La lettre du prince Ghazi bin Muhammad bin Talal

Au cardinal secrétaire d’état Tarcisio Bertone
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Eminence,

Je vous remercie de votre aimable lettre datée du 19 novembre 2007, dont un exemplaire m’a été remis par le nonce apostolique en Jordanie le 27 novembre 2007.
Je ne suis que l’un des 138 signataires initiaux de la lettre ouverte "Une parole commune entre vous et nous", mais, pour répondre à votre lettre, j’ai contacté et consulté plusieurs hauts responsables et spécialistes religieux Musulmans qui ont signé la lettre ouverte ou lui ont ultérieurement apporté leur soutien. Ils ont gracieusement consenti à ce que je coordonne cette affaire pour eux. C’est pourquoi je puis maintenant vous répondre, pour eux et pour moi, de la manière suivante.

Tout d’abord, nous vous remercions de votre réponse, c’est-à-dire votre lettre et vos suggestions amicales. Nous vous prions également de transmettre nos remerciements à Sa Sainteté le pape Benoît XVI pour ses encouragements personnels et pour l’intérêt qu’il a manifesté.

Deuxièmement, nous sommes également très désireux de rencontrer Sa Sainteté à Rome. En effet nous avons eu connaissance de la récente visite au Vatican de Sa Majesté le roi Abd Allah bin Abd Al-Aziz d’Arabie Saoudite, Gardien des Deux Lieux Saints, ce qui nous encourage.

Troisièmement nous acceptons vraiment, en principe, le dialogue que vous avez proposé ainsi que le concept général et l’organisation. Nous enverrons toutefois, à la date qui vous conviendra le mieux en février ou mars 2008, si Dieu le veut, trois représentants pour définir avec Votre Eminence ou ses représentants les détails d’organisation et les procédures. Si Votre Eminence a une préférence pour telle ou telle date à l’intérieur de la période indiquée ci-dessus, nous la prions de nous informer en conséquence.

Quatrièmement, nous recevons la lettre de Votre Eminence comme une réponse à notre Lettre Ouverte Une Parole Commune. De plus Votre Eminence dit que : "Sa Sainteté a été particulièrement impressionnée par l’attention qui est donnée, dans la lettre, au double commandement de l’amour de Dieu et du prochain" et "que nous pouvons et devons donc prêter attention à ce qui nous unit, c’est-à-dire la foi en un Dieu unique, le Créateur prévoyant et le Juge universel qui, à la fin des temps fixera le sort de chaque être humain en fonction de ce qu’il ou elle aura fait" et cela sans jamais "négliger ou minimiser nos différences en tant que Chrétiens et Musulmans".
Nous comprenons donc que la dimension intrinsèque de ce dialogue spécifique Catholiques-Musulmans sera fondée, si Dieu le veut, sur notre lettre Une Parole Commune – qui est essentiellement, comme vous le savez, une affirmation du Dieu unique et du double commandement de l’amour de Dieu et du prochain – même s’il se révèle qu’il y a des différences entre nous quant à l’interprétation ou la compréhension du texte de cette lettre, chacun s’appuyant sur sa sensibilité et ses traditions religieuses. Ces différences elles-mêmes sont probablement aussi un sujet de discussion entre nous et devraient être une occasion de respect et de célébration réciproques, et non de disputes qui divisent.

Nous croyons aussi que Sa Sainteté Benoît XVI a proposé de prendre les Dix Commandements (Exode 20, 2-17 et Deutéronome 5, 6-21) comme base de dialogue entre Juifs, Chrétiens et Musulmans. Nous n’avons pas d’objection à prendre, en outre, cette excellente idée comme base de la dimension extrinsèque de notre dialogue (puisque ces Commandements sont également prescrits plusieurs fois dans le Coran, sous différentes formes), à l’exception du Commandement de respecter le jour du Sabbat, que le saint Coran cite comme ayant été institué par Dieu pour les Anciens Israélites mais que les Musulmans ne sont plus tenus de respecter en tant que tel. Par "intrinsèque", j’entends ce qui se réfère à nos âmes et à leur constitution intérieure et, par "extrinsèque", j’entends ce qui se réfère au monde et donc à la société.

