Le boeuf et l'âne de la crèche (II)

Un conte merveilleux de Jules Supervielle (3/12/2012)

Image ci-dessous: une nativité de Benedetto Ghirlandaio, vers 1490 (cf. onditmedievalpasmoyenageux.fr)

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Le boeuf et l'âne

Le boeuf et l'âne de la crèche est une nouvelle de Jules Supervielle (1884-1960) parue dans le recueil de contes "L'enfant de la haute mer" (1931).
Je n'ai malheureusement pas le livre sous la main, et je dois me contenter d'extraits et de commentaires trouvés sur internet.

Ce très joli site, dans une page magnifiquement illustrée de scènes de la nativité, propose un résumé:

Jules Supervielle n’est pas assez connu, ses contes sont très originaux, et le dialogue qu’il a imaginé entre le boeuf et l’âne devant l’enfant Jésus est particulièrement touchant.
Le boeuf rumine ses soucis, il doit réchauffer l’enfant de son souffle aussi doucement que possible, mais il ne doit pas le blesser avec ses cornes.
Pourquoi donc a-t-il de si grosses cornes ? Il n’est ni méchant, ni violent, ni venimeux, il ne souhaite de mal à personne mais ses cornes effraient tout son entourage.
Il fait une prière à Jésus, dont les petites mains et les petons sont si minutieux, pour acquérir un peu de sa finesse et perdre ses cordes disgracieuses.
A l’aube, le boeuf se lève, pose ses sabots avec précaution, craignant de réveiller l’enfant, d’écraser une fleur céleste, ou de faire mal à un ange. Comme tout est devenu merveilleusement difficile !
L’âne caresse l’enfant de ses oreilles en velours, mais il ne doit pas braire, il tuerait le bébé avec son cri !
Les bergers et les rois mages arrivent et derrière eux toutes sortes d’animaux, grands ou minuscules, laids, dangereux ou craintifs, la Vierge ordonne au boeuf et à l’âne de tous les laisser entrer car son fils est autant en sécurité dans la crèche qu’au plus haut du ciel.

Ce petit conte est une belle histoire d’animaux, chaque bête salue à sa façon le nouveau-né.
Joseph a vu le Seigneur en songe , lui annonçant qu’Hérode va venir les massacrer. Ils doivent fuir. L’âne, bien sûr, est de la plus grande utilité, mais le boeuf est vieux, épuisé. Il reste dans la crèche et s’éteint. Sa fin de vie fut merveilleuse.

* * *

Extrait

(www.paperblog.fr)

(...) L'âne se tient à gauche de la crèche, le bœuf à droite, places qu'ils occupaient au moment de la Nativité et que le bœuf, ami d'un certain protocole, affectionne particulièrement. Immobiles et déférents ils restent là durant des heures, comme s'ils posaient pour quelque peintre invisible.
L'enfant baisse les paupières. Il a hâte de se rendormir. Un ange lumineux l'attend, à quelques pas derrière le sommeil, pour lui apprendre ou peut-être pour lui demander quelque chose.
L'ange sort tout vif du rêve de Jésus et apparaît dans l'étable. Après s'être incliné devant celui qui vient de naître, il peint un nimbe très pur autour de sa tête. Et un autre pour la Vierge, et un troisième pour Joseph. Puis il s'éloigne dans un éblouissement d'ailes et de plumes, dont la blancheur toujours renouvelée et bruissante ressemble à celle des marées.

— II n'y a pas eu de nimbe pour nous, constate le bœuf. L’ange a sûrement ses raisons pour. Nous sommes trop peu de chose, l'âne et moi. Et puis qu'avons-nous fait pour mériter cette auréole ?
— Toi tu n'as certainement rien fait, mais tu oublies, que moi j'ai porté la Vierge.

Le bœuf pense par-devers lui : « Comment se fait-il que la Vierge si belle et si légère cachait ce bel enfançon ? » (…)
Le bœuf et l'âne sont allés brouter jusqu'à la nuit. Alors que les pierres mettent d'habitude si longtemps à comprendre, il y en avait déjà beaucoup dans les champs qui savaient. Ils rencontrèrent même un caillou qui, à un léger changement de couleur et de forme, les avertit qu'il était au courant.
II y avait aussi des fleurs des champs qui savaient et devaient être épargnées. C'était tout un travail de brouter dans la campagne sans commettre de sacrilège. Et manger sans commettre de sacrilège. Et manger semblait au bœuf de plus en plus inutile. Le bonheur le rassasiait.
Avant de boire aussi, il se demandait : « Et cette eau, sait-elle ? »
Dans le doute il préférait ne pas en boire et s'en allait un peu plus loin vers une eau bourbeuse qui manifestement ignorait tout encore.
Et parfois rien ne le renseignait sinon une douceur infinie dans sa gorge au moment où il avalait l'eau. « Trop tard, pensait le bœuf, je n'aurais pas dû en boire. »
II osait à peine respirer, l'air lui semblait quelque chose de sacré et de bien au courant. Il craignait d'aspirer un ange. (…)

