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Spe Salvi
Benoît XVI et l'"affirmative orthodoxy"

John Allen dresse à sa manière le bilan de l'année 2007 de Benoît XVI.
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Alors que la presse italienne, commentant les chiffres d'affluence record au Vatican publiés par la Préfecture de la Maison Pontificale, titre sur "L'effet Benoît", lui aussi, avec sa manie bien américaine de tout ramener aux statistiques, fait parler les nombres et souligne que, pour la troisième année de son pontificat, Benoît XVI n'a fait que 2 "premières pages" du New-York Times!
Ce qu'il explique par sa formule "man bites dog/ dog bites man", expression déjà rencontrée dans un de ses articles, et que Catherine avait eu la gentillesse de m'expliquer. (ici)

Un Pape qui prêche l'Evangile, c'est évidemment "dog bites man" (un chien qui mord un homme) c'est donc une banalité qui ne mérite pas de susciter l'intérêt des journaux.

Il écrivait d'ailleurs déjà, à propos du livre "Jésus de Nazareth": ....il y avait peu d'intérêt à creuser davantage, essentiellement parce qu'un Pape discutant de Jésus-Christ constitue pour la plupart des gens le fin du fin du 'dog bites man' -- c'est-à-dire la chose au monde la plus naturelle!."

Cette boutade mise à part, analysant les actes et les discours du Pape au cours des mois écoulés, il voit émerger ce qu'il qualifie de "Affirmative Orthodoxy": expression intraduisible, analogie avec affirmative action, ce que nous traduisons en français par discrimination positive.

"Orthodoxie positive" pourrait donc convenir, d'autant plus que c'est plutôt bien vu, et que cela donne une lumière très réaliste sur les intentions de Benoît XVI, et, aussi, très originale .

Pour résumer, il s'agit de la volonté de recentrer la doctrine catholique sur ses "fondamentaux":
"Le coeur de son message était le Christ, en particulier le caractère indispensable du Christ dans les efforts visant à construire un monde plus humain."
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Par "affirmative orthodoxy", j'entends une défense tenace des éléments fondamentaux de la doctrine catholique classique, mais présenté de façon résolument positive.
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Article original en anglais sur le site de NCR: 2007's neglected story: Benedict XVI and 'Affirmative Orthodoxy'
Ma traduction



Un épisode de 2007 passé inaperçu:

Benoît XVI et l'"Affirmative Orthodoxy"
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Alors que l'avalanche annuelle des analyses de fin d'année et des listes "les dix meilleurs/les dix derniers" tire à sa fin, voilà un fait saillant de 2007 que, jusqu'à présent, personne ne semble avoir relevé: durant cette période de 12 mois, le Pape Benoît XVI a fait la première page du New York Times exactement deux fois.

La première fois, c'était le 8 janvier, avec la démission de son candidat comme archevêque de Varsovie, au milieu des accusations de collaboration avec la police secrète de l'ère communiste, la seconde le 7 mai, avec un coup d'œil prospectif sur son voyage au Brésil. A part cela, tous les autres évènements pontificaux importants de l'année, depuis les documents sur la "messe en latin" et la " seule véritable Eglise" , jusqu'au voyage en Autriche et à l'encyclique sur l'espérance, ont été bien en retrait.

Pour saisir la signification de cette remarque, il faut considérer que 2007 a essentiellement été la troisième année de Benoît en tant que pape. A titre de comparaison, Jean-Paul II dans sa troisième année a fait au moins 25 fois la première page du NY Times. Même en faisant abstraction des 13 couvertures consacrées à la tentative d'assassinat du 13 mai 1981, Jean-Paul, comme "newsmaker", a surpassé Benoît dans un rapport de 1 à 6.

On pourrait expliquer le contraste en termes de personnalité - Jean-Paul la rock star, Benoît le professeur - mais je soupçonne que l'élément le plus déterminant a été le message de "retour aux fondamentaux" de Benoît, en 2007.
Le coeur de son message était le Christ, en particulier le caractère indispensable du Christ dans les efforts visant à construire un monde plus humain.
Tel était le fil rouge qui courait à travers son discours au Brésil, il a été au coeur de son livre Jésus de Nazareth, et il refait surface à maintes reprises dans ses autres écrits et discours.

