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La préface du pape au livre de Marcello Pera

Présentation du livre hier à Rome. Le cardinal Ruini commente, et met les points sur les "i". Texte de l'Osservatore Romano (5/12/2008)


Texte original en italien, L'Osservatore Romano du 5 décembre sur le site du Vatican.

Ma traduction

Le Pape relit les thèses de Marcello Pera sur le rapport entre société et religion
Le libéralisme se renie lui-même en dehors du christianisme


Dans l'après-midi de jeudi 4 décembre au Palais Wedekind à Rome s'est déroulée la présentation du livre de Marcello Pera Pourquoi nous devons nous dire chrétiens (Milan, editions Mondadori, 2008).
Sont intervenus Massimo D'Alema et le cardinal vicaire émérite du diocèse de Rome. Nous publions de larges extraits du texte de ce dernier

Par Camillo Ruini
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Le livre de Marcello Pera Pourquoi nous devons nous dire chrétiens. Le libéralisme, l’Europe, l’éthique est indubitablement importante en lui-même, et il est encore plus important pour la lettre insolite que Benoît XVI a écrite à son auteur.
On peut dire que c'est un livre à thèse, au sens positif, c'est-à-dire qu'il soutient une position déclarée avec clarté dès le début, et ensuite argumentée à travers toutes les pages. Déjà dans l'introduction Marcello Pera écrit : « Ma position est celle du laïque et libéral qui s'adresse au christianisme pour lui demander les raisons d'espérer». La conclusion de tout le parcours, et aussi de chacun des trois chapitres autour desquels le livre s'articule, est donc que " nous devons nous dire chrétiens" : une conclusion forte et dans une large mesure, à contre courant, ce dont l' auteur est bien conscient. Le livre se place par conséquent dans le grand débat autour du christianisme qui traverse depuis quelques années, avec une nouvelle vigueur, tout l'Occident. Un débat qui oscille entre deux pôles : celui de ceux qui voudraient exclure le christianisme de notre culture publique, ou au moins redimensionner sa présence, et celui de ceux qui cherchent au contraire à maintenir et remotiver cette présence, en la considérant aujourd'hui particulièrement nécessaire et bénéfique.
Dans ce contexte, la lettre de Benoît XVI est extrêmement significative. Une lettre insolite, comme je le disais, mais nullement isolée. Elle rentre en effet dans la série nourrie des relations et des convergences entre Marcello Pera et le cardinal Ratzinger, devenu le Pape Benoît XVI.
Ce livre est dense de références et riche d'approfondissements, mais sa structure est substantiellement simple et se répète dans les trois chapitres, dédiés respectivement au libéralisme, à l'Europe et à l'éthique.
Comme il ne m'est pas possible ici de suivre la trame des développements individuels, je me limiterai à quelques points cruciaux qui me semblent plus importants.
Le premier, que l’auteur n'aborde vraiment que dans le troisième chapitre mais qui joue un rôle essentiel dans tout le début du livre, concerne le rapport entre libéralisme et relativisme.
Un peu partout dans le livre il apparaît à quel point le libéralisme authentique et originel - celui des « pères», incarnés essentiellement en John Locke, Thomas Jefferson et Emmanuel Kant - est la doctrine des droits fondamentaux de l'homme an tant qu'homme - les droits aujourd'hui reconnus par des décrets internationaux - qui précèdent comme tels toute décision positive des États et se fondent sur une conception éthique de l’homme considérée comme vraie et trans-culturelle. Toujours en référence aux « pères », l’auteur souligne la matrice théiste et chrétienne de ces droits, inscrits dans notre nature par le Créateur : c'est pourquoi, comme l'affirme la Déclaration d'indépendance américaine, " tous les hommes sont créés égaux, (...) dotés par leur Créateur de plusieurs droits inaliénables". Ainsi, alors que d'un côté se confirme l’incompatibilité du libéralisme avec le relativisme, de l'autre émerge son « lien non extrinsèque», historique et conceptuel, avec le christianisme.

Une qualité du livre est d'avoir soumis à un examen approfondi les positions et les motivations de quelques-uns des principaux théoriciens du libéralisme qui ne partagent pas cette thèse, parmi lesquels en premier lieu John Rawls et Jürgen Habermas (ce dernier n'étant pas un libéral en sens strict). Eux soutiennent l'indépendance du libéralisme politique, en ce sens que ce dernier ne se base pas sur aucune lecture " pré-politique" - éthique, métaphysique ou religieuse quelle qu'elle soit - et même qu'il distingue et sépare la sphère publique, non religieuse, des sphères privées, religieuses ou autres : même si ultérieurement cette séparation par les mêmes auteurs - surtout Habermas - est en grande partie atténuée et corrigée, avec toutefois le résultat de rendre leurs positions assez incertaines et même pas très cohérentes. Marcello Pera montre combien cette indépendance du libéralisme n'est qu'apparente, alors qu'en réalité il présuppose la reconnaissance de l'autre comme personne et comme fin en soi.

