Paul VI, le Pape surhumain

Rebondissant sur l'Angelus du 3 août, John Allen rend justice à la personnalité de Paul VI, disparu il y a trente ans (28/8/2008).



La mode est aux commémorations, et l'Eglise n'y échappe pas.
Cette année a vu successivement le rappel du 40-ème anniversaire de l'assassinat d'Aldo Moro, puis de l'encyclique Humanae Vitae ("signe de contradiction", selon la presse).
John Allen s'était déjà fait l'écho de ces deux évènements, dont Paul VI était un acteur - les deux articles ont été traduits dans ces pages, car le sujet m'intéressait.
Lors de l'Angelus du 3 Août, le Saint-Père a salué la mémoire de son vénéré prédécesseur, mort 30 ans plus tôt, lui rendant hommage en des termes très forts (dans sa bouche, "surhumain" doit signifier quelque chose!) qui vont au-delà de la simple convention, ou de la solidarité entre papes.
Qu'il en parle ainsi est, pour moi, bien suffisant pour que je considère Paul VI autrement que comme "l'ennuyeux Pape entre les deux intéressants" que l'on verra évoqué plus bas - sans que l'auteur de l'article partage le moins du monde ce jugement sommaire!- le pasteur résolument anti-moderniste qui a dit un "non" définitif au contrôle artificiel des naissances, ou le quasi "anti-pape" coupable d'apostasie, de destruction de la liturgie, et de graves compromissions avec la franc-maçonnerie et le communisme que l'on voit décrit dans certains milieux conservateurs (sans avoir besoin de convoquer, comme le fait John Allen, les "marges extrêmes du traditionalisme", trop faciles à ridiculiser).

John Allen, qui est manifestement d'une sensibilité proche de la sienne, lui rend ici hommage (ce qui me plaît), et fait une analyse intéressante de son échec, au moins à brève échéance ("Paul VI a souffert le destin de quiconque ne s'identifie pas clairement avec une tribu particulière").
C'est le regard d'un libéral convaincu, pas forcément catholique, d'ailleurs, qui voit sans doute en Paul VI le précurseur d'une tolérance - ou d'une ouverture au dialogue - devenue l'alpha et l'omega de notre société.

On peut émettre des objections, mais nul n'a le droit de porter un jugement sur ce que furent ses erreurs (si tant est qu'elles existent). Tout au plus pourrait-on lui repprocher d'avoir péché par excès de naïveté, ou, si l'on veut, d'avoir trop vu le monde à travers des lunettes roses: ce que Magdi Allam a nommé le "bonisme".
On pourrait aussi trouver que cette volonté de s'ouvrir "avec douceur" aux "éléments de vérité dans les avis des autres" a pu flatter chez certains ce que Benoît XVI appelle la dictature du relativisme. C'est oublier que cette ouverture fait aussi partie du bagage culturel du Pontife actuel, que ses adversaires cherchent - parfois férocement - à lui dénier, et qu'elle devait de toutes façons être tentée, ne serait-ce que pour, le cas échéant, constater son échec (je ne dis pas que c'est ce qui s'est produit, je n'en sais rien).

Je retiens que dans un numéro récent de "Présent", dont j'ai perdu la référence, Jean Madiran évoquait à son sujet, dans un article par ailleurs très sévère, "la grâce de Pierre": après avoir dénoncé ce qu'il qualifiait de "ses errements", il convenait que sur le thème crucial de la défense de la vie, Paul VI avait tenu bon contre tous, dans son encyclique prophétique, Humanae Vitae. Et peu importe ce que furent ses motivations, et surtout ses hésitations.

Ceux que le sujet intéresse liront le livre-biographie "Paul VI", d'Yves Chiron.
Il en fait lui aussi un portrait sans indulgence, mais néanmoins assez nuancé, qui se conclut ainsi (je cite de mémoire): Paul VI n'était pas fait pour être Pape, il n'avait pas suffisamment d'esprit de décision, il aurait fait au contraire un excellent secrétaire de Pape. Ce qui est quand même un jugement un peu rosse!

Mon amie Catherine m'avait signalé cet article de John Allen que j'ai traduit de mon mieux (sans faire de mot à mot), non sans peine...

Article original en anglais, sur le site de NCR: Remembering Paul VI, the superhuman pope.
Ma traduction.


Pour se souvenir de Paul VI, le Pape surhumain

Un téléfilm en deux parties sur le pape Paul VI est annoncé sur la chaîne de télévision nationale italienne cet automne, marquant le 30ème anniversaire de sa mort en août 1978. Le Corriere della Sera, un des principaux quotidiens italiens, rapporte que huit millions d'euros ont été investis dans le projet, ce qui n'est guère étonnant, compre tenu des taux d'audience record obtenus par des téléfilms précédents, sur les papes qui ont "encadré" Paul VI: Jean XXIII et Jean-Paul II.

