Foi Chrétienne et l'Europe
Véritable Paix et véritable Culture : Foi chrétienne et l'Europe. Homélie prononcée à Cracovie, le 13 septembre 1980, à l'occasion de la visite d'une délégation de la conférence des évêques d'Allemagne chez l'épiscopat polonais (5/6/2009)
Une religieuse bénédictine m'envoie ce texte magnifique que je ne connaissais pas, et que je crois une contribution essentielle au débat à la veille de ces élections européennes.
Elle m'écrit, en préambule:
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Voici un article traduit de l'allemand (par mes soins) et lu au réfectoire du midi.
(En fait, au lieu de se parler pendant le repas comme dans des familles, nous écoutons la lecture des livres ou des articles lus par des sœurs à tour de rôle.)
Il s'agit d'une homélie de Mgr J. Ratzinger prononcée à Cracovie en 1980, mais qui est toujours valable et va dans le même sens que l'article italien de Mauro que vous avez traduit.
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Je ne sais comment la remercier!
Véritable Paix et véritable Culture : Foi chrétienne et l’Europe
Homélie prononcée à Cracovie, le 13 septembre 1980,
à l’occasion de la visite d’une délégation de la conférence
des évêques d’Allemagne chez l’épiscopat polonais
Sainte Marie, Mère de Dieu, prie pour nous !
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Chers frères et sœurs,
Tout d’abord je voudrais exprimer ma joie profonde et ma reconnaissance de pouvoir prêcher ici, dans cette respectable ville épiscopale de Cracovie qui est devenue encore plus chère à nous tous, à toute la chrétienté depuis que son évêque a été élu il y a deux ans comme successeur de Pierre et Pasteur suprême de toute l’Église. Après la sombre histoire que nous avons derrière nous concernant le rapport entre l’Allemagne et la Pologne, cette invitation signifie pour moi une précieuse illustration de la force unificatrice et réconciliatrice de la Foi, qui permet le pardon et crée la fraternité là où l’esprit de l’incroyance avait semé la haine et l’inimitié. Tout d’abord je voudrais remercier de tout cœur pour ce don du pardon, de la paix et de la fraternité provenant de la Foi.
Cracovie comptait depuis des siècles parmi les grandes métropoles européennes. La 2e moitié du 15e siècle avait connu ici à peu près autant d’étudiants étrangers que d’autochtones. Je mentionne seulement deux célébrités dont le souvenir est en lien étroit avec cette ville : Nicolas Copernic et Veit Stoss. Les deux attestent visiblement la dimension européenne de cette ville : ils évoquent pour nous la largeur et l’ouverture d’une époque dans laquelle l’Europe signifiait une réalité tangible. C’est justement dans cette ville que l’on peut vraiment poser la question :
Qu’y a-t-il de commun entre la Foi et l’Europe ?
Que signifie l’Europe pour la foi des chrétiens ?
Si l’on veut parler de l’Europe en tant que chrétien, on pense tout de suite à l’épisode merveilleux relaté au chapitre 16 des Actes des Apôtres. Paul accomplit sa mission dans sa patrie, l’Asie Mineure, et il ne pense pas du tout qu’il devrait traverser le détroit qui la sépare de l’Europe.
Mais à ce moment-là il se passe quelque chose de remarquable : il se sent empêché par l’Esprit de Jésus d’aller là où il veut : comme si un mur s’élevait partout sur sa route. La nouvelle direction s’ouvre devant lui par un visage qui lui apparaît en songe : Paul voit un macédonien qui lui crie en le priant : Passe par ici, viens à notre secours (Ac 16, 9).
La macédonien parle en faveur de la Grèce, pour l’Europe. Sa demande va être décisive dans le déroulement ultérieur de l’histoire. Au stade le plus élevé de sa purification, l’esprit grec est devenu désir du Christ, calice ouvert pour accueillir l’évangile de Jésus Christ. L’Europe est devenue l’Europe grâce à la foi chrétienne qui porte en elle l’héritage d’Israël, mais qui, en même temps a assumé le meilleur de l’esprit grec et romain.
