Par Vittorio Messori (Il Corriere della Sera, 19 avrila 2005)
Je pense que vous me pardonnerez pour ce que je ressens. J'écris à chaud (télévision et téléphones éteints), peu de temps après avoir appris que je suis devenu, non seulement le co-auteur d'un livre avec le défunt pape, mais aussi avec le Pape qui vient d'être élu!
Cela semble trop énorme et difficile pour quelqu'un qui a depuis longtemps abandonné Milan pour vivre en paix sur les rives du lac de Garde, qui se rend à Rome rarement, et même rarement au Vatican, dont l'intérêt ne réside pas dans les nouvelles sur l'église, mais consiste à écrire sur l'histoire de l'Eglise et l'exégèse biblique. Aussi étrange que cela puisse paraître, cela s'est passé ainsi. J'ai été invité à déjeuner à Castel Gandolfo, où j'ai découvert que Jean-Paul II avait lu mes livres (à commencer par le premier, Hypothèse sur Jésus, dont il a souhaité qu'il soit traduit en polonais), et ensuite vint la question inattendue, qui m'a mis quasiment en transes et m'a fait d'abord hésiter plutôt qu'exulter.
"Pourquoi ne pas me poser quelques questions?" C'est ainsi que le livre "Varcare la soglia della speranza" a vu le jour, et je suis encore en proie à l'émotion quand je pense que les réponses du Pape - le seul contenu qui importe dans ce livre - ont toutes été écrites à la main en polonais, la nuit, après ses journées épuisantes!
J'avais finalement accepté le projet après avoir découvert que l'une des raisons pour lesquelles Papa Wojtyla était prêt à reposer sa confiance en moi ( «Faites ce que vous pensez juste," a-t'il dit quand je lui ai demandé s'il avait des instructions spécifiques à me donner) est que le cardinal Joseph Ratzinger lui avait dit qu'il était satisfait du travail que nous avions fait ensemble.
C'était durant l'été 1984. Ratzinger, qui à l'époque était cardinal depuis moins de trois ans, avait été nommé par Jean Paul II en 1981 comme Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ainsi que l'ex-Saint-Office avait été rebaptisé, pour utiliser le terme théologiquement correct désignant sa fonction.
Ratzinger m'intéressait beaucoup. La foi, l'orthodoxie, semblait en danger à cause des tribulations post-conciliaires dans l'Eglise, mais Ratzinger comme jeune théologien avait joué un rôle au début de la tempête, comme conseiller de l'aile progressiste de l'épiscopat allemand.
Les Ratzinger, Kung, Schillebeeckx et autres Allemands, les théologiens Néerlandais et Français avaient fondé Concilium, le magazine ayant publié les arguments les plus radicaux parce qu'ils étaient des «scientifiques», se basant sur des études en profondeur, et pas seulement des slogans.
Mais quelques années plus tard, revoilà Ratzinger, qui n'était plus seulement un cardinal, mais aussi un chef installé dans le palais romain, qui avait été celui du Grand inquisiteur.
«Je n'ai pas changé, ce sont eux qui ont changé", a-t-il répondu, quand parmi mes premières questions, je l'ai interrogé au sujet de son retour apparent à la tradition. Il a expliqué qu'il avait réalisé à quel point la théologie qu'il avait défendue dans Vatican II - au lieu d'un approfondissement de la foi mettant en évidence les aspects qui sont le plus en phase avec l'époque - était utilisé au contraire pour prêcher la rupture et la discontinuité, pour présenter Vatican II, non pas comme le 21e concile œcuménique de l'Eglise, mais comme un nouveau départ, qui appelait à essuyer l'ardoise de tout ce qui s'était accompli auparavant.
Alors qu'avec Papa Wojtyla, le projet de livre avait été son initiative, il n'en fut pas ainsi avec Ratzinger. Ce fut moi, qui, grâce à l'entremise d'amis, fis d'abord la demande et, par la suite osai lui demander personnellement.
Ses collaborateurs avaient souri avec indulgence et pensé que j'étais un plaisantin. Ils étaient bien conscients que le Saint-Office avait été caractérisé, au cours des siècles par le secret le plus rigoureux (en fait, c'est Ratzinger qui permit pour la première fois d'ouvrir ses archives autrefois inaccessibles aux chercheurs). Mais une interview, - en fait, un livre! - basé sur des questions au Préfet de la Foi! Étais-je bien sérieux?
Et pourtant, l'improbable s'est produit. Quelques jours avant la pause estivale de la mi-août, en 1984, je garai ma voiture au beau séminaire de Bressanone qui, durant l'été, offrait à un prix avantageux, un lieu de villégiature sans prétention pour des prêtres et des familles catholiques.
Parmi les vacanciers cette année-là il y avait un prêtre aux traits intenses, aux manières aristocratiques, en dépit de ses origines petites-bourgeoises, avec des cheveux prématurément blancs, de stature frêle, habillé en modeste clergyman, sans aucun signe particulier de sa charge. Le cardinal avait passé ses vacances d'été ici au cours des dernières années.
