Le Moyen-Age ne fut pas musulman

L'Avvenire s'est penché à deux reprises sur la polémique soulevée par le livre de S. Gouguenheim "Aristote au Mont-Saint-Michel" (3/6/2008)


Le sujet m'intéressait, et il y a deux mois, j'avais reproduit dans ces pages la surprenante recension de Roger-Pol Droit dans le Monde des Livres: Et si l'Europe ne devait pas ses savoirs à l'Islam

Depuis, au pays de la liberté d'exopression, l'affaire a fait couler beaucoup d'encre, la polémique a enflé. Au point qu'elle a traversé les frontières (au moins avec l'Italie) et que L'Avvenire, le quotidien de la CEI propose dans sa rubrique "Agorà" deux articles sur le sujet! Peut-être plus, d'ailleurs, mais ce sont les deux que j'ai trouvés à ce jour, datés de fin Mai.
Il est toujours intéressant de savoir ce que l'on pense de nous ailleurs.

Source: http://www.avvenire.it/
Ma traduction


Avvenire, 21 mai

Polémique en France : le moyen âge ne fut pas musulman
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Gouguenheim, dans un essai, redimensionne l'euvre des arabes dans la transmission de la sagesse grecque à l'Occident. Et ses collègues (sauf le Goff) l'attaquent

Comme un tsunami dans le tranquille monde universitaire français : c'est le nouveau livre de Sylvian Gouguenheim «Aristote au Mont Saint-Michel »


L'historien médiéviste y conteste le rôle des savants arabes et musulmans dans la transmission de la pensée grecque classique en Occident et donc de l'islam dans la construction de l'identité culturelle européenne, mettant ainsi en discussion plus d'un siècle et demi d'études.
Et cela est très vite devenu un scandale dans la communauté scientifique, à un moment où toucher à l'islam soulève des étincelles.
Un collectif international de chercheurs a dénoncé dans le quotidien « Libération » que les analyses de l'auteur « n'ont rien de scientifique et dérivent d'un projet idéologique qui présente des connotations politiques inacceptables ».
Plus que 200 (ndt: en fait 56, et peu connus, voir plus bas!) professeurs de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon (où enseigne le même Gouguenheim) ont publié une appel : « L'oeuvre contient des jugements de valeur et des prises de position idéologiques concernant l'islam, réutilisés par des groupes xénophobes et islamophobes ».
Le journal en ligne Mediapart se demande de son côté comment une « maison d'édition sérieuse peut publier un livre fait uniquement pour provoquer ».
Parmi les défenseurs de l'auteur, par contre, on a été surpris de relever le célèbre historien Jacques Le Goff qui, dans les pages de l'« Express », juge « intéressante, mais discutable » la thèse contestée et se dit « indigné » de tant d'« attaques injustifiées », soulignant qu'en fin de compte, seuls « quelques rares médiévistes renommés » avaient signé la pétition anti-Gouguenheim.
En somme, le chercheur sous accusation soutient que lEurope chrétienne ne doit rien, ou presque, à la civilisation islamique : la chrétienté médiévale aurait pris connaissance de la science, de la philosophie, de la médecine grecque grâce à des traductions directes du latin, sans passer par l'arabe. Comme preuve, l'auteur cite un moine italien du Mont-Saint-Michel, Giacomo da Venezia, qui aurait commencé à traduire Aristote dès le début du XII-ème siècle, soit plusieurs décennies avant que la version arabe ne fasse son apparition en Espagne.
Roger Pol Droit dans « Le Monde » a lui aussi reconnu l'acte de courage de Gouguenheim s'interrogeant sur la présumée dette culturelle de l'Europe envers l'islam.

Le débat continue.


Avvenire, 29 mai

Aristote "arabe"?
Politically correct

L'idéologie contre l'authentique débat historique.
Tel pourrait être le sous-titre du "cas Aristote", ainsi que l'on peut désormais désigner le tollé soulevé en France par la publication du livre "Aristote au Mont Saint-Michel" , par le médiéviste Sylvain Gouguenheim.


L'essai, sous-titré "Les racines grecques de l'Europe chrétienne" a suscité en quelques semaines dans le monde universitaire et dans les media une pluie de réactions véhémentes - y compris sous forme de pétitions -contre la présumée "grossièreté (ndt au sens manque de finesse) et de la presomption avec laquelle l'auteur liquiderait en peu de pages deux des questions les plus débattues et controversées de l'histoire médiévale : existe-t'il une continuité dirigée entre l'héritage de la philosophie grecque et l'humanisme de l'Europe chrétienne ? Quel fut le rôle du monde arabe dans cette transmission ?

Gouguenheim répond avant tout en niant que la pensée grecque ait entièrement disparu dans l'Europe occidentale du Haut Moyen-âge. En outre, le rôle de médiation joué par le monde arabe devrait être fortement redimensionné, étant donné qu'il existait à l'époque différents canaux de traduction directe des oeuvres - en particulier, d'Aristote et de Platon - du grec au latin, sans une traduction intermédiaire en arabe.
Comme on peut l'observer tout de suite, il s'agit de thèses pas vraiment nouvelles. Les pages de Gouguenheim, en effet, s'insèrent dans un filon historiographique déjà exploré. Mais les accusations se sont vite concentrées sur un présumé racisme culturel du livre.

