Aldo Moro, trente ans après

John Allen consacre un de ses billets, cette semaine, à un épisode particulièrement sombre de l'histoire italienne récente, dont je me souviens très bien, l'"affaire Aldo Moro".
Il s'agit de ce premier ministre italien, assassiné en 1978 par les Brigades Rouges.
Ami personnel de Paul VI, aussi.
C'est l'occasion de s'attarder sur la figure de ce pape bon et saint, attaqué par tous les bords, des progressistes (qui lui ont reproché la fermeté de ses positions sur la morale sexuelle) aux traditionalistes (hostiles au Pape de Vatican II), même après sa mort, et dont Benoît XVI a rappelé récemment qu'il avait tenu fermement la barque de Pierre en une époque troublée.
Cette affaire sordide l'a peut-être fait mourir de chagrin.
Sa personnalité, sensible, introvertie et timide, en des temps récents mais où l'image était encore parcimonieuse, rappelle finalement un peu celle de notre Saint-Père actuel.
Et je n'oublie pas que c'est lui qui a mis indirectement Joseph Ratzinger à l'abri de toutes les possibles intrigues vaticanes en lui donnant la barrette de cardinal trois mois à peine après l'avoir nommé archevêque de Munich.

C'est donc un peu à lui que nous devons Benoît XVI. Et il avait peut-être vu très loin.


L'article de John Allen, qui tente de brosser l'arrière plan politique de cette terrible affaire, et d'en saisir les implications jusqu'à aujourd'hui, en s'appuyant sur un livre qui vient de sortir en Italie, est assez passionnant.

Article original sur le site de NCR:
Aldo Moro affair a watershed for the West and for the Church
Ma traduction



L'affaire Aldo Moro, un tournant pour l'Occident et pour l'Eglise
19 mars 2008
---------------------
Hier a marqué le 30e anniversaire d'un événement historique, à la fois pour la politique occidentale contemporaine et pour l'Eglise catholique: l'enlèvement de l'ancien premier ministre italien Aldo Moro par le groupe terroriste de gauche, les Brigades Rouges, suivie de l'exécution de Moro, le 9 mai 1978, après 55 jours de captivité.

Le matin où il a été enlevé, Moro était en route pour le Parlement, savourant ce qui devait être son ultime succès: le compromis historique, un plan visant à amener le Parti communiste Italien dans un gouvernement d'alliance avec les démocrates-chrétiens dans le but de promouvoir la stabilité nationale. Il s'agissait d'un mouvement controversé, âprement contesté à Washington et ailleurs, comme une violation de la règle cardinale de la politique italienne d'après-guerre: laisser les communistes à l'écart du pouvoir.

Moro était un ami proche de Paul VI, depuis leurs années communes dans la FUCI, la Fédération des étudiants universitaires catholiques. La politique de Moro, d'une ouverture prudente vers les communistes, suivait la propre politique du Pape Paul VI, l'Ostpolitik, ou le dialogue avec le bloc soviétique.

À court terme, l'assassinat de Moro sapa ce qui restait de force à Paul VI, et accéléra sans doute sa propre mort, trois mois plus tard.
Dans un cadre plus large, l'exécution de Moro renforça le sentiment anti-communiste et anti-gauche en Italie et à travers l'Occident. Dans le monde catholique, il contribua à mettre fin à l'élan de la Ostpolitik, contribuant à l'instauration d'un défi bien plus difficile envers le communisme sous le Pape Jean-Paul II.

L'angoisse de Paul VI au sujet du sort Moro fut claire dans ses déclarations publiques avant et après la mort de son ami.
Dans une rare entorse à ce qui était alors encore la coutume "royale" de la papauté, Paul VI adressa un appel personnel aux terroristes, leur demandant de libérer Moro, le 23 avril.
Dans une note manuscrite du pape publiée par L'Osservatore Romano, le journal du Vatican, Paul VI écrivait: «Je m'adresse à vous, à vous, hommes des Brigades rouges ... Vous, adversaires inconnus et implacables de cet homme méritant et innocent, je vous en supplie à genoux, libérez Aldo Moro simplement et sans conditions. "

C'était la première fois que le pape reconnaissait les Brigades rouges par leur nom, et cela seul fut considéré comme une importante victoire de "relations publiques".

Selon le journaliste italien Giovanni Bianconi du Corriere della Sera, le premier quotidien du pays, des fonctionnaires du Vatican utilisèrent secrètement des aumôniers de prison en Italie afin de prendre contact avec les dirigeants des Brigades rouges, offrant de collecter de l'argent pour payer une rançon. L'ancien Premier ministre Giulio Andreotti, qui était au pouvoir au moment de l'enlèvement de Moro, a confirmé par la suite que Paul VI avait offert de payer une grosse rançon pour libérer Moro. Selon un rapport, le montant évoqué à l'époque était de 10 millions de dollars.

D'autres rapports indiquent que Paul VI a même offert de prendre la place de Moro comme otage afin d'obtenir sa libération.

D'autre part, l'utilisation par le pape de l'expression "sans conditions", le 23 avril, a été interprétée comme un soutien implicite à la position d'Andreotti, lui aussi fervent catholique, rejetant les négociations politiques avec les terroristes. Bianconi rapporte que Moro lui-même s'est dite déçu par la lettre du Pape Paul VI dans une note écrite à sa femme pendant sa captivité.