Plus tard, les peuples germaniques et slaves ont fait leur entrée dans l’espace de la Foi ; ils lui ont donné de nouvelles formes d’expression, mais en même temps, ils ont reçu d’elle leur histoire et leur identité. Chaque peuple européen peut et doit reconnaître que notre patrie s’est construite par la foi et que nous serions perdus si nous voulions rejeter cette Foi.
Et maintenant nous devons poser la question : Quelle sont en fait les caractéristiques qui fondent l’Europe ?
Je voudrais en nommer trois :
1) Ce que Paul a apporté au macédonien, c’était tout d’abord la figure de Jésus Christ, le Fils de Dieu fait homme. Ce fut la rencontre avec le vrai Dieu né du vrai Dieu qui est devenu vrai Homme, qui a souffert pour nous, fut crucifié et enseveli, et qui est ressuscité le 3e jour en emportant dans la gloire de Dieu la nature humaine qu’il avait assumée, et qui prépare pour nous tous “une demeure permanente” (Jn 14, 2).
La figure de Jésus Christ est au milieu de l’histoire européenne, Il est le fondement de l’humanisme véritable, de la nouvelle humanité. Car, par le fait que Dieu est devenu homme, l’homme en reçoit une nouvelle dignité. Si l’homme est seulement le produit du hasard de l’évolution, alors la condition humaine n’est qu’un hasard, susceptible d’être sacrifié pour des buts apparemment plus élevés. Mais si Dieu a créé et voulu chaque être humain, alors il s’agit de tout autre chose. Et si Dieu lui-même est devenu homme, et qu’il est allé jusqu’à souffrir pour l’homme, alors l’homme participe à la propre dignité à Dieu.
Celui qui s’en prend à l’homme, s’en prend à Dieu lui-même. Le respect de la dignité humaine et l’attention aux droits de chaque être humain sont les fruits de la Foi dans l’Incarnation de Dieu. C’est pourquoi la foi en Jésus Christ est le fondement de chaque véritable progrès. Si pour un progrès apparemment plus élevé, on abandonne la foi en Jésus Christ, on sacrifie le fondement de la dignité humaine.
2) C’est à partir de l’humanisme chrétien, de l’humanisme issu de l’Incarnation que la culture spécifiquement chrétienne s’est développée. Toutes ses caractéristiques sont basées si profondément sur la foi dans l’Incarnation qu’elles cesseront d'exister dès que la foi sera ôtée.
Je voudrais en nommer seulement quelques unes :
a) La culture chrétienne ne peut jamais être seulement une culture de l’avoir. Jamais elle ne doit penser que la plus grande valeur de l’homme réside dans la possession et la jouissance matérielles. Elle ne méprise pourtant pas la matière puisque le Fils de Dieu est devenu Homme. Il a vécu dans un corps ; il est ressuscité avec son corps qu’il a emporté jusque dans la gloire céleste : c’est la destination la plus haute qu’on puisse imaginer pour la matière. C’est pourquoi la culture chrétienne veille à ce que tout homme vive dans la dignité et qu’il participe de façon juste aux biens matériels de la terre.
Mais le bien suprême de l’homme ne consiste pas dans la possession matérielle. L’idolâtrie de la consommation enlève à l’homme sa dignité ; en Occident, nous en faisons l’expérience. On tombe dans l’égoïsme ; puis le mépris de soi-même sera la conséquence immédiate, presque fatale du mépris de l’autre. Si l’homme ne peut aspirer à rien de plus élevé que les choses matérielles, le monde entier lui paraîtra vide et repoussant. C’est pourquoi dans la culture chrétienne les valeurs éthiques priment sur les valeurs matérielles. C’est pourquoi l’honneur de Dieu représente pour la culture chrétienne une valeur ouverte. Les grandes cathédrales et églises, comme il y en a ici à Cracovie, expriment la conviction que la gloire de Dieu représente pour l’humanité un bien commun dans le domaine public.