Un passage a été en particulier critiqué, celui où est soutenue la difficile compatibilité entre les langues de souche sémitique comme l'arabe et celles d'origine indo-européenne comme le grec : « Les différences entre les deux systèmes linguistiques sont telles qu'elles défient presque n'importe quel traduction ».
La forme du livre a elle aussi déchaîné des attaques virulentes.
Professeur à la prestigieuse École Normale Supérieure de Lyon, Gouguenheim a été pour cette raison mis à l'écart par environ deux cents de ses collègues de la même institution, parce que le livre contiendrait des « jugements de valeur et des prises de position idéologiques à propos de l'islam ».
Parmi les défenseurs de Gouguenheim, on note surtout le doyen des médiévistes français, Jacques Le Goff, scandalisé de tant de véhémence.
Parallèlement, le livre avait déjà été bien accueilli dans les rubriques littéraires de deux importants quotidiens concurrents, Le Monde et Le Figaro.
S'étant amplifiée de façon démesurée , la polémique est devenu le prétexte de furieuses joutes idéologiques entre les intellectuels multiculturalistes et les eurocentristes .
De tout ce fracas, c'est l'authentique débat historique, alimenté par des personnalités du calibre de Rémi Brague, qui a pâti.
Dans le livre "Au moyen du Moyen Age" (en français dans le texte), qui vient d'être publié, le grand historien pose le problème en ces termes : « Comment apprécier le rôle des arabes dans cette transmission du savoir ? Il faut avant tout s'entendre sur le sens de l'adjectif "arabe".
On peut comprendre, comme nous y invite un contre-sens qui a la vie dure, les musulmans. Mais on peut aussi comprendre : les arabophones, les gens de langue et de culture arabe, en faisant abstraction de leur appartenance religieuse. Dans ce cas, on peut englober dans l'adjectif les chrétiens qui vécurent sous la domination musulmane, comme les mozarabi en Espagne, ou les juifs qui partagèrent leur condition, ou encore quelques rares sabieni ».
Pour Brague, il est possible de présenter le rôle arabe « dans le cadre de la théorie ancienne et médiévale des quatre causes ».
Avant tout, « les arabes, au sens "arabophones" ont été cause matérielle, puisque les manuscrits traduits étaient écrits dans leur langue. Ceci, d'autre part, ne concerne qu'une partie, et une petite partie, de ce qui a été traduit d'Aristote vers le latin ».
En second lieu, Brague se demande si les arabes furent cause "efficace" de la transmission : « Si on considère les musulmans, leur rôle a été insuffisant. Ils n'ont pas transmis eux-mêmes de manière active, ni en traduisant, ni en fournissant des textes. Dans l'Iraq des IX-ème et X-ème siècles, les traductions étaient d'ailleurs presque exclusivement l'oeuvre de chrétiens. Si cependant on parle des arabophones, il est evident que ce fut eux qui, à travers la connaissance de la langue de départ, ont rendu possibles les traductions de Tolède ».
En même temps, Brague soutient que « de manière plus décisive, les arabes ont été cause "formelle" . L'Aristote qui est traduit de l'arabe, même s'il ne concerne qu'une petite partie du corpus, exprime quelque chose de plus vaste que lui-même. Au-delà d'Aristote et de ses oeuvres, il y a en effet un "Aristote" dont le nom sert d'étendard à toute une tendance bien plus vaste ». En d'autre terme, l'aristotélisme arabe promu par des personnalités comme Avicenne et Averroès. En outre, « la place centrale accordée à Aristote est elle-même un fait arabe, plus précisément andalou ».
En quatrième lieu, le rôle arabe de transmission a été cause exemplaire . À ce propos, Brague cite l'exemple du "Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien" d'Abelard, en soutenant que le personnage anonyme qui coïncide avec le philosophe « est sans doute un musulman ». Dans l'imaginaire européen, surtout dans le XII-ème siècle, « le portrait du philosophe, comme type humain » fut souvent identifié avec l'univers culturel arabophone.


Pour aller plus loin

Sans rentrer entièrement dans le fond du sujet, il convient de souligner que si le débat semble avoir été effectivement animé, il est étrange que l'on n'ait entendu que des "seconds couteaux"... et pas "une personnalité du calibre de Rémy Brague".
Au moins, c'est ce qu'il me semble.
Je devrais ajouter: une fois de plus.
Doit-on obligatoirement lire la presse italienne pour avoir accès à ses lumières?
Ce qu'il a à dire dérange-t'il à ce point?

On pourra lire ci-dessous quelques "pièces" du dossier.


La pétition de Libération, ou le terrorisme intellectuel hypocrite en marche: " Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique . Un collectif international de 56 chercheurs en histoire et philosophie du Moyen Age...": Pétition dans "Libération"
L'article d'Yvan Rioufol, dans le Figaro: Le bloc-notes d'Ivan Rioufol, dans le Figaro
L'analyse assez étonnante d'un blog qui ne doit pas être "d'extrême-droite", lui! L'étrange lecture d'un blogueur

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