Tous les philosophes de Ratzinger

Dans son blog, on sent qu'Andrea Tornielli est très soucieux de "défendre" Benoît XVI contre les attaques motivées par l'ignorance (la malveillance vient en plus, mais là, on ne peut pas faire grand chose).

Là, il s'est livré à un travail vraiment exceptionnel, du journalisme comme on aimerait en lire plus souvent... très rare, hélas.
Après avoir lu, je suis je l'avoue encore plus impressionnée par le prodigieux intellect de celui qui est devenu un pasteur pour nous tous.
Les deux articles originaux sont sur Il Giornale, ici et .
Qui nous offre, en "bonus" un dessin ma foi très sympathique, restituant bien la finesse du visage, "ce fascinant mélange de bienveillance humaine et d'altitude intellectuelle" relevé par Jean Sévilla.
Je sais bien que certain(e)s vont me dire "il est mieux en vrai"... oui, mais ce portrait, qui ne prétend pas au réalisme, accentue avec justesse le plus bel aspect de sa personnalité.
Ma traduction


Tous les philosophes de Ratzinger

Ils l'accusent d'obscurantisme, d'incapacité à se confronter avec les idées d'autrui, d'être ennemi de la science. Mais l'histoire de Benoît XVI prouve le contraire. Parce qu'il a soutenu la nécessité du dialogue entre foi et raison, a cherché des "contrepoids issus du marxisme" et a analysé le principe d'imprécision de Heisenberg.
On le taxe d'obscurantisme, mais depuis ses jeunes années, il a théorisé la nécessité de dialogue entre foi et raison.
On le considère comme incapable d'écouter et de se confronter aux autres, mais intellectuellement il a été toujours ouvert et a valorisé tout ce qu'il pouvait des philosophies contemporaines.


On le décrit comme un ennemi de la science simplement parce que "il ose" se poser des questions sur les limites de la science-même. La clameur suscitée par la visite manquée de Benoît XVI à la Sapienza a fini par faire passer au second plan le problème lié à l'incapacité des enseignants signataires de la lettre contre Ratzinger, à comprendre la pensée exprimée par l'ex-cardinal sur le procés Galilée lorsqu'il a cité le philosophe libertaire Paul Feyerabend.
L'actuel Pontife, en effet, a toujours montré une grande liberté et une grande curiosité dans la confrontation avec les idées exprimées par les philosophes.

CETTE LEÇON de BONN

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Il est nécessaire de partir de ce jour du 24 juin 1959, le jour où - comme le rappelle Gianni Valente dans un livre à paraître aux éditions San Paolo, dédié à l'expérience académique du futur Pape - le professeur Ratzinger, alors âgé de 32 ans, tint la première leçon de sa carrière à l'université de Bonn, dans le grand amphi de la faculté de Théologie.
Des professeurs et des étudiants se pressent à cette première leçon, dans l'université de la capitale allemande.
Le titre en est "le Dieu de la foi et le Dieu des philosophes".
Quarante cinq ans plus tard, dans la préface écrite pour une nouvelle édition de ce texte, Ratzinger expliquera comment "les questions posées alors sont restées jusqu'à aujourd'hui, pour ainsi dire, le fil conducteur de ma pensée".
La question "urgente" et décisive avec laquelle, depuis le début, le brillant professeur se mesure est la séparation entre la foi et la raison, qui voit la religion confinée dans un domaine entièrement étranger à la raison, donc sentimental, intime, subjectif. Une religion s'opposant à la recherche rationnelle qui depuis Kant, puis par la suite, a nié à priori toute possibilité de connaître Dieu.

AU-DELÀ DE PASCAL
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La séparation entre foi et raison est synthétisée par Blaise Pascal dans l'opposition entre le Dieu qui, en Jésus, se rend "amoureux" et le Dieu cartésien, un pur concept.
Le professeur Ratzinger, qui pourtant n'avait pas et n'a jamais caché sa passion pour Platon et Saint-Augustin, plus que pour Aristote et Saint-Thomas d'Aquin, se référait pourtant à ce dernier pour affirmer que "le Dieu de la religion et le Dieu des philosophes coïncident pleinement", même si le premier "ajoute quelque chose" au second.
Pour Ratzinger, il est possible de dépasser l'opposition entre le langage de la foi et le langage de la raison, entre la recherche philosophique et l'accueil de la révélation chrétienne. Le futur Pape explique en effet que le Dieu d'Israël n'est pas un de ces "habituels dieux des nations", ni "une quelconque des forces souterraines de la fécondité", mais il est, au contraire, "le principe même et absolu du monde". Toute recherche philosophique rationnelle qui tente de définir l'Absolu imagine une Entitée supérieure qui est facilement compatible avec le Dieu vénéré par les juifs et les chrétiens.