Très différente apparaît la position de Benedetto Croce http://fr.wikipedia.org/wiki/Benedetto_Croce : en particulier dans le célèbre essai Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens, il fait un éloge ample et ému du christianisme, comme de la plus grande, et toujours plus décisive, révolution que l’humanité ait accomplie. Son libéralisme, cependant, n'est pas une doctrine juridico-politique, mais " une conception totale du monde et de la réalité" : concrètement, la liberté est l'Esprit dans l'histoire, alors que "l'accomplissement de l'Esprit" est le chemin même de la liberté. Dans cette conception immanentiste la révolution chrétienne ne peut être qu'un instant de l'accomplissement de l'Esprit, destiné à se réabsorber dans l'immanence de l'Esprit même. Donc, tandis que le philosophe idéaliste voit dans le croyant son « frère cadet, un autre lui-même de l'instant d'avant», ce dernier ne peut pas ne pas voir dans le philosophe "son adversaire, au contraire son ennemi mortel". Pera conclut que de cette façon Benedetto Croce - même contre sa volonté - finit par donner une justification philosophique, et pas seulement contingente comme l'est par exemple l' anticléricalisme, à l' " équation laïque" qui veut identifier l'authentique libéralisme avec le dépassement de la religion et avec le laïcisme.
À ce point il est possible de rendre compte plus rapidement d'autres thèses remarquables de ce livre. En particulier de celle concernant le multiculturalisme, que l’auteur examine justement tout de suite après avoir parlé du relativisme, avec lequel le multiculturalisme a un lien profond. Il ne s'agit pas simplement de la donnée de fait que les sociétés modernes sont complexes et contiennent à leur intérieur des minorités, communautés, groupes de diverses ethnies et cultures. Spécifique et décisive de l'approche multiculturelle, il y a la conviction qu'ils ne peut exister de critères pour évaluer si une culture est meilleure ou pire qu'une autre : chaque forme de culture aurait en effet des caractéristiques propres et irréductibles et mériterait le même respect que les autres. Certes, Marcello Pera reconnaît la contribution des cultures à la formation de l'identité des personnes et à la vie elle-même d'une société libre, à condition cependant que soient respectés, et prévalent sur chaque différence culturelle, les droits fondamentaux et naturels des personnes. C'est ici que le multiculturalisme montre se limites, parce que sa logique interne le conduit à méconnaître le caractère universel et inaliénable de ces droits.
Ses conséquences pratiques sont à leur tour souvent fâcheuses: il rend la société élargie incertaine d'elle et peut la conduire à répudier son identité culturelle ou religieuse, et d'autre part, il ne facilite, mais plutôt il entrave une intégration effective des immigrés. A cet égard aussi, la lettre de Benoît XVI contient des mots sans équivoques : " J'ai été non moins impressionné vos analyses (...) de la multi culturalité, dans lesquelles vous montrez la contradiction interne de ce concept et donc son impossibilité politique et culturelle".

Aux grandes questions sur le libéralisme, sur le relativisme et sur le multiculturalisme se relie la question de l'Europe et de son identité et unité, en relation avec le rôle que le christianisme a eu et a encore en Europe. À cette question, le livre consacre tout un chapitre, mais ici nous pouvons nous limiter au point central : Marcello Pera identifie la raison-clé des difficultés persistantes du processus d'unification de l'Europe, et en particulier des échecs enregistrées à propos de la " Constitution européenne" , dans le refus de reconnaître de façon adéquate le rôle joué par le christianisme dans la formation de l'Europe et de son identité et aussi dans la construction de l'État libéral : il est vrai, en effet, que les traditions de l'Europe sont composites et que dans l'arc des siècles il s'est produit un vaste mélange de cultures, mais l'âme de l'Europe est le christianisme, qui a articulé, fusionné et porté à leur unité ces différentes cultures et traditions, en les composant dans un cadre qui a fait de l'Europe le " continent chrétien". Et c'est toujours le christianisme, comme l'a reconnu Habermas, qui est la source à laquelle s'alimente ce que le même Habermas nomme « l'auto-compréhension normative de la modernité », sans que soient disponibles pour le moment des options alternatives. Ne pas reconnaître cette donnée décisive, et vouloir au contraire fonder l'unité européenne uniquement sur un " patriotisme constitutionnel" abstrait , comme semble le proposer Habermas, laisse l' Europe sans identité précise et sans principe réellement unifiant, en plus de diviser l'Occident en éloignant l'Europe de l'Amérique. Pour ces raisons l'auteur conclut sans hésitation : « L’Europe doit se dire chrétienne», rencontrant là de nouveau le fort consensus de Benoît XVI qui lui écrit : "Votre analyse de ce que peuvent être l'Europe et une Constitution européenne dans laquelle l'Europe ne se transformerait pas en une réalité cosmopolite, mais trouverait son identité à partir de ses fondements christo-libéraux, est aussi d'une importance fondamentale.".

