Bon retour, Professeur Ratzinger
Un article d'Andrea Gagliarducci écrit une semaine après le séisme du 11 février. Avec le recul, il revêt la valeur d'un document pour l'histoire (20/9/2013).
Au lendemain de l'interviewe-choc du Pape François, on peut mesurer la rupture. L'analyse de Gagliarducci est par moment presque prophétique (cf. le passage consacré à la dé-mondanisation, et le logement à Sainte Marthe) même si l'exercice de "totopapa" s'est révélé un fiasco.
Article en anglais ici: http://www.mondayvatican.com
Ma traduction.
Bon retour, professeur Ratzinger
L'héritage de Benoît
Andrea Gagliarducci
18 février 2013
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Devant le clergé romain, il a parlé pendant une heure "a braccio", sans hésitation et avec une certaine sérénité. Et il a dénoncé l'un des «problèmes» avec l'Eglise, sans doute pour lui le pivot. C'est-à-dire qu'il y avait eu deux Conciles Vatican II : l'un des Pères et l'un des médias. Ce dernier a privé le Concile de son contenu, a utilisé les mots clés du Concile pour rendre le profane sacré, pour maintenir l'idée que les ministres ne sont pas importants et que les laïcs doivent assumer le pouvoir démocratiquement. Une vision politique de l'Église, la version virtuelle du Concile Vatican II, imposée par les médias. Mais aujourd'hui, la vraie version vient à flot, même si c'est avec difficulté. Force, ténacité, et une capacité de renouvellement sont nécessaires. Benoît XVI ne sent pas en lui cette force. Alors, il a démissionné du Ministère de Pierre.
Pourtant, la renonciation de Benoît XVI n'a pas été douloureuse. Cohérent avec ce qu'il a toujours dit et écrit, le Pape a confiance en Dieu. Ses dernières actions comme pape - après un agenda inchangé - seront l'héritage du pape à son successeur. Un héritage et un chemin auxquels Benoît XVI a déjà fait allusion quand il a annoncé son renoncement.
Lundi 11 février, commémoration de Notre-Dame de Lourdes et jour férié au Vatican en raison de l'anniversaire des Pactes du Latran. Les cardinaux à Rome se sont réunis dans un consistoire ordinaire public, dans le but de fixer une date pour trois canonisations . A la fin du consistoire, le pape parle en latin, et déclare que « en toute liberté » et « bien conscient de la gravité de cet acte » , il renonce au ministère d'évêque de Rome qui lui a été confié 19 Avril 2005. Parce que, explique le Pape, « dans le monde d'aujourd'hui, objet de tant de changements rapides et secoué par des questions d'intérêt profond pour la vie de la foi» , il sent qu'il n'a pas la force de l'esprit et du corps pour continuer son ministère.
Ces mots fixent déjà le profil du prochain pape.
Une partie de l'héritage de Benoît sera dans chaque mot qu'il dira, chaque discours qu'il prononcera jusqu'au 28 Février - lorsque la Sede Vacante débutera officiellement. C'était clair à la rencontre avec le clergé romain, le jeudi 14 février. Les prêtres de Rome ont demandé au pape de leur parler du Concile Vatican II. Il a suggéré de «chatter» avec eux, et il a parlé calmement. Il s'est souvenu de l'enthousiasme du Concile, il a «voyagé» à nouveau à travers les principaux problèmes du Concile (liturgie, ecclésiologie, révélation, œcuménisme et liberté religieuse).
Il a opposé le « Concile Vatican II virtuel » avec le « Concile Vatican II réel » .