Franchement, un pape qui prêche le Christ apparaît tout simplement comme «le chien qui mord un homme" (“dog bites man” ) auprès de la plupart des éditeurs de presse.

Pourtant, sous ce vernis familier, il y avait quelque chose d'original quant à la façon dont Benoît a présenté les 'fondamentaux' chrétiens en 2007, à tel point que je le désignerais peut-être comme le plus important épisode relatif à la papauté passé inaperçu en 2007. Pour résumer en une formule, je l'appelerais l'urgence de l'«Affirmative Orthodoxy" comme clé d'interprétation de la papauté de Benoît.

Par "affirmative orthodoxy", j'entends une défense tenace des éléments fondamentaux de la doctrine catholique classique, mais présenté de façon inlassablement positive. Benoît semble convaincu que le fossé entre la foi et la culture contemporaine laïque, que Paul VI a appelé «le drame de notre époque", a ses racines en Europe, depuis la Réforme, les guerres de religion, et le siècle des Lumières, ce qui a entraîné une tendance à voir le christianisme comme un système largement négatif d'interdictions et de contraintes.
En effet, le projet de Benoît consiste à réintroduire le christianisme à partir des racines, insistant sur le positif, plutôt que sur le négatif (what it’s for rather than what it’s against).

Cet esprit d'"affirmative orthodoxy" était clair dans la première encyclique de Benoît "Deus caritas est", dans laquelle le pape établit une base philosophique et spirituelle de l'église sur l'enseignement de l'amour humain. Son encouragement envers la Commission théologique internationale à mettre de côté l'hypothèse des limbes en offre un autre exemple. Sans édulcorer l'enseignement traditionnel selon lequel la grâce du Christ, normalement amenée par le baptême, reste essentielle pour le salut, Benoît met néanmoins l'accent sur l'espérance.

Deux exemples plus récents mettent cela en évidence.
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- Dans sa récente encyclique, spe Salvi, Benoît prend encore une fois une doctrine chrétienne classique ,généralement considéré comme source d'inquiétude et lui donne un tour positif. Dans ce cas, la doctrine est le Jugement Dernier, souvent présentées au fil des siècles de théologie chrétienne, de prédication et de représentation artistique comme une menace implicite - obéir à la loi de Dieu ou affronter la damnation éternelle. Au lieu de cela, Benoît présente le jugement dernier comme une expression de l'espérance - plus précisément, de l'espérance que la justice finira par triompher dans un monde où le mal et la corruption semblent trop souvent avoir la haute main.
"La foi dans le jugement dernier est d'abord et avant tout l'espérance - dont la nécessité a été très évidente dans les bouleversements des siècles derniers," écrit Benoît.
"Je suis convaincu que la question de la justice constitue l'essentiel des arguments, ou en tout cas le plus fort argument en faveur de la foi en la vie éternelle", a dit le pape. "Ce n'est qu'en considérant l'impossibilité que l'injustice de l'histoire ait le dernier mot que la nécessité du retour du Christ et de la vie nouvelle deviennennt pleinement convaincants."

