Prière pour la conversion des juifs

Difficile de contenter tout le monde.

Hier soir, une dépêche lapidaire de l'AFP, relayée par la Croix, titrait:
Le pape modifie une prière "pour la conversion des juifs" du vendredi saint
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« ... La version corrigée par Benoît XVI supprime la référence à l'obscurité et incite à prier pour les juifs afin que Dieu "illumine leur coeur".
Plusieurs organisations juives, dont le centre Simon Wiesenthal, s'étaient inquiétées du maintien de la prière incriminée dans la messe en latin du Vendredi saint lorsqu'elle avait été à nouveau libéralisée le 7 juillet dernier par un décret du pape.
La prière avait déjà été modifiée en 1962 avec la suppression de l'expression "juifs perfides".
»
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Immédiatement, une partie du monde traditionaliste, par la voix d'un forum qu'ils fréquentent s'emparait de l'information et laissait éclater son désarroi (?) ou son indignation!
Echantillon (plutôt modéré...):
« Quelle tristesse, que d'espoirs déçus. Pourquoi notre saint-Père doit-il céder aux sirènes du temps présent au détriment de la Foi ?
que comprendre de ce texte ? Pourquoi porter atteinte à la Foi ?
»

Reconnaissons que sur le même forum, on lisait, en défense du Pape -qui n'en a certes pas besoin- des réactions très convaicantes:
« Je suis un peu consterné de voir que ceux qui applaudissent le pape Benoit XVI lorsqu'il publie son motu prorio, sont souvent les mêmes qui remettent en cause son autorité lorsque ce même pape les dérange.
Oui ou non allons-nous enfin obéir au Vicaire du Christ, dans un esprit de foi et profonde révérence,sans passer son temps à discuter ce qu'il faut mettre en oeuvre sans état d'âme?
»

Andrea Tornielli, qui avait anticipé la nouvelle il y a une bonne quinzaine de jours, rapporte l'épisode sur "Il Giornale".
Et donne un peu plus de détails, nous apprenant en particulier que le président de l'assemblée des rabins d'Italie ne s'estimait pas satisfait par la nouvelle formulation, qu'il trouve tout aussi peu satisfaisante que la précédente.
Article original sur le site du quotidien "Il Giornale"
Ma traduction.



Dans "Il Giornale"

Et le Pape va à la rencontre des juifs : prière changée
Disparition de l'"aveuglement" dans la prière pour les juifs.
Le rabbin : "Cela ne suffit pas, il reste l'invitation à la conversion"
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La modification a été publiée sur l'Osservatore Romano : Benoît XVI "a disposé" que soit changée la prière pour les juifs du Vendredi Saint dans le missel préconciliaire libéralisé par le récent Motu Proprio "Summorum Pontificum".
... Dans la nouvelle formulation la référence à l'"aveuglement" de peuple juif a disparu.
Dans le vieux texte, aujourd'hui aboli, on priait - en latin - pour la conversion des juifs en demandant à Dieu de soustraire "ce peuple... à ses ténébres" et d'en ôter "l'aveuglement" (terme tiré d'une lettre de Saint-Paul).
L'été dernier, après la publication du Motu Proprio qui libéralisait la Messe pré-conciliaire, beaucoup de voix inquiètes venant du monde juif s'étaient levées. Les rabbins chefs de Jérusalem, guides des communautés séfarades et askénazes, avaient écrit à Ratzinger pour demander la modification de la prière du Vendredi Saint.
Dans la nouvelle version, on prie (en latin) pour les juifs: "Que le Seigneur illumine leurs coeurs afin qu'ils reconnaissent Jésus-Christ, sauveur de tous les hommes".

Le chemin du rapprochement avait déjà commencé sous Pie XII, lequel avait fait préciser par la Congrégation des rites que l'ancienne formulation "pro perfidis judaeis" signifait "pour les juifs qui n'ont pas la foi" et pas "pour les juifs perfides".
Jean XXIII, en 1959, élimina tant le "perfidis" que la référence suivante à la "perfidie" judaïque.
Mais dans la prière les références à l'"aveuglement" et aux "ténébres" du peuple hébreu étaient restées.
Évêques et prélats engagés dans le dialogue avec le monde hébreu ont sollicité le Saint siège d'intervenir et une ouverture en ce sens avait été manifestée en Juillet dernier par le cardinal Secrétaire d'État Tarcisio Bertone qui avait parlé de la possibilité d'une correction.
La décision de Benoît XVI est une main tendue à la communauté juive, qui a invité le Pontife à visiter la Synagogue de Rome.
On sait que le Pape désirerait beaucoup pouvoir se rendre en Terre sainte en 2009, même si les conditions actuelles des négociations bilatérales entre Israël et le Saint-Siège pour la solution de quelques problèmes juridiques et administratifs sont "en haut mer".