« Les gens - a dit le Pape - ont entendu parler du Concile selon les médias, et non du Concile selon les Pères. Tandis que le Concile selon les Pères était dans le domaine de la foi, le Concile selon les journalistes était expliqué dans une perspective différente (i.e pas de la foi), avec un autre herméneutique: une herméneutique politique, une lutte pour le pouvoir entre les différentes parties. Certes, les médias étient du côté de ceux plaidant pour la décentralisation de l'Eglise, pour plus de puissance pour les évêques et ensuite - à travers l'utilisation du mot "peuple de Dieu" - pour le pouvoir aux laïcs. Ce Concile des médias - accessible à tous - « a créé tant de calamités et de problèmes et de misères: les séminaires fermés, les couvents fermés, la religion banalisée. Ainsi, le vrai Concile a eu beaucoup de difficultés à prendre forme, à se réaliser. Le Concile virtuel était plus fort que le Concile réel. Mais la véritable force du Concile a été présente, et étape par étape, il devient concret et devient la véritable force. »
Ce programme exige de la force pour être mis en œuvre. Le programme de Benoît XVI était ambitieux: ramener l'Église à Dieu. Comment le faire, malgré l'influence toxique d'une église (une Curie) souffrant de la gangrène du carriérisme, contre une église peut-être trop respectueuse des médias, avec le risque de banaliser les occasions solennelles et les liturgies ? Comme les bénédictins, le Pape souhaitait aller au-delà. Il est monté en haut, là où sa pensée pouvait voler loin et atteindre tout le monde. Comme saint Benoît de son cloître, Benoît XVI visait à une nouvelle civilisation, en utilisant ses discours comme les blocs de construction d'une cathédrale, détournant l'attention de ses gestes et de ses actions et se concentrant plutôt sur une pensée et une théologie plus profondee, évitant ainsi toute banalisation.
Le Pape a expliqué et a vécu la foi avec raison, parce que la foi est raisonnable, vivante et réelle - une notion fondamentale et constante dans le travail théologique de Ratzinger. La Curie, cependant, était encore empêtrée dans le long héritage de l'époque de Jean-Paul II. Un programme de rénovation nécéssitait beaucoup de force pour être réalisé. Benoît XVI a estimé qu'il avait établi les fondations, et que - par son oeuvre théologique - il avait construit un cadre de pensée solide. A présent, il faut quelqu'un capable de tout révolutionner, de changer la mentalité. Et Benoît XVI sait que ce quelqu'un, ce ne peut pas être lui, qui vivait dans la Curie de Wojtyla, étant une voix dans l'opposition, peut-être la seule voix.
Quand Benoît XVI a-t-il pris cette décision? Il n'y a pas eu un moment précis. Ceux qui connaissent bien le pape peuvent voir qu'il avait fixé une ligne de but; et avancé pour l'atteindre. Le temps de démissionner n'était pas - comme le Pape l'a dit à Peter Seewald dans le livre-entretien "Lumière du monde" - au milieu du scandale de pédophilie dans le clergé. Le moment de démissionner n'était pas non plus lorsque l'Année de la Foi allait commencer, puisque tout le pontificat de Benoît XVI pointait vers l'Année de la Foi. Le moment de démissionner n'était pas pendant le scandale Vatileaks. Au début de son pontificat, le Pape a prié pour avoir le courage de ne pas fuir lorsqu'il serait confronté aux loups. Il ne l'a pas fait. Là, c'était le bon moment de démissionner: tout avait été mis en ordre avec ses plus récentes décisions, qui semblaient vraiment destinées à mener son pontificat à son terme.