- Benoît a fourni une autre illustration de l"affirmative orthodoxy" dans son discours annuel à la Curie Romaine, le 21 Décembre. Cette fois, le sujet était l'évangélisation, ou le désir missionnaire de convertir au catholicisme.
Conformément à l'orientation générale d'une récente note doctrinale de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Benoît a insisté sur le fait que l'Eglise ne peut renoncer à l'impératif missionnaire. Pourtant, il a fait valoir que la motivation de cet acte n'est pas que les gens vont être damnés, mais que c'est seulement grâce à l'évangélisation que le Royaume de Dieu annoncé par Jésus, avec ses promesses de réconciliation et de vrai bonheur, pourra atteindre son potentiel maximal dans l'histoire.
Saint-Paul lui-même se sentait investi d'une sorte d'"obligation" d'annoncer l'Évangile, non pas tant par souci pour le salut des non-baptisés n'ayant pas encore entendu l'Evangile, mais plutôt parce qu'il était conscient que l'histoire dans sa totalité ne pourrait parvenir à son accomplissement tant que tout les gens n'auraient pas été touchés par l'Evangile ", dit Benoît.
«Il est tellement important que les forces de réconciliation, de paix, de justice et d'amour atteignent l'humanité aujourd'hui", dit le pape. "Il est tellement important, pour l'équilibre de l'expérience humaine, que ces forces soient éveillées et renforcées, contre les sentiments et les réalités de la violence et de l'injustice qui les menacent."
«Grâce à la rencontre avec Jésus et ses saints, à travers la rencontre avec Dieu, l'équilibre de l'humanité est renforcée par ces forces du bien, sans laquelle tous nos projets d'ordre social ne deviennent jamais réalité, mais, face à la pression extraordinaire d'autres intérêts contraires à la paix et la justice, restent seulement des théories abstraites », dit Benoît.
L'argument traditionnel en faveur de l'oeuvre missionnaire a été la précarité du salut individuel sans le baptême et les sacrements - en d'autres termes, une préoccupation largement négative que les âmes peuvent être perdues. Le point de départ de Benoît est différent. Le motif de la mission, suggère-t-il, est plutôt la conviction positive que le grand rêve humain de justice et de paix doit avoir le Christ comme fondement, faute de quoi il restera à l'état de promesses vaines.
En d'autres termes, Benoît a subtilement glissé d'un argument individualiste en faveur de l'évangélisation au bonheur collectif de l'humanité.

Benoît XVI a lui-même fourni la logique de l'«affirmative orthodoxy» dans une interview accordée en 2006 à des journalistes allemands avant son voyage en Bavière. Voici la partie concernée de l'échange, tel qu'il a été enregistré par la radio allemande Deutsche Welle:
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Question : Il y a un mois environ vous étiez à Valence pour la rencontre mondiale des familles. Ceux qui vous ont écouté attentivement – comme nous avons essayé de le faire à Radio Vatican – ont noté que vous n’avez jamais prononcé les mots « mariages homosexuels », que vous n’avez jamais parlé d’avortement ni de contraception. Des observateurs attentifs ont trouvé que cela était intéressant!
A l’évidence votre intention est d’annoncer la foi et non pas de parcourir le monde comme un « apôtre de la morale ». Pouvez-vous commenter cela?

Benoît XVI : Oui, naturellement. Il faut avant tout dire que j’avais à ma disposition pour parler en tout deux fois 20 minutes. Et quand on a aussi peu de temps, on ne peut pas en venir à bout en disant simplement non. Il faut savoir avant tout ce que nous voulons réellement, n’est-ce pas? Et le christianisme, le catholicisme, n’est pas une somme d’interdits, mais une option positive. Et il est très important que cela soit à nouveau visible, car aujourd’hui cette conscience a presque totalement disparu. On a tellement entendu parler de ce qui n’était pas permis qu’il est nécessaire de proposer aujourd’hui nos idées positives: nous avons une idée positive à vous proposer à savoir que l’homme et la femme sont faits l’un pour l’autre, que la séquence - pour ainsi dire - sexualité, éros, agapè, indique les dimensions de l’amour et que c’est sur cette voie que se développe en premier lieu le mariage, qui est la rencontre débordante de bonheur et de bénédiction d’un homme et d’une femme, et puis la famille qui garantit la continuité entre les générations, et où les générations se réconcilient entre elles et où même les cultures peuvent se rencontrer. Il est donc important, avant tout de mettre en évidence ce que nous voulons. En second lieu, on peut aussi voir ce que nous ne voulons pas et pourquoi. Et je crois qu’il faut voir et réfléchir, car, et ce n’est pas une invention catholique, l’homme et la femme sont faits l’un pour l’autre afin que l’humanité continue à vivre: toutes les cultures le savent.
En ce qui concerne l’avortement, il n’entre pas dans le sixième mais dans le cinquième commandement: « tu ne tueras point!». Et cela nous devons le considérer comme une évidence et nous devons toujours réaffirmer que la personne humaine commence dans le sein de sa mère et reste une personne humaine jusqu’à son dernier souffle. L’homme doit toujours être respecté en tant qu’homme. Mais cela devient plus clair si on a commencé par dire ce qu’il y a de positif.
(voi ici , ndt)
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Je vais essayer de placer cette "Affirmative orthodoxy» dans une perspective historique.