Tout de même, la compagnie de production est inquiète, concédant que Paul VI n'était pas une "personalité" aussi populaire que les deux autres pontifes. En conséquence, à la différence des bio-épopées précédentes, qui ont été simplement nommées "Jean XXIII" et "Jean Paul II", cette fois les producteurs prévoient d'accoler dans le titre un adjectif au nom du Pape -- faute de quoi, s'inquiètent-ils, le programme pourrait ne pas sembler assez "excitant" pour le marché grand public. Le problème est qu'il leur reste à trouver le bon "modificateur" pour capturer l'essence du pape Paul, aussi bien que l'intérêt des "couch potatoes" (littéralement "patates de canapés").

Par un coup du destin, le pape Benoît XVI est peut-être, par inadvertance, venu à leur secours, lors de son discours d'Angelus dimanche dernier. Méditant sur l'anniversaire de la mort de Paul VI, qui tombe mercredi, Benoît a utilisé un adjectif d'un effet saisissant pour caractériser son prédécesseur, qui a mené l'église à travers les orages du Concile Vatican II (1962-65) et ses conséquences: "Surhumain".

"Peu à peu", a dit Benoît, "au fur et à mesure que notre vision du passé s'élargit et que notre compréhension s'approfondit, le mérite de Paul VI, en présidant le Concile, en le menant heureusement à sa conclusion, puis en gérant la turbulente phase post-conciliaire, semble toujours plus grand -- en fait, je dirais, presque surhumain"

Ainsi, RAI, le réseau national de télévision italienne, pourrait avoir son titre: Paolo VI, il papa Sovrumano ("Paul VI, le Pape surhumain").
Le terme semble un acte convenable de justice envers le nom de Paul VI, qui a été entouré d'indifférence presque dès sa mort. Quand Jean Paul II est mort, le New York Times a consacré une section spéciale au pape, y compris une nécrologie d'environ 13.500 mots; quand Paul VI est mort, son décès a mérité un unique obit d'à peine plus de 1.000 mots, qui commençait en décrivant Paul comme n'étant "par nature, ni pastoral ni innovant" et un "bureaucrate consommé".

Les dernières deux semaines en ont fourni une confirmation actuelle.
La semaine dernière l'anniversaire du quarantième anniversaire de Humanae Vitae, l'encyclique de Paul réitérant l'interdiction de l'Eglise à la contraception, a déclenché une avalanche prévisible de commentaires (à laquelle j'ai participé, par un article publié dans le Time du 3 août, à la demande de l'éditeur...); le 30ème anniversaire de Paul, cette semaine, a rencontré un silence assez assourdissant. Dans l'esprit populaire, le pontificat de Paul a été essentiellement réduit à son épisode le plus controversé.

Un tel rejet sommaire est terriblement injuste envers un pape qui était parmi les plus importantes, et, à plusieurs titres, les plus admirables personnalités catholiques du 20ème siècle.

Giovanni Battista Montini, qui devint Paul VI à son élection à la papauté en 1963, était une âme profondément raffinée. Diplomate de formation, Paul VI était fasciné par les rapports de l'Eglise avec la culture, y compris la science moderne, la philosophie, et les arts. Dans son encyclique programmatique Ecclesiam Suam , publiée le 6 août 1964, exactement 14 ans avant sa mort à la même date, Paul disait qu'il ressentait une "vocation" pour le dialogue entre l'église et le monde.

Si le mot clé de la papauté de Jean XXIII était l'aggiornamento, mise à jour de l'église, et celui de Jean Paul II, l'évangélisation, poussant hardiment le catholicisme à "entreprendre en profondeur", le leitmotiv de Paul VI était vraiment le dialogue -- la conversation douce et respectueuse, sans compromis au sujet de la vérité du message chrétien, mais s'ouvrant toujours à ce qu'il a appelé "les éléments de vérité dans les avis des autres."

Ecclesiam Suam, où le mot "dialogue" apparaît 67 fois, compte parmi les trésors négligés de l'enseignement papal récent. (On souhaiterait qu'elle draîne même une fraction de l'attention minutieuse consacrée à Humanae Vitae.) Paul VI y présentait sa vision du contrat de l'Eglise avec l'humanité.
"D'un point de vue théorique, l'église pourrait décider de réduire ses relations au minimum, essayant de s'isoler des affaires de la société séculière; elle pourrait aussi se fixer la tâche de préciser les maux qui peuvent être trouvés dans la société séculière, les condamnant et déclarant des croisades contre eux", écrivait Paul. " Tout comme elle pourrait s'approcher assez près de la société séculière pour exercer une influence prépondérante sur elle, ou même pour exercer une puissance théocratique au-dessus d'elle, et ainsi de suite".
"Mais il nous semble", disait Paul, utilisant le pluriel de majesté, en usage alors, "que la relation de l'église au monde, sans exclure d'autres formes légitimes d'expression, peut être mieux représentée dans un dialogue."