Cet autre très beau site propose un commentaire théologique, dans la ligne de ce que nous explique le Saint-Père (cf. Notes ):

Jules Supervielle nous entraîne aux débuts de la chrétienté avec un conte poétique débordant d’émotion et présente ces deux animaux comme les précurseurs des deux vocations opposées ou complémentaires des premiers religieux: les ordres contemplatifs et apostoliques.
...
Jules Supervielle a souhaité mettre en lumière les deux célèbres animaux de la crèche dans une nouvelle éponyme datée de 1931. Les deux animaux proposent deux vocations religieuses opposées et s‘agacent mutuellement.
Le bœuf est un solitaire. D’un abord effrayant avec ses deux cornes pointues, il n’est pas fait pour la société: incompris, mal à l’aise, il ne sait pas retenir ses émotions (il bave), ne sait pas se comporter dans le grand monde.
Autant l’animal est imposant, autant il souhaite passer inaperçu. Autant il est pesant, autant ses efforts tendent à ne rien déranger. Il est torturé en permanence à la simple idée de gêner. Il est dans un doute perpétuel sur le bien fondé de chacune de ses actions ou sur son mérite.
Complexé par son apparence et ses capacités, il est en admiration devant ceux qui l’entourent. Il est émerveillé par la création divine: L’habileté de Joseph, la couleur et l’éclat de la paille sont pour lui autant de miracles. C’est un contemplatif, qui n’a nul besoin d’être en lumière ou de reconnaissance pour ses actions.
Le bœuf aime que chacun soit à sa place. Le protocole a son importance. Le bœuf construit la première chapelle: une brindille et quelques brins de paille figurant l’enfant qu’il n’ose adorer directement, il est naturellement humble. Il estime particulièrement l’un des rois mages qui efface jusqu’aux traits de son visage pour mieux refléter l’enfant divin: ainsi les cisterciens trappistes perdent-ils leur identité pour n’être plus qu’adorateurs.
Il est empli d’une telle déférence pour le sacré qu’il préfère rendre des services indirects. De même, il ne peut s’adresser directement à Dieu, il lui faut un truchement: musique sacrée par exemple.
Le silence du bœuf est riche de sens. On pense aux ordres religieux imposant des temps de silence comme les Clarisses. Empli de son adoration, il ne ressent pas d’autre besoin et se passerait volontiers de boire et de manger. C’est un ascète. Les privations et la faiblesse qui en résulte le rendent sujet aux visions.
Il se mortifie en restant sur un seul genou au point d’en faire une plaie et on pense aux frères flagellants. Il sacrifie sa vie inutilement, uniquement pour témoigner de sa foi et on pense aux premiers chrétiens dans l’arène.
Il sera laissé seul, inutile, oublié, incompris. L’aventure continuera sans lui. On pense aux couvents et monastères clos, en marge de la vie sociale.
L’âne au contraire de son compagnon attire la sympathie avec ses douces oreilles. Il sait trouver les arguments, cherche déjà à instruire les enfants: on pense aux Jésuites.
L’âne est plus pragmatique, il accepte la vie comme elle est. Peu compatissant pour les souffrances du bœuf, il cherche surtout à être en bonne place et, aucunement intimidé, est pleinement conscient de son importance. C’est un courtisan.
Il n’hésite pas à tourner l’enfant de son côté, profitant d’un moment d’inattention de la Vierge. Entendons par là qu’il n’hésite pas à modifier certains aspects sacrés à son avantage.
L’âne agit: il est celui qui porte la Vierge et l’enfant. On pense aux nombreux ordres religieux qui se consacrent à l’éducation ou aux soins aux démunis ou aux malades: les jésuites, les hospitaliers… Il a choisi la voie apostolique.
Le type de prière et leur objet marquent clairement la différence.
La prière de l’âne est une liste de réclamations: il prie pour obtenir plus de sécurité, il remet en question les choix divins le concernant, son apparence, les difficultés de sa vie.
La prière du boeuf est une action de grâces. Il se sent souvent proche de l’extase. Se sentir proche de Dieu suffit à son bonheur.