Confronté à un grand défi lancé à ses convictions profondes, trois alternatives psychologiques se présentent à chacun:
- rejeter le défi à travers une défense acharnée de ses convictions
- reconnaître le bien-fondé du défi, et ajuster ses idées et son comportement en conséquence
- reconnaître le bien-fondé du défi, et réarticuler ses convictions dans un effort pour démontrer qu'elles répondent mieux que les solutions alternatives aux aspirations du 'challenger'.

Appliquant cela au conflit entre le catholicisme et la modernité, on pourrait dire, en gros, que la première possibilité domine la majeure partie du 19ème et le début 20ème siècle, avec le "Syllabus des Erreurs" et les campagnes anti-modernistes. Il s'agissait essentiellemnt d'une grande réaction défensive contre la laïcité, qui a encore des échos dans les milieux influents de la pensée catholique. La deuxième possibilité l'a emporté lors du Concile Vatican II (1962-65) et a défini le projet du libéralisme catholique depuis lors: réformer l'église pour mieux prendre en compte certaines des valeurs fondamentales de la modernité, telles que la tolérance, le pluralisme, et démocratie.

Toujours à grands traits, une grande partie de la politique de l'église de l'après-Vatican II peut être comprise comme un affrontement entre ces deux pulsions.
Dans une certaine mesure, la troisième possibilité est resté un chemin inexploré, ce qui en rend l'émergence dans les grandes lignes du magistère de Benoît particulièrement intriguante.

Jusqu'à quel point l'"affirmative orthodoxy" se révélera persuasive, ou si elle aura le dernier mot devant le défi posé par la modernité, cela reste à voir. De toute évidence, ceux qui croient que l'Eglise catholique a besoin d'importantes réformes dans ses doctrines et ses structures ne la trouveront pas satisfaisante. Mais au moins la notion d'"affirmative orthodoxy" fournit une clé de compréhension pour ce que Benoît semble être en train d'accomplir petit à petit, d'une manière qu'il pourrait sembler difficile de prévoir ou de comprendre.

A un niveau personnel, "l'affirmative orthodoxy" marque également une remarquable métamorphose de Joseph Ratzinger - autrefois connu comme le "Docteur No" du Vatican - (once known as the Vatican’s great “Doctor No”) qui, aujourd'hui, semble chercher à devenir le "pape de l'espérance."

Pour ceux qui ont le sens de l'histoire catholique récente, cela seul mériterait d'être considéré comme une nouvelle.



Conclusion


John Allen avait déjà développé cette idée de "réaffirmer l'identité catholique" dans un article publié en juillet 2007, et partiellement traduit ici: beatriceweb.eu .
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Il est clair qu'il est très intrigué par Benoît XVI: cette perplexité s'était déjà traduite dans un article où il mettait en perspective des décisions en apparence opposées: Un pape de surprise

Des amies m'ont parlé de son livre sur Benoît XVI, écrit en 2000: « Pope Benedict XVI - A biography of Joseph Ratzinger ».
Je ne l'ai pas lu.
Mais je n'ai aucune raison de ne pas les croire, lorsqu'elles me disent que le livre était très critique, voire violent.

Sheelagh, qui en achève la lecture, m'écrit à ce propos:
John Allen me surprend vers la fin de son livre. Ses dernières pages sont vraiment respectueuses de l'homme "don de Dieu"... Il lui donne raison sur plusieurs points très importants - mais on y arrive seulement après avoir lu des pages qui critiquent, qui se moquent et qui sont parfois même, selon moi, très malveillantes.

Il faut donc croire qu'il a parcouru un vrai chemin, mais qu'il lui reste des traces de son hostilité passée: est-ce seulement de l'humour, lorsqu'il évoque Joseph Ratzinger – once known as the Vatican’s great “Doctor No” ...?
En tout cas, cela confirme l'analyse de Patrice de Plunkett sur l'effet Benoît XVI dans le milieu des journalistes (encore qu'il soit téméraire d'incorporer le vrai et érudit spécialiste qu'est John Allen dans la cohorte assez informe que ce vocable recouvre dans les propos de P. de Plunkett...)



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