Un pas important vers le dialogue et la compréhension, donc?
Les premières réactions du monde juif ne semblent pas le confirmer.
"La nouvelle version n'est pas très différente de la précédente - observe le rabbin Giuseppe Laras, président de l'Assemblée des rabbins d'Italie -. Le fait qu'on prie afin que Dieu "éclaire" les juifs signifie en somme qu'ils ne sont pas dans la lumière, donc aveuglés, même si on a été enlevé le mot plus fort. Ce qui me préoccupe est cependant la seconde partie de la formule, celle dans laquelle est restée la prière pour la reconnaissance de Jésus de la part des juifs. Je crains qu'elle n'aille en arrière, si elle ne bloque pas le dialogue juif-chrétien, étant donné qu'il y a quelques composantes du monde juif qui craignent que le dialogue soit en réalité destiné à convertir au christianisme ".



Des pressions considérables

Il ne faut pas négliger les pressions considérables qui ont dû s'exercer sur le Saint-Père à ce sujet (il ne s'agit évidemment en aucun cas de dire qu'il a cédé à ces pressions -voir plus bas).
John Allen, par exemple, en parle depuis un an, il y voyait la principale raison qui, l'année dernière, justifiait le retard dans la publication du Motu Proprio. Qui sait si ces rumeurs insistantes n'étaient pas une manière de "créer" l'évènement?

Je renvoie en particulier à un paragraphe de l'article "Les risques du motu proprio" datant du 20 avril 2007, intitulé "Vatican II et les relations avec les juifs":
Je crois utile de le reproduire ici:



Relations avec les juifs (J. Allen)

Parmi les débats certains d'émerger [à la publication du MP], il y a toutes les inquiétudes concernant les relations judeo-chrétiennes.
L'échange entre Kasper (ndt: responsable des relations juifs/chrétiens) et le Conseil International des Chrétiens et des Juifs, basé en Allemagne, illusre ce qui est en jeu.
Le frère John Pawlikowski, un américain, a écrit à Kasper le 29 mars, au nom des instances exécutives du Conseil Chrétiens-Juifs. Pawlikowski, un expert des relations juifs/chrétiens de l'Union théologique Catholique de Chicago, dit à Kasper que, bien que les mots "juifs perfides" aient disparu de la messe d'avant concile depuis Jean XXIII, l'ancienne messe contient encore d'autres prières pour les juifs, les musulmans et les autres chrétiens, que Pawlikowski juge "profondément dégradantes".
"L'usage étendu de ces prières remettra en question la sincérité de l'Eglise Catholique dans les proclamations des 4 décennies écoulées, en ce qui concerne les avancées oecuméniques, et les relations inter-religieuses, particulièrement avec les juifs", argumente Pawlikowski.
Pawlikowski ne précise à quelles prières du missel de 1962 son groupe oppose des objections.
Un site internet sponsorisé par le Centre pour la compréhension entre juifs et chrétiens du Boston College cependant, offre un document de fond sur l'ancienne messe. Il y a aussi une étude critique d'un groupe "Juifs et Chrétiens", du Comité Central des Catholiques allemands.
...
Les textes cités suscitent des inquiètudes parmi les spécialistes des relations judeo-chrétiennes.
Par exemple, la prière du Vendredi Saint contient une passage "Pour la conversion des juifs", qui dit "Prions aussi pour les Juifs, afin que le Seigneur notre Dieu enlève le voile qui recouvre leur coeur, et qu'ils puissent aussi reconnaître notre Seigneur Jésus-Christ. ... Dieu éternel et tout-puissant, ne refusez pas votre pitié, même aux Juifs; écoutez la prière que nous vous adressons pour l'aveuglement de ce peuple, afin qu'ils puissent reconnaître la lumière de Votre vérité, qui est le Christ, et soient délivrés de leurs ténèbres".
Le document de fond du Boston College, affirme que cette prière pose problème.
"Les références à 'même les juifs', 'leurs ténèbres', et 'aveuglement', et à leur conversion vont à l'encontre du respect pour la continuité des traditions juives au long de l'histoire, tel qu'il était exprimé dans la déclaration Nostra Aetate" , dit-il, en se référant au document sur les relations entre le Catholicisme et les religions non chrétiennes. "D'autres problèmes similaires peuvent être trouvés à d'autres endroits du missel, tout simplement parce que'il ne pouvait prendre en compte les développements ultérieurs dans la compréhension de la foi des Catholiques".
Le document du groupe allemand met en lumière d'autres objections.
"Le missel romain pré-conciliaire est inséparable de l'ancien lectionnaire. Dans une séquence d'environ 60 formules différentes pour la célébration de la messe, et des jours de fête, il n'y a pas de lecture de l'Ancien Testament pour le Dimanche, à trois exceptions près: cela dévalue de façon flagrante la première partie de la Bible Chrétienne en deux parties - nommément la Bible d'Israël, réduite à l'insignifiance".
Le groupe allemand pose aussi des questions à propos de la vision du monde sous-jacente à l'ancienne messe.
"Sa théologie, sa spiritualité ... contredit beaucoup de ce qui est au coeur du Concile Vatican II", dit-il. "Notamment, la relation unique entre l'Eglise et le Judaïsme (cf Lumen Gentium, et Nostra Aetate).
Ces points illustrent les réserves au sujet du missel de 1962, auxquelles Pawlikowski fait allusion.
Dans sa brève réponse, Kasper dit à Pawlikowski qu'il a déjà évoqué ces inquiètudes avec le Cardinal Dario Castrillon Hoyos, à la tête de la Commission Ecclesia Dei, qui supervise le retour de l'ancienne messe. Castrillo est un élément moteur, derrière le motu proprio.
Kasper écrit qu'il a exprimé au Cardinal Castrillon ces inquiètudes "de beaucoup de ceux qui sont impliqués dans le dialogue judeo-chrétien".
"Après une longue conversation, il a été répété que l'utilisation du Missel ne représente pas vraiment une situation nouvelle, dans la mesure où son usage était déjà autorisé dans des cas particuliers"
Kasper dit qu'il ne sait pas exactement ce qui sera fait, au sujet des passages "sensibles" concernant les Juifs.
"Le missel de 1962 ne contient plus les termes 'juifs perfides'. Je n'ai pas pu obtenir de réponse claire, en ce qui concerne les prières pour les juifs", écrit Kasper.
...