En effet, dans la mesure où l’homme a rendu gloire à Dieu, il s’est honoré lui-même. Les grandes cathédrales sont encore aujourd’hui les oasis de l’humanité et de la dignité humaine car elles sont des espaces pour le culte rendu ouvertement à Dieu. Pour qu’une culture perdure, il est fondamental d’y maintenir avec justesse la hiérarchie des valeurs. La prééminence des valeurs morales sur les valeurs matérielles, la reconnaissance de l’honneur de Dieu constituent l’héritage commun et fondamental de la culture européenne. Leur maintien et leur approfondissement doit être aujourd’hui de nouveau une tâche importante pour nous, chrétiens.
b) Ce qui fait encore partie de la culture chrétienne, c’est la dignité de la conscience et la reconnaissance de ses droits. Par la conscience, Dieu s’adresse à chacun de nous en particulier, et chacun de nous se tient là sous le regard du Cœur de Dieu. Cela veut dire aussi que la conscience nous fait le devoir d’écouter l’appel de Dieu. Cela ne veut pas dire que chacun peut faire ce qu’il veut, mais que chacun est capable de discerner la volonté de Dieu et doit s’y ouvrir.
Le respect de la conscience signifie en même temps qu’on est libre de croire : personne n’est obligé de croire, car Dieu veut le Oui libre de l’homme libre. Mais par le fait même, chacun doit avoir le droit de croire et de mener une vie en cohérence avec sa foi. Dans la notion de la conscience, il y a aussi celle de la tolérance, c’est-à-dire une juste attention réciproque et une réelle largeur d’esprit.
c) Fait encore partie des fondements de la culture chrétienne la dignité du mariage et de la famille comme le Seigneur l’a réaffirmé selon la volonté du Créateur, en tant que l’union d’un homme et d’une femme qui dure toute la vie (Mc 10, 1-12). Sans le mariage chrétien il n’y pas de culture chrétienne. Ce n’est que la victoire sur la polygamie et la mise en valeur de la fidélité conjugale qui ont permis l’émergence de la spécificité de la culture européenne. Et elle cessera d’exister là où prendra fin cette disposition fondamentale conforme à la création.
Comme vous le savez, chers frères et sœurs, le synode des évêques qui va s’ouvrir dans 15 jours, aura pour thème principal, la famille chrétienne. Ce thème a été choisi en lien avec la crise de la famille qu’on peut constater dans toutes les parties de la terre. Il s’agit là de quelque chose de décisif, et je voudrais saisir l’occasion de vous inviter tous très cordialement à prier pour les évêques de ce synode afin que Dieu bénisse nos travaux en leur faisant porter du fruit.
d) La culture chrétienne est celle de l’amour du prochain et de la miséricorde, et par conséquent, la culture de la justice sociale. Un amour particulier pour les faibles et les malades, les pauvres et les personnes âgées qui n’ont pas d’activité reconnue en fait partie intégrante depuis les débuts. Une des plus grandes barbaries du national-socialisme consistait dans le meurtre des malades mentaux, puisque l’appréciation de l’homme se basait sur le seul critère de la rentabilité sociale. Voilà pourquoi cette idéologie se faisait remarquer par son aversion à l’égard de la culture chrétienne de l’Europe.
La culture chrétienne n’a pas seulement édifié des cathédrales en l’honneur de Dieu, mais encore elle a érigé des hôpitaux pour des malades et des hospices pour des vieillards, toujours en l’honneur de Dieu qu’elle avait vénéré en la personne des souffrants. Elle a mis ces édifices sous la protection spéciale de l’Esprit Saint qui n’est autre que l’amour divin reliant le Père et le Fils .C’est Lui qu’on vénère par la compassion puisée dans cet amour ; c’est à sa consolation qu’on confie ceux qui ont le plus grand besoin d’être consolés.
