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Les nids d'antan

ou le désarroi de José Manuel de Prada, après la fameuse interviewe. Traduction de Carlota (23/9/2013)

José Manuel de Prada est un écrivain et blogueur espagnol, que nous avons rencontré souvent (et apprécié) dans ces pages grâce à Carlota (ici).
C'est un catholique engagé, il n'est pas vraiment à gauche... et même résolument à droite, ce qui est loin d'être une tare!.
Il réagit à l'interviewe du Pape sur la revue Civiltà Cattolica, et plus spécialement à ce qui me semble être ce passage:

Ma manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes et à être accusé d’ultra-conservatisme. J’ai vécu un temps de profondes crises intérieures quand j’étais à Córdoba. Voilà, non, je n’ai certes pas été comme la bienheureuse Imelda mais je n’ai jamais été conservateur.

Quoi qu'il en soit, l'auteur, dont on ne peut pas mettre en doute la sincérité, traduit bien le désarroi qu'ont pu ressentir certains catholiques en lisant l'interviewe.

     

Les nids d’antan
JUAN MANUEL DE PRADA
21/09/2013
www.abc.es
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La démocratie, nous apprenait Somerset Maugham, est une fête où tout le monde est invité, mais où ensuite tu ne peux entrer que si tu t’empresses auprès du portier. S’empresser auprès du portier, la vieille théologie appelait cela « flatter le monde». Que la sentence de Somerset Maugham est pure vérité nous le vérifions, par exemple, dans la façon dont les politiques démocrates avouent leur filiation : un politique de gauche se proclame de gauche aussi satisfait que fier de l’être ; un politique de droite, au contraire, se présente d’une manière complexée comme « centriste », ou « réformiste », ou n’importe quelle autre ânerie du genre, mais ne dira pas même si on le torture en lui pinçant les mamelles qu’il est de droite. Quand quelqu’un se déclare de droite, il se transforme, ipso facto, en trouble-fête de la démocratie ; et ce dont la démocratie a besoin c’est de promoteurs, pas de trouble-fêtes. Je soupçonne qu’en ce moment même dans le monde il n’y pas un seul démocrate, du Pape jusqu’en bas de l’échelle, qui ose dire qu’il est de droite.

Une autre façon d’encourager la démocratie consiste à ne pas parler des questions que la démocratie juge scabreuses et comme propres aux lumpen catholique (1), comme par exemple l’avortement. En Espagne, par exemple, il y a eu un temps où la droite trouble-fête, pour racler des votes parmi le sous-peuple catholique, s’est mis à casser les pieds avec ces questions, a déposé des recours d’inconstitutionnalité contre sa pratique et même a promis qu'une fois arrivée au pouvoir elle changerait les lois qui les protègent. Mais une fois le pouvoir obtenu, la droite a décidé qu’elle devait encourager la démocratie ; et, dès lors, elle a décidé de mettre de côté ces questions scabreuses. Un véritable démocrate ne doit pas parler de certains sujets scabreux, car l’on dira que c’est un obsédé [(comme si dénoncer les milliers de vie en gestation qui chaque jour sont jetées à la poubelle était une « obsession » (2)]. Et si c’est un démocrate en opposition à ses croyances, il devra en tout cas voir, entendre et se taire, sous peine d’être considéré comme un lumpen catholique (3).

Moi, je ne suis pas né pour voir, entendre et me taire ; par conséquent, pour ma santé personnelle, j’opte dès aujourd’hui pour ne pas voir ni entendre certaines choses, pour ne pas avoir à me taire comme je le fais aujourd’hui. À une certaine occasion, une lectrice m’a écrit une lettre en me demandant que, si un jour je perdais la foi, je ne le laisse pas transparaître dans mes articles, car j’infligerais une blessure très profonde à des personnes comme elle, qui alimentent leur foi en me lisant. Il y a des choses dont, même en le voulant, on ne peut pas se débarrasser : c’est ce qui est arrivé à Jonas avec sa mission de prêcher à Ninive ; et c’est ce qui m’arrive à moi avec la foi. Mais Saint Augustin nous a appris que, bien que nous ne devions pas fuir le martyre, nous ne devons pas non plus nous y livrer d’une manière insensée. Moi, je suis l’homme le plus sensé du monde, durant de nombreuses années je me suis livré au martyre dans la joie, dans un combat avec le monde qui m’a laissé en lambeaux, avec une carrière littéraire jetée au panier et a fait de moins le bouffon de tous mes collègues ; et cet exercice quotidien d’immolation [médiatique] je le faisais avec joie, parce que je considérais que mon obligation n’était pas de plaire au monde mais de le combattre jusqu’à mon dernier souffle.

Où il y a eu des nids autrefois, il n’y a pas d’oiseaux aujourd’hui (4), nous dit Don Quichotte, quand il retrouve son bon sens. J’ignore si en d’autre temps, j’ai été fou : mais aujourd’hui en lisant une certaine interviewe qui a fait beaucoup de bruit, j’ai senti que j’avais fait l’andouille durant toutes ces années. Et en suivant l’exemple de l’illustre interviewé, je vais me consacrer dès maintenant à complaire et flatter le monde, pour éviter sa condamnation (5).

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Notes de traduction

(1) Lumpen catholique : néologisme à partir du terme allemand lumpenproletariat, le prolétariat en haillon, le sous-prolétariat ; ici comprendre les sous-citoyens catholiques, le sous-peuple catholique.

(2) Cette « obsession » du Docteur Dor (84 ans) condamné en France à 10 000€ d’amende et à qui le juge a laissé entendre qu’il aurait besoin de se faire soigner. Effectivement dire depuis près de quarante ans qu’avorter c’est tuer un innocent et que l’avortement d’une grossesse non « programmée » n’est pas l’unique solution, c’est une « pathologie obsessionnelle ».

(3) Les Espagnols ont beaucoup plus pris le « taureau par les cornes » de la lutte anti-avortement que les Français qui se sont plus « réveillés » pour le pseudo mariage unisexe passé presque comme une lettre à la poste de l’autre côté des Pyrénées, mais il s’agit toujours du problème des lois « légalement » votées qui n’en demeurent pas moins non légitimes par rapport à des lois supérieures non écrites.

(4) Don Quichotte, seconde partie, chapitre LXXIIII, dans les derniers paragraphes de l’ouvrage : « Señores —dijo don Quijote—, vámonos poco a poco, pues ya en los nidos de antaño no hay pájaros hogaño. Yo fui loco y ya soy cuerdo; […] dans les nids d’antan, il n’y a pas d’oiseaux aujourd’hui. J’ai été fou et maintenant je suis raisonnable.

(5)
Nous savons que Juan Manuel de Prada n’est pas un optimiste de nature, ce texte peut nous montrer le désarroi de cet écrivain et journaliste engagé catholique, mais il exprime aussi à sa façon son désaccord et l’on peut penser qu’il ne tiendra pas sa résolution.