L'Espagne en quête de son passé (L'Express)

Vatican: l'Espagne en quête de son passé
Cécile Thibaud

A Madrid, le Parlement doit voter une loi réhabilitant la mémoire des victimes de la guerre civile et de la dictature franquiste. Le royaume continue de s'interroger sur les blessures mal fermées de son histoire. Le Vatican, lui, doit béatifier le 28 octobre les 498 martyrs espagnols du XXe siècle.

Au début de juillet 1936, Juan Duarte Martin quitte le séminaire de Malaga, où il vient d'être ordonné diacre, afin de passer l'été dans le village de ses parents, dans la sierra andalouse. Il est à peine arrivé qu'éclate, le 18 de ce mois-là, le coup d'Etat militaire dirigé par Franco, qui va déclencher la guerre civile, et avec elle une fureur antireligieuse. Des églises sont brûlées; les prêtres, traqués. Juan se cache, mais il est retrouvé par des miliciens zélés. Ces derniers le séquestrent, le torturent pendant des jours, l'émasculent, l'éventrent, avant de l'arroser d'essence pour le brûler vif. Il avait tout juste 24 ans.

Juan Duarte Martin est l'un des 498 martyrs espagnols du xxe siècle qui seront béatifiés, le 28 octobre, au Vatican. Son histoire atroce est semblable à celles d'autres victimes de la persécution religieuse, courte mais brutale, qui a fait 7 000 victimes, selon les historiens, entre juillet et décembre 1936. A ce détail près qu'il était le grand-oncle de José Andrés Torres Mora, député socialiste, ami et mentor politique de l'actuel président du gouvernement espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero. Torres Mora est, surtout, le principal défenseur du texte de loi dite de la «mémoire historique», en débat au Parlement, qui réhabilite la mémoire des victimes de la guerre civile et de la répression durant les quarante ans de dictature qui ont suivi.

Pendant qu'à Rome on préparait la béatification de son grand-oncle, il a ferraillé au Parlement de Madrid, négociant mot à mot le texte défendant l'honneur des «rouges» passés sommairement par les armes, village par village, à l'avancée des troupes franquistes, pour le seul crime d'avoir été syndicalistes, maîtres d'école ou, tout simplement, républicains déclarés. Il a bataillé afin de faire reconnaître la dignité des familles humiliées et victimes de représailles durant la dictature franquiste. Et pourtant, il sera aussi place Saint-Pierre, ce dimanche, avec sa famille, pour honorer la mémoire de ce grand-oncle qu'il n'a pas connu. Un mort de «l'autre côté».

Cette histoire croisée - du grand-oncle victime de la terreur «rouge» et du petit-neveu défenseur d'une loi qui prétend restaurer la mémoire des républicains - est à l'image complexe de l'Espagne de 2007, qui voit indéfiniment resurgir les fantômes de la guerre civile. Dans certaines villes, on peine encore à retirer une statue du Caudillo à cheval ou à débaptiser l'avenue du Généralissime. Récits, mémoires, fictions font un tabac en librairie comme dans les salles de cinéma. Chacun assure qu'il ne veut plus en parler. Mais le sujet, au bout du compte, refait toujours surface...

«Les blessures mal fermées continuent de suppurer», raconte Emilio Silva, petit- fils de républicain fusillé. Avec une poignée de bénévoles, il aide depuis sept ans des familles à localiser les fosses communes où ont été abandonnées les victimes d'exécutions sommaires. «Dans les villages, quand on ouvre une fosse, toutes les histoires intimes resurgissent. On sent une peur palpable chez les derniers témoins de l'époque. Ils n'en avaient parlé qu'à voix basse, souvent avec les volets fermés.»

Du côté des vainqueurs, les morts et leurs proches ont reçu honneurs, gloire et compensations. Du côté des vaincus, les républicains ont subi mépris, silence et oubli. Faut-il en parler? Pourquoi aujourd'hui? Soixante-dix ans après la guerre civile, et plus de trente ans après la mort du dictateur, l'Espagne s'interroge sur la façon de le faire. De droite comme de gauche, nombre de politiciens issus de la génération qui négocia, dans les années 1970, la sortie de la dictature et la transition vers une démocratie parlementaire craignent une rupture de ce pacte si âprement négocié. «Nous avions cherché ce qui nous unissait, pas ce qui nous séparait», rappelait récemment l'ex-ministre franquiste Manuel Fraga Iribarne.