Nous comprenons donc que c’est sur cette base intellectuelle et spirituelle commune que nous allons poursuivre, si Dieu le veut, un dialogue portant sur les trois sujets généraux de discussion que Votre Eminence a sagement mentionnés dans sa lettre: (1) "Respect effectif de la dignité de tout être humain"; (2) "Connaissance objective de la religion de l’autre" par "le partage de l’expérience religieuse" et (3) "Engagement commun à promouvoir le respect et l’acceptation mutuels auprès de la jeune génération". Nous pourrions peut-être aussi discuter de la manière de donner aux résultats de notre dialogue sur ces trois sujets une application concrète entre Chrétiens et Musulmans, également fondée sur "Une Parole Commune" et sur les Dix Commandements (à l’exception de la remarque ci-dessus à propos du Sabbat).

Cinquièmement, notre "vision" du dialogue a été exprimée exactement par le communiqué publié par quelques uns des délégués musulmans à l’occasion de la rencontre "Pour un monde sans violence: religions et cultures en dialogue", (Naples, 21-23 octobre 2007, à la communauté de Sant’Egidio), qui déclarait:

Par définition le dialogue a lieu entre des personnes dont les points de vue sont différents, pas entre des gens qui sont du même avis.
Dans le dialogue, il ne s’agit pas d’imposer son avis à son interlocuteur, ni de décider soi-même ce dont l’autre est capable ou incapable, ni même ce qu’il croit. Le dialogue commence avec une main ouverte et un cœur ouvert. Il propose mais ne décide pas tout seul du programme. Il s’agit d’écouter l’autre quand il exprime librement son point de vue et de s’exprimer soi-même. Le but est de voir où il y a des points communs afin de s’y rencontrer et, de cette façon, de rendre le monde meilleur, plus pacifique, plus harmonieux et plus aimant.

Notre "raison" de dialoguer est essentiellement que nous voulons chercher la bonne volonté et la justice pour pratiquer ce que nous, Musulmans, appelons rahmah (et qu’il vous plaît d’appeler caritas) afin de chercher par ce moyen Rahmah auprès de Dieu. Le prophète Mahomet (paix et bénédiction de Dieu sur lui) a dit: A celui qui ne manifeste pas de miséricorde, il ne sera pas manifesté de Miséricorde (Sahih Bukhari, Kitab Al-Adab, n° 6063).

Enfin notre "méthode" de dialogue est en accord avec le Commandement Divin qui figure dans le Saint Coran: Ne discutez avec les gens du Livre que de la manière la plus courtoise, sauf avec ceux d’entre eux qui font le mal (et qui vous blessent). Dites: "Nous croyons à la révélation qui est descendue vers nous et à la révélation qui est descendue vers vous. Votre Dieu et notre Dieu sont Un et nous Lui sommes soumis" (Al-Ankabut, 29:46).

Nous sommes convaincus, bien sûr, que votre attitude générale envers le dialogue est semblable à la nôtre, puisque nous avons le plaisir de lire (dans la première épître aux Corinthiens 13, 1-6) ces paroles de Saint Paul :

"Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se rengorge pas. Elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal. Elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité".

Je ne mentionne ces derniers éléments qu’en raison de quelques déclarations récentes provenant du Vatican et de certains de ses conseillers – elles ne peuvent pas avoir échappé à l’attention de Votre Eminence – à propos du principe même du dialogue théologique avec les Musulmans.
Néanmoins, même si beaucoup d’entre nous considèrent que ces déclarations ont été remplacées par votre lettre, nous souhaitons vous redire que, comme vous, nous considérons qu’un accord théologique complet entre Chrétiens et Musulmans n’est, par définition, pas possible en soi, mais que nous souhaitons encore chercher et promouvoir une position commune et une coopération fondée sur nos points d’accord (comme indiqué ci-dessus) – que nous souhaitions appeler cette sorte de dialogue "théologique" ou "spirituel" ou toute autre chose – dans l’intérêt du bien commun et en vue du bien du monde entier, si Dieu le veut.

Je profite de cette occasion pour vous exprimer mes meilleurs vœux et mon profond respect et je vous prie de transmettre à Sa Sainteté le Pape Benoît XVI nos meilleurs vœux anticipés de très joyeux et paisible Noël.

Ghazi bin Muhammad bin Talal

Amman, Jordanie, le 12 décembre 2007






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