En relation avec le problème du fondamentalisme religieux, et en particulier du fondamentalisme islamique, le livre entre même dans la thématique de dialogue interreligieux, auquel l'Église a invité les catholiques depuis la Déclaration
Nostra aetate du concilie Vatican II.
Marcello Pera affirme nettement qu'un tel dialogue, "au sens technicien et strict" ne peut pas exister, parce qu'il présuppose que les interlocuteurs soient disposés à la révision et même au refus des vérités avec lesquelles ils commencent l'échange dialectique, alors que les religions, et spécialement les religions monothéistes et révélées, ont chacune leur propre vérité et leurs propres critères pour l'accepter.
Donc, en se référant à l'invitation au " dialogue des cultures" par laquelle Benoît XVI concluait sa célèbre leçon de Ratisbonne, il propose qu'entre les religions on instaure cette seconde forme de dialogue, que ne concerne pas le noyau dogmatique mais les conséquences culturelles - en particulier de type éthique - des différentes religions, c'est-à-dire les droits attribués ou niés à l'homme, les coutumes sociales permises ou prohibées, les formes de relations interpersonnelles admises ou censurées, les instituts politiques recommandés ou défendus. Ce dialogue interculturel entre les religions peut être dialogue au sens strict et peut mener les interlocuteurs à revoir leurs positions initiales, les corriger, les compléter et même les refuser, sans que cela implique nécessairement une mise en discussion du noyau dogmatique. Le patrimoine moral de l'humanité, inaliénable et non négociable, représente selon Pera le grand terrain commun de ce dialogue.

Le dernier point auquel je voudrais faire allusion est celui de la " parabole de l'éthique libérale" , dont il est question vers la fin du livre. En prenant comme référence d'abord Kant, ensuite John Stuart Mill et enfin les interprétations du libéralisme actuellement prédominantes, Marcello Pera trace la parabole suivante : avec Kant la loi morale est la loi (chrétienne) de l'impératif catégorique, avec laquelle la raison universelle commande, de manière tout aussi universelle, la volonté. Cette loi impose le respect de la personne. Avec Stuart Mill la loi morale est la loi (utilitariste) qui commande comme bonne l'action ou la règle dont résulte le maximum d'utilité pour tous. Une telle loi impose le respect de la liberté. Pour les courants prédominants aujourd'hui, il n'existe aucune loi morale universelle, ni religieuse ni laïque, et - pour se limiter au monde libéral, concrètement, occidental - seul compte le respect des libres choix de valeur des individus. Donc nous sommes passés de l'universalité à la relativité et de la personne au sujet qui est l'unique norme de lui-même.
L'auteur en tire la conséquence que là aussi, nous nous trouvons face à ce carrefour du libéralisme, entre christianisme et laïcisme, dont il avait déjà parlé au début de son livre. À ce point, le tournant peut s'articuler ainsi : ou bien le libéralisme épouse une doctrine concrète du bien, en particulier la doctrine chrétienne qui lui est semblable, et alors il a quelque chose à offrir à la crise morale contemporaine; ou bien le libéralisme se proclame indépendant " neutre" ou " laïc" , et alors il devient un multiplicateur de la crise elle-même.
Là aussi, Benoît XVI montre son intérêt et son accord, en écrivant : " Vous montrez que le libéralisme, sans cesser d'être libéralisme, mais au contraire, en étant fidèle à lui-même, peut se relier à une doctrine du bien, en particulier la doctrine chrétienne qui lui est semblable (congenere), offrant ainsi une contribution réelle au dépassement de la crise"

© L'Osservatore Romano- 5 décembre 2008

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