«Nous sommes la génération des petits-enfants. Nous ne pouvons plus vivre conditionnés par la peur et les non-dits», affirme Carlota Alvarez, 42 ans, dont le grand-père et l'arrière-grand-père, héros du Parti galicien, ont été victimes de la répression. «Mon arrière-grand-père et mon arrière-grand-oncle ont été fusillés en 1936, raconte- t-elle. Mon grand-père a été emprisonné durant la dictature, la maison a été pillée et expropriée... Mes oncles ont vécu la peur au ventre toute leur vie. Ils ont porté le poids d'une faute inexistante.» Elle veut raconter la tête haute: «La loi reconnaît enfin que nos grands-pères n'étaient pas des délinquants, mais des hommes honnêtes. La perversité du franquisme a été de traiter les républicains comme des rebelles, alors que ce sont les partisans de Franco qui se sont soulevés contre un gouvernement démocratiquement élu en 1936. Ce sont eux, les illégitimes.»

Ce qui pourrait sembler une évidence face à l'Histoire continue d'incommoder certains en Espagne. Au sein du Parti populaire (droite), dont les élus se sont bornés à voter un tiers des articles de la future loi de mémoire, on persiste à présenter le coup d'Etat comme «nécessaire», et les années du franquisme comme un retour progressif à la paix sociale. «Une dictature qui dure quarante ans laisse forcément des traces profondes dans une société, estime l'historien Julian Casanova. Mais cela ne doit pas conditionner notre travail de mémoire. Certains ont du mal à reconnaître que, pendant qu'ils vivaient heureux, d'autres étaient victimes de persécution, de tortures, ou mouraient sous le garrot.»

Les points essentiels de la loi de mémoire

Les trois ans de guerre civile (1936-1939) ont fait 57 000 morts en zone républicaine et 100 000 en zone franquiste. Après la fin du conflit, 50 000 républicains ont été exécutés. Au moins 30 000 disparus républicains - plus de 80 000, selon les associations - auraient été jetés dans des fosses non identifiées. Voici les grands points de la loi de mémoire: reconnaissance des victimes des deux camps et des victimes de persécution religieuse; reconnaissance des victimes de la répression durant la dictature; déclaration d'illégitimitédes jugements politiques du franquisme; aide à l'accès aux archives; aide à la localisation des fosses communes et à l'exhumation des corps; amélioration des indemnisations; droit à la nationalité espagnole pour les fils d'exilés; obligation de retirer les monuments, plaques et noms de rues exaltant le soulèvement militaire, la guerre civile ou la répression.

Quel fut le rôle de l'Eglise?

La béatification au Vatican de 498 martyrs victimes de persécution religieuse (2 tués en 1934 et 496 tués en 1936) relance le débat sur le rôle de l'Eglise et sa connivence avec le franquisme. «Les assassinats de religieux ont lieu presque uniquement durant les cinq premiers mois du conflit, [...] où le gouvernement républicain, déstabilisé par le coup d'Etat, s'effondre [...], souligne l'historien Santos Julia, professeur à l'université Uned (enseignement à distance), à Madrid, et auteur de nombreux livres sur la guerre civile. Ces persécutions cessent en décembre 1936,dès que le pouvoir se recompose. Les religieux sont tués moins pour leur foi que parce que l'Eglise est perçue comme un pouvoir politique. Dès 1931, les évêques se sont élevés contre la république. Pendant la guerre civile, ils ont alimenté et fomenté la répression, en bénissant la ''croisade'' franquiste et en ''sacralisant la terreur'', selon les paroles de Georges Bernanos. Ils ont armé le bras de ceux qui ont tué des dizaines de milliers de gens aussi pauvres et aussi innocents que les 498 martyrs. Ils ont maintenu et organisé la répression sociale sous la dictature. L'Eglise, qui parle de pardon et de réconciliation, ne s'est toujours pas expliquée sur ce chapitre.»