La culture authentiquement chrétienne n’est pas seulement celle de la raison, mais aussi celle du cœur : une culture qui se laisse réchauffer par l’Esprit Saint devient une culture de la miséricorde. Cette culture avait appris du Crucifié la noblesse de la souffrance qu’elle a contribué à ennoblir. De cette culture de la miséricorde sont nées tant de fondations d’ordres divers, qui ont imprégné non seulement le visage de l’Église, mais aussi celui de la culture europénne. Par conséquent, sauvegarder et construire l’Europe encore aujourd’hui signifie tout spécialement : accueillir et assumer cette culture, et par la miséricorde de Dieu, continuer à la faire vivre et la cultiver.
3) J’en viens maintenant à parler de la dernière caractéristique de la culture chrétienne européenne. L’Europe a toujours été à la fois nationale et supra-nationale. Elle a imprégné chacune des nations de ses caractéristiques propres. Le pluralisme des cultures nationales fait partie intégrante de la richesse de tout ce qui est européen. Mais l’Europe à la meilleure de ses époques ne connaissait pas de délimitation entre les nations ; bien au contraire, par-delà des frontières nationales existaient des organismes fondamentaux de la communauté européenne grâce auxquels elle a pu réaliser sont unité. Ainsi, le pluralisme n’a pas été une cause de division, mais bien au contraire, celle d’un enrichissement mutuel.
J’ai déjà parlé des universités et des artistes pour qui il n’y avait pas de frontière. De même que Veit Stoss a réalisé ici à Cracovie son chef-d’œuvre, Jan Polack est arrivé à Munich, venant de Cracovie, pour y réaliser ses œuvres de maturité d’une beauté inoubliable. Les Ordres, les conciles et les éléments fondamentaux du système de droit européen transcendent également les nations. Et Rome avait représenté avant tout, un nœud de relations au-delà de toute frontière.
Après les destructions causées par le nationalisme dans la première moitié de ce siècle, nous devons apprendre à nouveau ce qui fut européen dès les origines : le respect de la différence de l’autre et l’unité dans la diversité. C’est pourquoi la foi commune est si importante pour nous relier dans l’unité de l’unique Église, au-delà des frontières. C’est pourquoi l’unité avec le Saint Père à Rome est si importante, pour signifier le caractère supra-national de la Foi.
Là où la Foi au Christ est vécue avec justesse, la fraternité devient possible à partir de cette vertu fondamentale, non seulement avec les membres des autres confessions chrétiennes mais aussi avec tous les hommes qui cherchent Dieu
Au centre de ma ville épiscopale de Munich se trouve la colonne de Marie érigée en 1638, par le prince bavarois Maximilien, à l’époque pleine d’angoisses des guerres de 30 ans. Elle est devenue non seulement le centre de la ville mais aussi celui de toute la Bavière si bien qu’encore aujourd’hui c’est à partir de ce point qu’on mesure toutes les autres distances. Marie est demeurée le point central silencieux de toutes nos rues.
L’image de la Mère du Seigneur est au cœur de la culture européenne. Elle est au cœur de notre Foi. Devant la Mère nous nous entendons tous ; devant elle nous nous reconnais-sons tous comme des enfants. D’elle nous apprenons la confiance, avec elle nous apprenons à croire, à prier. La mère commune nous donne un langage commun ; aussi différents que puissent être les chants et les prières dans chacun de nos pays, ils ont tous le même son du cœur : en regardant Marie, la dispute prend fin, et cesse l’hostilité. Elle procure la réconciliation, elle conduit au Fils.
Voilà pourquoi, ces jours-ci lorsque, après la malheureuse deuxième guerre mondiale, pour la première fois, toute une délégation de la conférence épiscopale allemande vient rendre visite aux évêques polonais, nous voulons, pleins de confiance, prier la Mère du Seigneur qui est la Mère de nous tous, de bénir ce chemin de la réconciliation sur lequel nous avançons les uns vers les autres.
Nous voulons la prier de protéger nos pays de la guerre et de tout mal, et surtout de la tentation de l’incroyance et de ses conséquences. Nous voulons la prier de nous guider par la foi, à la vraie Paix, à la vraie culture et que sa supplication obtienne à nouveau pour l’Europe un avenir.
Amen.