Harry Potter, la controverse interdite

J'ai constaté quelque chose de bizarre. Parmi les sujets disputés aujourd'hui entre catholiques, il en est un qui suscite presque automatiquement des excès de langage, des jugements à l'emporte-pièce, des oppositions qu'aucune argumentation sur les données concrètes ne parvient à atténuer. En deux mots: émettre des réserves sur la série des Harry Potier, c'est s'attirer aussitôt les quolibets et les accusations d'obscurantisme des « accros ». Ceux-ci soulignent à l'envi les côtés positifs de l'histoire du jeune sorcier de Poudlard - et certes, il y en a, puisque l'amitié, et une certaine forme de loyauté, de courage, d'amour familial et même d'esprit de sacrifice sont présentes dans les sept volumes que compte la série. Du côté des parents - qui n'ont en général pas lu la série eux-mêmes - on avance volontiers qu'au moins, Harry Potter fait lire les enfants. Les condamnations - prononcées à titre personnel, nous en sommes d'accord - émanant de personnalités importantes de l'Eglise catholique sont rejetées comme autant d'avis privés, subjectifs et sans intérêt. Mais pourquoi donc Harry Potter est-il intouchable ?
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Harry Potter la controverse interdite

Parmi l'abondante, et souvent critiquable production des romans pour enfants et adolescents, il est vrai que nous aurions pu trouver d'autres têtes de Turc. Et nous nous serions trouvés, une fois de plus, dans le club très fermé des ronchons ringards qui non seulement osent ne pas aimer des livres mal écrits, moches, démoralisants, mais qui le disent et l'écrivent. Marie-Claude Monchaux, auteur en 1985 d'un salutaire catalogue d'horreurs - Ecrits pour nuire - est en ce domaine une pionnière ; et elle est restée bien seule. C'est pourtant bien souvent dans les écoles que nos enfants sont confrontés à ce poison - et c'est pourquoi le sujet d'Harry Potter a toute sa place dans cette chronique.
Pourquoi ? Pourquoi lui, alors que les livres scandaleux pullulent ? Eh bien, à cause de son succès, et de l'armée de sectateurs qui semble prête à se lever chaque fois que l'on ose un mot de trop sur le jeune Potter qui transforme nos dégoûtés de la lecture er dévoreurs de pavés de 700 pages.
Une catholique « chestertonienne » américaine, Nancy Carpentier Brown, vient même de publier un ouvrage qui veut y voir le plus grand roman épique chrétien de notre génération. Son « Guide familial catholique » pour accompagner Harry Potter tend à dédramatiser les aspects les plus horribles des romans en expliquant qu'il appartient aux parents de les lire et de décider si, oui ou non, il convient de les faire lire à leurs enfants pour en discuter et en tirer la substantifique moelle chrétienne.
Chesterton, ce grand converti, avait un amour très raisonné pour les contes et les romans policiers. Ces contes qui s'ouvrent souvent sur un interdit, une transgression, et qui progressent dans les affres de l'épreuve, pour culminer dans un jugement dernier, souvent après une rédemption... Mais je n'aurais pas osé, pour ma part, tirer la couverture chestertonienne à moi pour faire l'éloge du héros catholique qui sommeillerait dans Harry Potter.
Je préfère retenir une lettre du cardinal Ratzinger à une de ses connaissances (semble-t-il), Gabriele Kuby, auteur allemand d'un livre qui détaille les dangers de Harry Potter pour les enfants jeunes et adolescents. En substance, celui qui n'était alors pas encore pape félicitait le 7 mars 2003 cette « Très estimée, chère Madame Kuby ! » d'avoir mis en évidence « les séductions subtiles qui agissent sans être remarquées, et donc, d'autant plus en profondeur, et qui distordent le christianisme dans l'âme avant même qu'il puisse grandir de façon droite ».