Paul a décrit ce dialogue en termes de quatre qualités:

- Clarté: "Chaque angle de notre langage devrait être passé en revue pour s'assurer qu'il est "compréhensible, acceptable, et bien choisi";
- Humilité : "Le dialogue n'est pas orgueilleux, il n'est pas amer, il n'est pas blessant. Son autorité est intrinsèque à la vérité qu'il explique, à la charité qu'il communique, à l'exemple qu'il propose; ce n'est pas un ordre, ce n'est pas une imposition. Il est paisible, il évite les méthodes violentes, il est patient, il est généreux."
- Confiance: On doit "non seulement se fier au pouvoir des mots, mais également accueillir la confiance de l'interlocuteur. La confiance favorise la confiance et l'amitié. Elle lie les coeurs dans l'adhésion mutuelle au bien qui exclut tout égoïsme."
- Prudence pédagogique : "La prudence s'efforce d'apprendre les sensibilités de l'auditeur et exige que nous nous adaptions, et que nous adaptions notre façon d'exposer d'une manière raisonnable, de peur de devenir déplaisants et incompréhensibles."

"L'esprit du dialogue, écrit Paul, est amitié et service".

"Avant de parler, il est nécessaire d'écouter, non seulement la voix d'un homme, mais son coeur", dit le pape.
"Un homme doit d'abord être compris, et, quand il le mérite, approuvé. Dans l'acte-même d'essayer de se faire des pasteurs, des pères et des professeurs pour les hommes, nous devons nous faire leur frères."

Hélas, on se souvient peu, aujourd'hui, de cette largesse d'esprit, que ce soit dans le débat catholique interne ou dans le domaine séculier où Paul VI désirait si ardemment s'engager.

Parmi les catholiques, Paul VI apparaît comme la grande exception à la tendance naturelle de donner un tour positif à tout ce qu'un pape dit ou fait. Dans le cas de Paul, tout le monde semble trouver sa tasse de thé.(?"seems to lead with their favorite beef").
Les libéraux ne peuvent pardonner à Paul de ne pas avoir été Jean XXIII, déplorant pour toujours ses décisions sur le contrôle des naissances et l'ordination des femmes.
Les conservateurs ne pardonnent pas à Paul de ne pas avoir été Jean Paul II, raillant sa gestion de la réforme liturgique et son Ostpolitik, une politique de dialogue avec les états communistes (ndt Allen dit "socialistes"). De soit-disant experts caractérisent souvent Paul comme une personnalité tragique ou triste, ce qui fonctionne habituellement comme une manière indirecte de minimiser ses actes.
(Aux marges extrêmes de la sensibilité catholique traditionaliste, l'évaluation négative de Paul VI sombre vraiment dans l'hystérie. J'ai récemment découvert un groupe de fidèles de Fatima, par exemple, convaincus que Paul VI a été secrètement déposé en 1972 et remplacé par un imposteur, parce qu'autrement il n'y a aucune manière d'expliquer les abominations commises en son nom. Le groupe tient un site Web montrant côte à côte des photos du pontife et de son double présumé, avec des copies de voix, dans un effort pour documenter ce qu'ils appellent "la déception du siècle." ).


Dans les cercles séculiers, Paul VI n'a tout simplement jamais pris.
Voici une anecdote qui le met en évidence. Au cours d'une réunion avec la production de CNN, en avril dernier, afin de prévoir notre couverture de la messe de Benoît XVI au Yankee Stadium, j'ai proposé que nous passions des séquences de la première visite papale chez les Bronx Bombers -- celle de Paul VI en 1965. On m'a répondu que ce n'était pas faisable - pour des raisons de timing-. Quoi qu'il en soit, un jeune assistant de production a claironné, probablement après une demi-heure de recherche sur Google, "S'agit-il de ce pape ennuyeux entre les deux intéressants? ".
C'est peut-être le jugement des quarante dernières années, mais il est douteux qu'il perdure. Le théologien dominicain français Yves Congar l'avait prédit: "Avec le temps, Paul VI sera apprécié".
En attendant, une question intéressante est de savoir pourquoi Paul a été négligé à ce point. Il y a beaucoup de réponses possibles, mais ici j'offre juste une hypothèse.
Dans une ère où le tribalisme idéologique est devenu le mode dominant de l'organisation sociale, même dans l'Eglise, il me semble que Paul VI a souffert le destin de quiconque ne s'identifie pas clairement avec une tribu particulière. Puisqu'il a essayé de voir de la sagesse dans tous les points de vue, il n'a eu aucun "collège électoral" naturel, aucune "base", pour employer le jargon politique d'aujourd'hui, et donc aucun lobbie pour venir à son secours quand les temps sont devenus difficiles.

