Spe Salvi par l'Huma (3)

« Le pape enferme l’Église catholique dans une posture sectaire »

Par Frédéric Lenoir, chercheur associé au Centre d’études du fait interdisciplinaires du fait religieux, directeur du Monde des religions

Le pape explique dans son encyclique que « la véritable erreur de Marx est le matérialisme » et qu’il a « oublié l’homme et sa liberté ». Est-ce le symbole d’une rupture effective entre chrétiens et marxistes ?

Frédéric Lenoir. Je suis tout à fait d’accord sur le fait qu’une vision purement matérialiste ne suffit pas à l’homme qui a besoin de sens, de beauté, d’amour, de poésie pour vivre pleinement. L’homme ne peut pas atteindre toutes ses dimensions à travers le seul prisme du matérialisme radical. En revanche, quand le pape dit que le marxisme nie la liberté, cela pose problème. Dans ses fondements mêmes, le marxisme n’est pas une négation de la liberté humaine. Même si dans ses applications historiques il y a eu en effet négation des libertés individuelles. Mais l’Église non plus n’est pas exempte de ces dérives où la liberté individuelle, pourtant l’un des pivots de l’enseignement du Christ, a été niée au profit du groupe. Elle a pratiqué l’Inquisition pendant cinq siècles, en négation totale de la liberté de conscience.

Dans votre ouvrage le Christ philosophe, qui vient de paraître, vous apportez une lecture renouvelée de l’Évangile, axée sur l’égalité, la justice et le partage. Va-t-elle à l’encontre des préconisations actuelles du pape ?

Frédéric Lenoir. Le christianisme n’est pas qu’une religion. Le message évangélique propose de grands principes éthiques universels, par exemple l’égalité, la liberté, la justice, le partage, la non-violence et l’amour du prochain, ou la séparation du politique et du religieux. Ces valeurs ont constitué un véritable bouleversement des mentalités. Car si l’on se penche sur les sociétés antiques, elles sont construites sur une inégalité foncière entre les individus en fonction de leur naissance. Or, le Christ prône une égale dignité entre les êtres humains. De même appelle-t-il à un plus juste partage des richesses et met l’amour du prochain au sommet de toutes les vertus. Il s’agit bien d’une révolution radicale qui aura des répercussions très lointaines jusque sur la pensée des Lumières et la pensée marxiste. Celle-ci va reprendre les principes évangéliques d’égalité, de partage et de justice sociale… Un certain nombre de penseurs marxistes comme Rosa Luxemburg ont d’ailleurs considéré que le premier communisme était l’Évangile. Il existe cependant une rupture entre marxisme et christianisme : Jésus dit « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Donc, il ne cherche pas à appliquer ces principes-là par la force, la violence ou par une révolution. Il les livre aux individus, appelant à une transformation intérieure, à la différence de Marx pour qui il n’y a pas de vie éternelle et qui exhorte à une révolution terrestre. Il appelle à un changement des conditions socio-économiques pour vivre justice et partage sur Terre. Son « messianisme terrestre » implique une évolution brutale. Il appelle à la violence politique pour établir une société juste. Voilà pourquoi l’Église a toujours condamné la théologie de la libération, craignant qu’elle incite à la violence et à la révolte politique. Mais les principaux théologiens de la libération n’ont jamais appelé à une révolution sanglante pour abolir les classes. Ils mettent plutôt en évidence les principes évangéliques pour contester certains régimes en place en Amérique latine.

Comment percevez-vous Benoît XVI ?

Frédéric Lenoir. C’est un personnage extrêmement réactionnaire, un des théologiens les plus conservateurs de la Curie romaine. Il enferme l’Église dans une posture sectaire de peur du monde moderne qui rappelle celle de Pie IX au XIXe siècle, et il est en train de faire marche arrière sur toutes les avancées qu’avait réalisées Jean-Paul II dans le domaine du dialogue oecuménique et interreligieux. On est loin des Évangiles !

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