Rémi Brague, dans L'Avvenire

Rémi Brague est un philosophe français mondialement reconnu, mais il faut que ce soit un journal italien qui lui offre l'occasion de s'exprimer sur "l'affaire Sapienza"!
Le Monde et le Figaro ont des pages "Opinions", ou des "tribunes libres", mais apparemment, les opinions sont filtrées, ou les tribunes ne sont pas si libres que ça!!

Rémi Brague -que j'ai déjà entendu et apprécié sur KTO après l'autre polémique -Ratisbonne- replace l'épisode de La Sapienza dans une perspective à la fois historique et sociologique.
Article original en italien, reproduit sur le blog de Raffaella.
Ma traduction.


La censure qui a empêché le Pape de parler à la "Sapienza" est le miroir d'une faiblesse culturelle.
Le philosophe Rémi Brague s'exprime

PARIS, DANIELE ZAPPALÀ, Avvenire, 18 janvier 2008
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"L'université, comme lieu d'ouverture n'est pas menacée par le savoir réel, physique, historique ou philologique. Mais par une perversion idéologique de ces savoirs, trop souvent de retour aujourd'hui ".
Tel est le principal avertissement, valable pour l'Europe entière, que le philosophe français Rémi Brague lance, profitant de l'occasion des faits déconcertants qui se sont déroulés à Rome.
Professeur à la Sorbone de Paris mais aussi à Munich, où il occupe la chaire prestigieuse dédiée à Romano Guardini, auteur d'essais traduits partout dans le monde, Brague invite à ne pas baisser la garde face aux nouveaux extrémismes antireligieux.

- Professeur, êtes-vous surpris par l'explosion d'intolérance à la 'Sapienza '?
- "Que l'intolérance vise l'Église ne me surprend pas. On ne s'y attaque pas à cause de ses défauts, réels - qu'elle admet, ce dont elle sort grandie à juste titre - ou imaginaires, mais parce qu'elle représente la cible idéale. Pour deux raisons.
La première est superficielle : on ne risque pas de se faire égorger ou anéantir.
La deuxième est plus profonde : nous croyons encore de manière aveugle au progrès et constatons que le mal pas ne disparaît pas, au contraire il augmente.
Il faut donc mettre tout cela sur le dos du passé et trouver un bouc émissaire.
Toutes les institutions du passé ont disparu. Sauf deux groupes humains qui revendiquent une continuité bi-millénaire et qu'on peut charger de tous les crimes : le peuple juif, et les chrétiens. Les juifs ont déjà payé, et comment! Les Églises protestantes assument tout le passé chrétien, mais qui imaginerait leur reprocher ce qui s'est produit avant la Réforme? Reste l'Église catholique ".

- Certains intellectuels athées, comme le français Michel Onfray ou les anglo-saxons Richard Dawkins et Christopher Hitchens, relancent aujourd'hui un anticléricalisme virulent. S'agit-il d'un signe des temps ?
- "Je ne mettrais pas tout le monde dans le même sac. Parmi les athées militants, à côté de phénomènes de foire (ndt: Michel Onfray???), il y a quelques authentiques intellectuels. Et si certains se contentent d'insulter, d'autres avancent des arguments, peut-être faibles, mais qu'il faudrait discuter.
Mais le phénomène le plus intéressant est l'influence des plus agressifs d'entre eux, bien orchestrée par les media, dont la logique accentue encore plus le caractère caricatural des thèses. Tout ne s'explique pas par des déceptions personnelles. Le succès de livres grossiers est le signe d'un besoin de haine qui est un des aspects de la haine de l'Occident, et surtout de l'Europe, envers elle-même".

- L'idéal universitaire est associé à l'idée d'ouverture et de tolérance. Dans cette optique, ce qui s'est passé à Rome apparaît paradoxal. S'agit-il d'une distorsion liée à au laïcisme et au scientisme?
- "L'université est un phénomène qui est né en Europe et pas ailleurs.
Il vaut la peine de rappeller qu'elle doit son existence au Pape. Les universités médiévales étaient des corporations qui regroupaient des étudiants, assistants et professeurs, comme d'autres regroupaient des apprentis, maîtres ébénistes, et cetera. Elles purent se soustraire à la jurisdition de l'évêque du lieu en se plaçant sous la protection directe de l'évêque de Rome: c'est lui le garant de l'autonomie universitaire.
Il convient aussi de dire que le savoir scientifique est un processus sans fin d'approximations et de corrections.
L'idéologie scientiste se croit par contre en possession d'un savoir total et définitif. Elle imagine surtout que la science est le seul accès possible à la vérité. Affirmation qu'elle n'est plus science, mais philosophie, et pas de la meilleure qualité ".

- Les extrémistes de Rome semblent poussés par l'irrationalité et la peur. A l'opposé de cette raison à laquelle invite le discours censuré du Pape. Un Pape qui rappelle la force et la cohérence de la raison fait-il peur?
- "Staline aurait demandé, pendant la guerre : 'Le Pape? Combien de divisions de blindés?'
Nous savons bien qu'il n'en a aucune. Alors, pourquoi fait-il peur? Peut-être justement parce qu'il rappelle à notre civilisation le chemin de la raison.
L'université est supposée être la gardienne de la raison et de la sagesse. C'est ce que veut dire 'La Sapienza'... Mais est-elle toujours fidèle à ce devoir ? Aurait-elle, par hasard, déjà capitulé face à la force? Je ne pense pas seulement à celle de l'économie ou de la politique, pourtant bien réelles. Je pense surtout à la capitulation volontaire devant l'opinion selon laquelle 'tout se vaut', du moment qu'on y croit. Ou devant les simulacres de groupes de pression, libres de décrire le monde ou de réécrire l'histoire de façon arbitraire".

- Derrière les évènements de Rome, est-ce la démocratie même qui est en jeu ?
- "Le Pape devait parler à la 'Sapienza' sur invitation des autorités légitimes de cette université. Je suppose qu'elles sont démocratiquement élues. Le problème est déjà interne à l'université : imposer ses décisions et ne pas capituler devant n'importe quel agitateur. Si l'université capitule, pourquoi l'État, à une autre échelle, devrait-il faire encore respecter ses lois?".

-Ces nouveaux indices d'intolérance laïciste et scientiste sont-ils une nouveauté, ou rappellent-ils au contraire des phases historiques précises?
- "En France comme en Italie, on peut penser au XIXe siècle de la Troisième République et du Risorgimento.
Alors, l'État cherchait à contre-balancer l'influence du clergé sur la société. Mais il s'agissait aussi d'une stratégie de la bourgeoisie pour détourner d'elle le mécontentement populaire. On pourrait également penser, dans un registre encore plus tragique, au Mexique du début du XXe siècle, où un régime positiviste et antichrétien noya dans le sang le soulèvement populaire. Le léninisme et le nazisme voulaient tous les deux en finir avec le christianisme. Tous deux se définissaient comme fondés sur une science, économique pour la première, biologique pour la seconde, historique et sociologique pour tous les deux. La religion était pour ces deux idéologies une entrave au progrès, social pour l'un, racial pour l'autre. Le fait qu'il s'agissait de pseudo-sciences ne change pas le fond du problème. Le fanatisme peut pervertir aussi bien la science que la religion ".

© Copyright Avvenire, 18 janvier 2008


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