La volonté de Paul de résister au jugement rapide lui a gagné le surnom du "Pape-Hamlet", mais ceux qui l'ont connu insistent sur le fait qu'il ne s'agissait pas d'absence de colonne vertébrale (spinelessness) ou d'angoisse existentielle mais plutôt d'un sens aigu de l'insuffisance des réponses simples. Paul VI, en d'autres termes, a été animé par l'instinct profondément catholique de chercher des solutions inclusives (both/and) à ce que d'autres voyaient comme des choix exclusifs (either/or). Le prix qu'il a payé est qu'il n'a jamais été considéré comme un héros, de son époque, ou maintenant, par ceux qui pensent en terme de "either/or"; il est, à l'inverse, un prophète de ce "centre assez peu nombreux", qu'a décrit feu le théologien jésuite Bernard Lonergan.

Sous de nombreux aspects, c'était un rôle ingrat (tankless), et la fidélité que Paul lui a voué durant plus de quinze turbulentes années ne peut que paraître... eh bien, en un mot, surhumaine.
Espérons que quelqu'un à la RAI, s'en apercevra.




Voici la partie du discours d'Angelus de Benoît XVI, le 3 août à Bressanone, consacrée à Paul VI.
Je crois que c'est Jean-François Chiappe qui a écrit - à propos de Louis XVI : "seul un roi peut écrire la biographie d'un roi".
Ici aussi, on peut dire tout pareil, "seul un Pape peut écrire la biographie d'un Pape", étant le seul à comprendre la tragique solitude et la dure responsabilité de l'ultime décision.

Source: http://www.vatican.va/holy_father/..


L'Angelus de Benoît XVI

A présent chers amis, je vous invite à évoquer avec moi la pieuse et filiale mémoire du Serviteur de Dieu, le Pape Paul VI, dont nous commémorerons dans trois jours le trentième anniversaire de la mort.
C'était en effet dans la soirée du 6 août 1978 qu'il rendit son esprit à Dieu; le soir de la fête de la Transfiguration de Jésus, mystère de lumière divine qui exerça toujours une fascination singulière sur son esprit. En tant que suprême Pasteur de l'Eglise, Paul VI conduisit le peuple de Dieu à la contemplation du visage du Christ, Rédempteur de l'homme et Seigneur de l'histoire. Et l'orientation pleine d'amour de l'esprit et du coeur vers le Christ fut l'un des fondements du Concile Vatican II, une attitude fondamentale que mon vénéré prédécesseur Jean-Paul II hérita et relança lors du grand Jubilé de l'an 2000. Au centre de toute chose, se trouve toujours et uniquement le Christ: au centre des Saintes Ecritures et de la Tradition, au coeur de l'Eglise, du monde et de l'univers tout entier.

La Divine Providence appela Giovanni Battista Montini de la Chaire de Milan à celle de Rome au moment le plus délicat du Concile - lorsque l'intuition du bienheureux Jean XXIII risquait de ne pas prendre forme.
Comment ne pas rendre grâce au Seigneur pour sa féconde et courageuse action pastorale?
Au fur et à mesure que notre regard sur le passé s'élargit et devient plus conscient, le mérite de Paul VI apparaît toujours plus grand, presque surhumain, à présider l'assemblée conciliaire, à la conduire avec succès à son terme et à gouverner la phase mouvementée de l'après-Concile. Nous pourrions véritablement dire, avec l'apôtre Paul, que la grâce de Dieu en lui "n'a pas été vaine" (cf. Co 15, 10): il a mis en valeur ses dons très aigus d'intelligence et son amour passionné pour l'Eglise et pour l'homme. Tout en rendant grâce à Dieu pour le don de ce grand Pape, nous nous engageons à mettre à profit ses enseignements.

Au cours de la dernière période du Concile, Paul VI voulut rendre un honneur particulier à la Vierge Marie en la proclamant "Mère de l'Eglise". C'est à elle, à la Mère du Christ, à la Mère de l'Eglise, à notre Mère, que nous nous adressons à présent avec la prière de l'Angelus.


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