Sur ses vacances cette année-là, il avait décidé - et je ne sais toujours pas ce qui l'avait poussé à le faire - de m'accorder trois jours pour mon projet. Nous nous sommes rencontrés chaque matin jusqu'à midi et avons parlé devant un magnétophone. Les religieuses tyrolienne nous servaient des plats rustiques pour le déjeuner. Puis, après un bref repos, nous nous asseyions de nouveau devant le magnétophone. Les deux soirs suivants, nous nous sommes également rencontrés à nouveau après le dîner pour apporter les modifications et les précisions nécessaires.
De ces conversations est né le livre Rapporto sulla Fede [publié pour la première fois au début de 1985], qui est devenu un best-seller en 20 langues.
Quoi qu'il en soit, le livre a provoqué une telle réaction, pro-et anti, au sein de l'Église elle-même que l'année où il a été publié a été désignée dans la plupart des livres comme la fin de la chaotique phase post-conciliaire.
Avant de dire quelque chose au sujet de sa pensée, je voudrais parler d'abord de l'homme Ratzinger.
La légende - de même que, malheureusement, la haine idéologique de beaucoup dans certains milieux cléricaux - a fait de lui le Panzer-cardinal, inhumain, fanatique de l'orthodoxie, un véritable héritier du Grand inquisiteur. Mais le vrai Ratzinger - pas le mythique - est un des hommes les plus doux, compréhensifs, cordiaux, voire carrément timide que j'aie jamais connu.
Je peux dire de lui ce que j'ai dit récemment à un tribunal enquêtant pour la cause de béatification de Mgr. Alvaro de Portillo, qui avait été le premier successeur de saint Josémaria Escriva de Balaguer à la tête de l'Opus Dei. "C'est un prêtre avec qui, après des heures de conversation, je voulais poser mon bloc-notes et mon stylo, et simplement me confier à lui, peut-être même me confesser à lui." Je ne me suis pas confessé à Ratzinger, mais j'aurais été heureux si j'avais eu cette chance.
C'est certainement un homme austère. Au milieu d'après-midi les religieuses de Bressanone nous apportaient un plateau avec du thé et du chocolat, d'excellent biscuits et des gâteaux qu'elles avaient confectionnés. Mais j'étais le seul à déguster la collation avec plaisir. Pour Son Eminence, seulement un verre d'eau, qu'il buvait de temps en temps. Mais, de manière significative, contrairement à de trop nombreux fanatiques moraux, il réservait l'austérité pour lui-même et n'attendait pas que les autres le suivent. Des années plus tard, je le lui rappelai dans une de nos conversations. Rappelant les jours à Bressanone, je lui dis, avec un sourire, que j'avais fait un petit sacrifice pour lui alors, de ne pas fumer pendant les heures où nous étions ensemble.
J'ai vu qu'il était vraiment consterné: "Mais pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? Cela ne m'aurait pas dérangé du tout. Même si je ne fume pas, j'aime bien l'odeur du tabac. " Ce n'était probablement pas vrai mais j'ai apprécié son souci de mettre son interlocuteur à l'aise.
C'est aussi un homme avec un grand sens de l'humour, toujours prêt à sourire. Je me souviens m'être trouvé avec lui à table, un soir, après qu'il eût reçu un prix. Il me demanda de lui raconter quelles blagues circulaient à son sujet dans les paroisses. Je lui en rapportai quelques unes, et il en fut vraiment amusé.
Pour le reste, on peut se demander ce qu'il reste de la légende noire sur le Grand Inquisiteur - après un bilan de ses 24 années en tant que Préfet de la CDF on découvre que la mesure la plus extrême qu'il ait jamais prise à l'encontre d'un théologien (ce qui déclencha une rivière d'invectives contre lui) a été d'inviter Leonardo Boff à son bureau pour prendre le café et de décider ensuite de lui demander de renoncer pour un an à s'exprimer au sujet de la théologie de la libération, pas d'entretiens, pas de déclarations à la presse, pas de démonstrations! La vérité est que, hors de son amour pour l'Eglise, Joseph Ratzinger a fait un grand sacrifice, en abandonnant sa véritable vocation de théologien érudit et de professeur qui pourrait partager son temps entre ses études et le travail avec les jeunes.
Il a toujours été mal à l'aise d'avoir à intervenir de façon critique dans le travail de certains de ses collègues. A chaque fois qu'il l'a fait, c'est parce que c'était son devoir, la dure tâche assignée à cet «ouvrier appelé à travailler dans la vigne du Seigneur», comme il se décrit lui-même dans ses premiers mots en tant que Pape.
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Je n'ai pas le temps ni l'espace nécessaire pour prédire quelque chose à propos du Pontificat de Benoît XVI (c'est toujours une impression étrange de penser à mon cher et bon "don Joseph" de cette façon!). Mais il y a une chose dont je suis sûr: une rapide et drastique intervention pour restaurer la stabilité et la sacralité de la liturgie. De toutes façons, le Saint-Esprit connaît son métier. Il sait comment inspirer au mieux le nouveau berger du troupeau.
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