Je pense en conclusion que pour le Pape, ceci n'est pas très important: sa décision reflète une attitude nullement crispée sur cette question -comme sur beaucoup d'autres.
Il avait dit lui-même, à propos d'un autre sujet de friction avec le monde traditionaliste (la communion dans la main) "sur ce point, je ne serai pas trop pointilleux".
Contrairement à d'autres religions, et bien qu'elle maintienne la tradition, la religion catholique a su évoluer; comme le dit le Saint-Père, l'Eglise est vivante. Comme tous les corps vivants, elle s'adapte.
Même si l'on n'approuve ni ne justifie la "dévaluation sémantique" dont notre vocabulaire fait les frais, on peut comprendre que certains termes sont devenus obsolets, ou incompréhensibles à nos contemporains. Comme "perfides"...

Je fais mienne, en partie, cette réaction lue sur le forum catholique:

L' Eglise n' est pas "du" monde, mais est "dans" le monde.
Etant donné le rapprochement des peuples, mondialisation oblige, l'Eglise et Benoit XVI, Vicaire incontesté du Christ, fait ce que le Christ aurait fait en son temps: éviter de blesser, d'humilier, mais garder la doctrine, la doctrine étant que les Juifs, malgré tout, ont bien besoin d'être illuminés par la Grâce que Dieu a donnée à tous les hommes d'être sauvés au nom de Jésus-Christ.
Je pense que la prière modifiée garde toute son intensité.
Les humiliations ne sont jamais bonnes, surtout dites par des hommes, qui ont leurs défauts.
..



Sur ce thème, voir aussi un autre article de John Allen, qui suivait cette question de très près:
Réflexions du Cardinal George sur l'Eglise américaine ->Relations avec les juifs
Archevêque de Chicago, Francis George est devenu récemment président de la Conférence épiscopale des Etats-Unis.

Et aussi, bien sûr (il s'agit d'articles très récents):
"Ticking clock" pour la conversion des juifs (John Allen ravive la controverse)
Motu Proprio- prière pour la conversion des juifs (où l'on peut voir en quelque sorte le dernier développement de la polémique, avant la décision finale du Saint-Père)



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