Les amateurs n'ont pas apprécié. Ils ont donc claironné que le cardinal, qui dispose comme tout haut personnage, de personnel subalterne pour s'occuper de son courrier, s'est contenté de transmettre le livre de Gabriele Kuby à l'un de ceux-ci avec une vague remarque du genre : « Répondez-lui gentiment. »
Une importante polémique a même vu le jour . « le Pape » a-t-il condamné, ou non, les Harry Potter ? Certes non, nous dit-on, puisque le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi d'alors suggérait à Mme Kuby de faire parvenir son livre critique au Père Peter Fleetwood, du Conseil pontifical pour la culture.
On hurla donc à l'excessive sollicitation du texte par Gabriele Kuby et ceux qui, par la suite, l'ont publié. Aujourd'hui que le cardinal est devenu Pape, on ajoute qu'il s'était exprimé à titre purement privé, tout comme d'ailleurs l'exorciste de Rome, le père Gabriele Amorth qui avait confié, lors d'une interview, qu'à son avis le diable se cachait derrière les romans centrés sur la magie et la sorcellerie, toutes choses interdites au catholique.
(Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'il faut savoir distinguer entre le réel et l'imaginaire : la « magie » des contes de fées n'a rien à voir avec la recherche organisée du pouvoir sur les êtres et les choses par des adolescents en vertu de dons extraordinaires qu'ils possèdent en eux sans aucun mérite et que ce soit pour le bien ou le mal.)

Or il se trouve que la lettre du 7 mars 2003 est signée de la main de « Joseph Card. Ratzinger ». Et qu'elle fut suivie, après que Mme Kuby se fut adressée à lui pour demander sa permission de publier la teneur de son courrier, de cette réponse qu'on qualifiera difficilement d'impersonnelle : « D'une façon ou d'une autre, votre lettre a sombré dans la masse du courrier de voeux de Fêtes, d'anniversaire et de Pâques. Enfin cette pile a été traitée, et ainsi je peux maintenant volontiers vous permettre de vous autoriser de mon jugement sur Harry Potter. » La signature de cette lettre du 27 mai 2003 est une fois de plus manuscrite ; le ton est véritablement amical.

Mais les détracteurs des détracteurs d'Harry Potter n'en tiennent pas moins que la condamnation du cardinal Ratzinger est bien, sinon forcément un faux manifeste, du moins en tout cas une réponse irréfléchie d'un homme poli et trop occupé pour avoir lu les élucubrations de Mme Kuby.
Il faut dire que de l'eau a été apportée à leur moulin par le fameux Mgr Fleetwood qui accorda en 2003 une interview retentissante à Radio Vatican : on la ressort encore à toutes les sauces. Il y brocardait Mme Kuby, incapable selon lui de comprendre l'humour très britannique de la série des Harry Potter ; et il ajoutait qu'il ne voyait dans celle-ci « aucun problème ». Nos Potter-maniaques qui se gaussent du manque d'autorité des propos écrits d'un simple cardinal de l'Eglise catholique trouvent à l'absolution orale accordée par un membre (subalterne, lui) du Conseil pontifical pour la culture une valeur décidément universelle. Le Père Fleetwood pense qu'Harry Potter aide les enfants à voir la différence entre le bien et le mal ; c'est un jugement définitif.
Mais le bât blesse, et sérieusement. D'une façon qui devient un peu trop récurrente pour n'être pas voulue, il encourage les parents à se faire leur propre idée : en lisant Harry Potter. Mais pas n'importe quoi non, le premier tome, il doit suffire à juger la série tout entière... Technique d'endormissement ?
Car il est certain (et je l'ai éprouvé moi-même) que ce premier tome, précisément, est anodin. Beaucoup de gens qui affirment n'avoir rien trouvé de dérangeant dans les histoires de Potter avouent, après questionnement, ne pas avoir été au-delà de ce premier volume.
Les autres, ceux qui ont continué, étaient pris par la fascination de vouloir savoir la suite.
Et à ceux-là, on a beau montrer le caractère abominablement morbide de nombreuses scènes dans ces livres proposés aux enfants dès l'âge de huit ans, ils n'en démordent pas : il n'y aurait là rien de méchant.
Or le résumé-squelette de la série des Harry Potter (il faut le faire, c'est un exercice révélateur) montre que de façon récurrente l'intrigue repose sur des détournements, des distorsions des plus grands mystères chrétiens : le sacrifice (en l'occurrence, souvent non consenti ou alors à contrecaeur), l'Eucharistie, la Résurrection, j'en passe. L'âme s'y divise ; le bien n'est jamais tout à fait ce qu'il semble être et le mal, quoique vaincu, apparaît au bout du compte comme la seule référence absolue.
Mais que leur faut-il donc de plus pour rejeter Harry Potter ?

JEANNE SMITS

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