"ÉSPRIT HELLÉNIQUE"
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Dans cette première leçon de Bonn, le professeur Ratzinger concluait donc que "la synthèse opérée par les Pères de l'Église entre la foi biblique et l'esprit hellénique, en tant que représentant à ce moment de l'esprit philosophique en cours, fut non seulement légitime, mais même nécessaire, pour donner une expression à la pleine exigence et à tout le sérieux de la foi biblique".
Les chrétiens, en somme, s'allièrent avec les "lumières" d'alors. C'est ce que le Pape voulait dire dans le célèbre discours de Ratisbonne. C'est aussi à cela qu'il fait allusion dans le discours qu'il voulait prononcer à la Sapienza, lorsqu'il rappelle que les chrétiens des premiers siècles ont compris leur foi "comme la dissolution du brouillard de la religion mythologique pour faire place à la découverte de ce Dieu qui est Raison créatrice et en même temps raison-Amour".
Pour cette raison, l'interrogation de "la raison sur Dieu" comme sur la vraie nature de l'être humain "était pour eux non pas une forme problématique de manque de religiosité, mais faisait partie intégrante de l'essence-même de leur façon d'être religieux".
C'est pourquoi l'université "pouvait, et même devait" naître dans le milieu chrétien.

Il est curieux de remarquer le paradoxe : Benoît XVI a été accusé d'obscurantisme pour un discours dans lequel il affirmait l'exact opposé de l'obscurantisme, l'ouverture de la raison au réel, les questions de l'homme.

Les "INCURSIONS" du THÉOLOGIEN
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Ratzinger n'a pas fondé sa théologie sur une conception philosophique particulière, pour interpréter grâce à elle, avec une cohérence systématique, la réalité de la foi.
Son parcours personnel va de Platon (cité aussi dans la dernière encyclique, Spe Salvi) à Augustin et à Bonaventure. Il passe par une prise de distance vis-à-vis d'un certain thomisme et surtout des rigidités de la néoscholastique (en vogue durant la jeunesse de Ratzinger comme antidote au modernisme).

Mais sa trajectoire personnelle comporte moins une séparation entre savoir théologique et savoir philosophique, qu'une approche ouverte, et non pas systématique, qui tend à valoriser tout ce qui il y a de valorisable, partout il se trouve.

Même dans le marxisme : "Dans mon cours de christologie j'avais cherché comment réagir à la réduction existentialiste et j'avais même cherché à lui opposer des contrepoids issus de la pensée marxiste, qui, précisément à cause de ses origines judeo-messianiques - écrit Ratzinger dans son autobiographie - conservait encore des éléments chrétiens".
Cette approche ouverte et dialoguante a induit Ratzinger à faire faire à ses étudiant des thèses sur Marx, Nietzsche et Camus, en même temps que sur Newman, le converti anglais - ensuite cardinal - grand chantre de la conscience.

L'ÉCOLE de FRANCFORT
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Le marxisme, cependant, a tragiquement échoué.
"En effet - écrira Ratzinger - précisément dans le domaine du matérialisme, dans le champ de son application première, il s'est révélé incapable de donner des réponses".
Il est nécessaire alors, soutenait-il au lendemain de la chute du Mur, de reproposer la vraie "rationalité", c'est-à-dire la recherche de la vérité au sens fort.
Une réflexion qui l'a amené, comme Pape, à citer, dans Spe Salvi, "les grands penseurs de l'École de Francfort, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno", dans lesquels il reconnaît la "nostalgie du totalement Autre" qui "reste inaccessible".
Avec un des représentants de la seconde génération de l'École de Francfort, Jürgen Habermas, qui se définit "athée méthodique", Ratzinger a débattu publiquement.
Habermas considère que c'est le christianisme qui est le fondement ultime de la liberté, la conscience, les droits de l'homme et la démocratie, les repères de la civilisation occidentale. "À ce jour - a écrit le philosophe - nous ne disposons pas d'options alternatives. Nous continuons à nous alimenter à cette source. Tout le reste est bavardage post-moderne".

