pärt, l'un des plus grands compositeurs vivants, assis au piano pour exécuter un Notre Père en allemand écrit spécialement pour le pape: un chant simple et profond, à la ligne élégante marqué par des silences pleins de fascination. Et puis, c'est au tour du Pape: c'est un bref discours, que je ne cite pas car on peut le lire en entier ailleurs. Ce sont des paroles claires, limpides, et tout à la fois prenantes et ambitieuses, où chaque artiste peut lire toute la tension de son propre travail. Comment peut-on tenir ensemble la beauté, la vérité et la charité? Pourtant, n'est-ce pas à cela que nous aspirons? Que désire un artiste au fond de lui, sinon se donner tout entier, afin que la beauté qu'il lui a été donné de pouvoir extaire du cœur des choses devienne une caresse, un baiser, une poignée de main pour chacun?
Je suis étonné par l'intelligence de la foi, qui sait descendre dans la profondeur des choses, non pour les transformer, mais pour les transfigurer. Mais qu'est-ce que la transfiguration de quelque chose sinon l'affirmation définitive de son être, de sa valeur, de sa vérité? Tant de morceaux de mon travail, tant de problèmes concrets auxquels je suis confronté surface, affleuraient, illuminés, dans les paroles du Pape.
Tous, artistes ou non, nous avons besoin que la beauté de la vérité et de la charité touche le fond de notre cœur et le rende plus humain.

Mais voilà, le moment est enfin venu! Bientôt, je vais le rencontrer. Je regarde les visages de mes compagnons d'aventure. Il y a ceux qui font semblant d'être calmes, comme s'il s'agissait d'une rencontre parmi d'autres, mais l'émotion, parfois plus (ndt: en italien, il y a deux mots, emozione et commozione, et le second a un sens plus fort), on peut la voir dans les yeux, le regard errant en quête d'un appui , d'une pensée banale, d'un petit bout du train-train confortable.
Le Pape s'approche, accompagné par le Cardinal Ravasi et de nombreux photographes et opérateurs de télévision. Lui semble ignorer la confusion qui l'entoure et va directement aux artistes, aux oeuvres: comme s'il n'attendait aucun hommage, et qu'au contraire, c'était lui qui voulait rendre hommage au travail humain, à ce fil d'honnêteté et d'égarement qui transpire souvent derrière l'apparente sûreté de ceux qui veulent montrer qu'ils connaissent leur affaire. Il nous regarde pour ce que nous sommes: de pauvres morceaux de terre avec un coeur rouge au milieu, tout comme l'Icare de Matisse.

Et il arrive finalement ici, près de moi. Je me présente. Je m'agenouille, je baise son anneau, le pape fait le geste de retirer sa main, mais je l'ai attrapée avec mes pattes d'ours grizzly. Je me relève rapidement (j'avais essayé le geste plusieurs fois dans ma chambre d'hôtel), balbutiant la question que je gardais au cœur depuis la convocation de ce jour de Février. C'est toujours la même requête.
Mais c'est son visage qui me surprend. Je lui explique que l'idée de l'histoire m'est venue de la lecture d'un de ses écrits. Titre: L'homme accompli (l'uomo compiuto). Sujet: Emmaüs. Pendant ce temps, je le regarde. Je l'ai rencontré en 1985, lors d'une conférence.
J'ai vu son visage un millier de fois, photographié, dans les journaux ou à la télévision. Mais ce que je vois devant moi, on ne peut pas le dire avec précision. Il y a une lumière dans son visage, dans ses yeux, qui transforme ce visage: une paix, une joie - après une chose douloureuse comme une excommunication, une plaie dans le corps de l'Église! - qui ne peuvent pas être de ce monde.
Je ne suis pas un visionnaire, je viens d'une famille laïque, je suis un intellectuel d'aujourd'hui, qui, heure après heure lutte avec le cynisme et l'athéisme théorique et pratique, que non pas tant l'idéologie explicite, mais l'exercice de la profession d''intellectuel (écrire des livres et des articles, donner des conférences, entretenir des relations avec tel et tel)) inculque à tout homme, même qui se dit croyant.

Mais cette lumière est quelque chose d'objectif. C'est la lumière d'un homme qui est certainement l'un des plus grands intellectuels vivants, mais dans laquelle la foi a accompli un miracle: celui de voir non seulement ce qu'il pense, mais aussi et surtout ce qu'il voit . C'est le visage d'un homme qui - je ne sais pas comment dire mieux - "voit" les choses dont il parle. Dans ce visage, j'ai vu, parfaitement résumées, toutes les choses que mon long chemin à CL m'a enseignées: le cri du coeur humain, la douleur et la nostalgie du Bien, la surprise de la rencontre, le don d'en haut qui ne cesse de se communiquer aux fidèles à cette histoire, qui est une grande histoire, car elle nous permet, jour après jour, peine après peine, défaite après défaite, joie après joie, de vérifier, c'est-à-dire de voir pousser de la terre, la vérité que les mots de don Giussani (ndt: fondateur de CL) nous ont communiquée.
C'est une certitude pleine de paix que je porte avec moi depuis cette rencontre. Pas une émotion, pas un sentiment. Les problèmes qui me tourmentent, les douleurs qui me frappent ne sont pas supprimés, mais ils sont sauvés, c'est-à-dire remplis de sens, et donc ne me font plus peur.
Et je me souviens des paroles de Jésus à Pierre, après le «oui» sur les rives du lac de Tibériade: "Quand tu seras vieux, quelqu'un t'attachera une ceinture autour des vêtements et te mènera où tu ne veux pas".

La certitude de la vie, en effet, ne réside pas dans ce que nous pouvons réussir (et je vous jure que je ne suis pas fataliste, et qu'il y a beaucoup de choses que je veux réussir à faire), mais dans l'oeuvre d'un Autre: je suis ce que Tu m'as fait, même à l'heure de notre mort.

Cette certitude est la lumière définitive que j'ai vue dans le visage de Benoît XVI, le plus beau cadeau que j'ai jamais reçu. Tandis que je le regardais, mon esprit revenait à l'époque où, à quinze ans, je finis presque par accident à une réunion de GS (Gioventù Studentesca, Jeunesse Catholoique, mouvement crée par don Giussiani en 1954), dans mon village. Je revoyais les visages: Laura, Gloria, Daniela, Giorgio, Carlo, Lia, Ettore, Marco. Certains d'entre eux sont toujours avec nous, d'autres pas. Certains sont retournés vers le Père. Mais le fil de l'histoire, qui, depuis ce jour lointain, me conduit à cette réunion, est la chose la plus concrète que j'ai.
Ma gratitude va non seulement au Pape, mais à toute mon histoire: à don Giussani et à don Julian (ndt: Julian Carron, prêtre espagnol, successeur de don Giussiani à la tête de CL), à mes amis, à mes compagnons de voyage. Il existe un point, dans la vie où l'unité des événements précède - avec une évidence difficile à voir à d'autres moments - toutes les différences; un point où, miraculeusement, tout ce qui est brisé se rassemble, et où les plaies sont soignées.

Le miracle de ce qui nous est arrivé est celui là, de sorte que nous pouvons même aimer ceux qui nous haïssent.




Arrivée à Castelgandolfo | La communication de l'Eglise