Finalement, les ravisseurs ont insisté pour la libération de dizaines de militants des Brigades rouges emprisonnés, une exigence que le gouvernement refusa de prendre en compte.
Après avoir été déclaré coupable, lors d'un jugement sommaire, de crimes contre le peuple, Moro fut placé dans le coffre d'une voiture et criblé de dix balles, le 9 mai. Symboliquement, la voiture fut abandonnée dans une rue de Rome exactement à mi-chemin entre le siège du parti démocrate chrétien, et celui des communistes.

Le lendemain, Paul VI devait rencontrer un groupe de jeunes enfants italiens qui venaient de recevoir la première communion. Incapable de retenir ses larmes, Paul VI pleura, qualifiant la mort de Moro de "marque sanglante qui déshonore notre pays."

"Nous le connaissions depuis les années de sa jeunesse, quand il était étudiant à l'université", dit Paul VI.
«C'était un homme sage et bon, incapable de causer du tort à quiconque, un très bon professeur, une figure politique et de gouvernement, une personne d'une grande valeur, un père exemplaire et, ce qui compte encore plus, un homme de grands sentiments religieux, sociaux et humains.
Ce crime a choqué toute personne honnête dans le monde entier, l'ensemble de la société. Son meurtre prémédité et calculé, mené dans la clandestinité et sans pitié, a horrifié toute la ville, toute l'Italie, et a ému le monde entier d'indignation et de pitié. Tout le monde parle de lui, tout le monde est indigné. Et même vous, jeunes et enfants réunis dans cette basilique êtes horrifiés et attristés par cet événement.
"

Trois jours plus tard, Paul VI eut une rare expression de quelque chose s'apparentant à une protestation contre la providence divine. Le 13 mai, le pape s'adressa lui-même à Dieu dans la basilique Saint-Jean de Latran, en disant: «Tu n'as pas agréé notre plaidoyer en faveur de la sécurité d'Aldo Moro, de ce bon et doux homme, sage et innocent ...qui était mon ami. "

Comme c'est pratiquement inévitable dans les affaires italiennes, l'enlèvement Moro et sa mort baignent dans la théorie du complot. La droite italienne estime généralement que les Soviétiques étaient en cause; alors que la gauche italienne croit depuis longtemps que la CIA, ou les francs-maçons, ou les deux ont manigancé l'affaire en vue de discréditer le compromis historique. D'autres pensent qu'Andreotti ne souhaitait pas vraiment obtenir la libération de Moro, voyant l'enlèvement comme une occasion d'éliminer un rival politique.

Au début de ce mois, un nouveau livre italien intitulé Abbiamo ucciso Aldo Moro ( "Nous avons tué Aldo Moro") a jeté un pavé dans la mare; l'élément central en est une interview de Steve Pieczenik, ancien négociateur pour le Département d'État américain dans les affaires d'otages, qui prétend qu'il a été envoyé en Italie par le président Jimmy Carter pour assister la cellule de crise dirigée par Francesco Cossiga, alors ministre de l'Intérieur de l'Italie et, plus tard, président du pays.

Selon Pieczenik, la politique de l'équipe de crise était devenue de pousser les Brigades rouges à tuer Moro, en partie par crainte qu'il ne révéle des secrets d'Etat, en partie, dans le but de discréditer les communistes italiens et d'empêcher leur chef charismatique, Enrico Berlinguer, d'arriver au pouvoir.

«Nous avons sacrifié Moro à la stabilité de l'Italie», affirme Pieczenik dans le livre.

Comme Cossiga l'a confirmé, à un moment, l'équipe de crise laissa circuler une fausse déclaration attribuée aux Brigades rouges affirmant que Moro était déjà mort. Dans son livre, Pieczenik dit qu'il s'agissait de communiquer aux Brigades rouges que le gouvernement considérait Moro comme déjà mort, et ne négocierait pas sa libération.

Il reste à voir jusqu'à quel point il convient de prendre au sérieux la reconstruction de Pieczenik. Les lecteurs de fictions américaines populaires le connaissent probablement mieux comme co-auteur d'une série de romans d'espionnage de Tom Clancy, et les protagonistes du côté italien n'ont pas encore réagi à ses affirmations.

Ce qui paraît hors de doute, cependant, c'est que l'assassinat de Moro est aux Italiens ce que l'assassinat de JFK est aux Américains - l'un de ces moments de rupture historique brutale, dont les détails seront probablement pour toujours objets de fascination et de débat.

Pour l'Eglise catholique, les retombées de l'affaire Moro furent immenses. Combinée avec l'adoption par l'Italie d'une législation libérale sur l'avortement au début de l'année 1978, l'affaire Moro a contribué à sceller une aliénation croissante entre l'église et la gauche laïque - deux forces qui, dans les années immédiatement après le Concile Vatican II (1962-65) avaient semblé se diriger vers la détente.

Bien que largement oubliées aujourd'hui en dehors de l'Italie, l'enlèvement et la mort d'Aldo Moro marquent donc un tournant important dans l'histoire du catholicisme contemporain, un de ceux dont les conséquences se font encore sentir.



Version imprimable