La PASSION POUR la SCIENCE
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La récupération de l'élément rationnel de la foi, contre les dérives magiques et irrationnelles si typiques de l'époque contemporaine, a conduit Ratzinger à suivre avec une grande attention les progrès de la science et la façon avec laquelle la science réfléchit sur elle-même. Depuis la théorie de la relativité d'Einstein jusqu'au principe d'imprécision de Planck et de Heisenberg.
C'est justement à la réflexion sur les limites de la science que se référaient les citations de la célèbre conférence du futur Pape, dans laquelle était cité le procès Galilée, origine de la polémique contre la visite prévue à la Sapienza.
Ratzinger, dans ce texte, citait Ernst Bloch (philosophe marxiste, rencontré à Tubingen dans les années agitées autour de 68) et en était venu à Feyerabend. Ce dernier (agnostique et libertaire), avait affirmé que "l'Église de l'époque de Galilée se conforma à la raison davantage que Galilée lui-même", dans la mesure où, à l'époque, la théorie copernicienne n'était pas encore scientifiquement prouvée.
Mais Ratzinger ne faisait pas siennes les thèses du philosophe de la science, théoricien de l'"irrationalité" sur certains pas en avant du savoir scientifique. "Il serait absurde - affirmait le futur Pape - de construire sur la base de ces affirmations une apologétique bâclée. La foi ne grandit pas à partir de la rancune et du refus de la rationalité, mais de son affirmation fondamentale et de son inscription dans une rationnalité plus grande. Ici je voulais rappeler un cas sympomatique qui met en évidence jusqu'à quel point le doute de la modernité sur elle-même a atteint aujourd'hui la science et la technique ".

LE "DESSEIN INTELLIGENT"
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Curiosité, ouverture, dialogue avec des mondes différents et lointains, parce que "la foi n'élimine pas les questions", comme a dit Ratzinger dans le livre-interviewe "Le sel de la terre".
C'est dans cette aptitude que s'insèrent les rencontres annuelles de l'ex-professeur avec le groupe de ses ex-élèves (Schülerkreis).
Il a fait débattre sur le thème "Création et évolution", celui qui s'est tenu à Castelgandolfo en septembre 2006, auquel ont également participé le professeur Peter Schuster, de l'institut de Chimie théorique de l'université de Vienne, et le philosophe allemand Robert Spaemann. Les actes de la discussion ont été publiés récemment.
"En dernière analyse - avait observé Benoît XVI - on en revient à l'alternative sur ce qui fut au commencement: la raison créatrice, l'Esprit créateur, qui oeuvre et laisse se développer chaque chose, ou l'irrationnel, qui, de manière déraisonnable produit étrangement un cosmos mathématiquement ordonné et aussi l'homme et sa raison. Mais cette dernière alors, serait seulement un hasard de l'évolution et donc, à la fin des fins, quelque chose d'irrationnbel. Nous chrétiens, nous disons : je crois en Dieu, créateur du ciel et de la terre - en l'Esprit créateur. Nous croyons qu'
au commencement, il y eut le Verbe éternel, la raison, et pas l'irrationnel ".


La bibliothèque idéale du Pape

"Je n'ai jamais cherché à créer mon propre système, une théologie qui me soit particulière.
Si vraiment on veut parler de spécificité, il s'agit simplement du fait que je me propose de penser ensemble avec la foi de l'Église, et cela signifie penser surtout avec les grands penseurs de la foi ".
Parole de Joseph Ratzinger.
Sa culture est évidemment extrêmement vaste, mais quels sont les livres qui lui sont les plus des chers, ceux qui l'ont le plus inspiré?


On ne peut certes écarter les" Confessions" et la "Cité de Dieu" de Saint-Augustin. Ensuite on peut citer la Lettre au Duc de Norfolk, de John Henry Newman, dédié au thème de la conscience et de la liberté. De même qu'on ne peut omettre l'oeuvre du théologien français Henri de Lubac, "Catholicisme: Les aspects sociaux du dogme", citée dans la dernière encyclique Spe Salvi pour réfuter la critique de la modernité vis-à-vis de l'espérance chrétienne, accusée d'individualisme pur.

Il y a deux textes fondamentaux pour la formation de Ratzinger sur le christianisme des origines : "L'Empire romain et le peuple de Dieu", d'Endre von Ivanka, et "Église et structure politique du christianisme primitif", de Hugo Rahner.
Le futur Pape avait particulièrement apprécié les vies de Jésus de Karl Adam et de Giovanni Papini, tandis que se révéla décisive la rencontre à Bonn avec le collègue Heinrich Schlier, l'exégète luthérien qui s'est converti au catholicisme..., opposé à toute réduction intimiste et uniquement "intérieure" de l'évènement historique de la Résurrection sur laquelle se fonde le christianisme. Un de ses livres les plus connus est "Sur la résurrection de Jésus Christ".
Certainement important, pour Ratzinger, fut aussi le livre "Abattre les bastions", du théologien suisse Hans Urs von Balthasar, écrit en 1952, dans lequel l'auteur soutenait la necessité que l'Église abandonne sa forteresse pour entrer en dialogue avec la culture moderne.
On ne peut finalement oublier dans la liste un autre grand maître, Romani Guardini, qui avec son volume "L'esprit de la liturgie" contribua à l'essor du mouvement liturgique.


Sur ce thème

L'article fait allusion à deux épisodes déjà évoqués dans ces pages:
- Les années d'université du Professeur Ratzinger: 30 giorni
- Le congrès 2006 de la Ratzinger Schulkreis sur Création et évolution


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