Bien qu'il n'y ait pas eu un seul événement isolé responsable de la décision, peut-être la rencontre du pape avec Paolo Gabriele en prison, le jour où le maître d'hôtel a été gracié, représente-t-il un tournant. Paolo Gabriele est le majordome infidèle qui a été condamné à un an et demi d'emprisonnement pour avoir divulgué des documents personnels du pape. Les photographies montrent un maître d'hôtel qui ressemble à un hardi chef d'Etat qui a enfin réussi à rencontre le Pontife. Le pape, lui, semble un peu étonné, probablement à cause de l'auto-assurance du majordome - Gabriele travaille maintenant à l'hôpital pédiatrique Bambino Gesù, affilié au Vatican, mais hors des murs du Vatican. Beaucoup, au sein du Vatican - en particulier parmi les plus fidèles au Pape - n'ont pas aimé ce portrait: Paolo Gabriele faisant face à l'emprisonnement avec assurance, et ensuite se comportant présomptueusement après son pardon et sa libération. Benoît XVI n'a probablement pas été indifférent à tout cela. Paolo Gabriele, artifex de Vatileaks, était-il juste à un homme non préparé à faire face à un saut de carrière inattendue, et qui ensuite s'est attribué à lui-même le rôle de défenseur et de sauveur de l'Église? Ou a-t-il été influencé par d'autres « partis » composée de ceux qui - au crépuscule du pontificat de Jean-Paul II - décidaient de tout, et plus tard, ont mal accueilli le nouveau cours de Benoît XVI?
Un pape peut aussi peser ces questions. Quelques jours avant qu'il ne pardonne à Paolo Gabriele, le Pape a rencontré la Commission de Cardinaux chargée d'enquêter sur les fuites de documents. Les trois cardinaux lui auraient donné un dossier avec des informations à partir de leurs entretiens avec le personnel du Vatican, qui lui a fait réaliser l'ampleur du réseau travaillant contre sa volonté de rendre l'Église plus transparente et pure.
Peut-être que Benoît XVI avait souhaité rester jusqu'à la conclusion de l'Année de la Foi. Vatileaks, en fait, tout a changé. Ils voulaient que le pape se débarrasse du Cardinal Tarcisio Bertone, Secrétaire d'État, ou au moins de son secrétaire personnel, Georg Gänswein. Benoît XVI a fait un choix sans précédent: il a démissionné, laissant les deux Bertone et Gaenswein à leurs postes. Un puissante revanche: Bertone est camerlingue, et en tant que tel il restera à son poste durant la Sede Vacante et le conclave. Et Gaenswein, récemment nommé préfet de la Maison pontificale et ordonné archevêque, conservera également son poste gérant les affaires courantes. En fait, camerlingue et préfet sont les deux seuls postes qui conservent spécifiquement leurs portefeuilles au cours de la Sede Vacante. Plus: Gaenswein - et cela prouve qu'il est très proche de Ratzinger - va continuer à être le secrétaire personnel de Benoît XVI, et finalement, il peut prendre en charge la gestion de la Fondation Ratzinger, créée pour perpétuer la mémoire de la pensée et l'œuvre de Benoît XVI.
Benoît XVI a voulu éviter de passer par une longue période de « fin du pontificat » comme les dix dernières années de Jean-Paul II. Pendant cette période, de nombreuses nominations n'étaient pas de Wojtyla, les discours n'étaient pas de Wojtyla, et les choix n'étaient pas de Wojtyla. Pendant ces dix années, un noyau dur de clercs, monsignori, et nonces a grandi au sein de la Curie, qui plus tard ont rendu le chemin de Benoît XVI plus difficile.
Au sein du Vatican, il y a toujours les mêmes visages, comme dépeints par une merveilleuse image de la dernière page du quotidien du Vatican L'Osservatore Romano , dans son édition du 11 Février. Angelo Sodano, le prédécesseur de Bertone comme secrétaire d'État, ne sera pas dans le conclave: trop vieux. Sa faction est composée de nombreux diplomates qu'il a formés, dirigés par le Cardinal Leonardo Sandri, Préfet de la Congrégation pour les Eglises orientales. Sandri a été parmi les premières personnes à être transférés à un nouveau poste sous Benoît XVI. La plupart des attaques contre Bertone sont venus du parti de Sodano, qui probablement soutiendra l'idée d'une discontinuité avec l'actuel pontificat, estimant qu'il est nécessaire d'avoir un pape qui soit plus axé sur la gestion que sur la foi.
Pourtant, le collège des cardinaux est très ratzingerien. Au cours des cinq consistoires qu'il a convoqués, Benoît XVI a créé 90 cardinaux (originaire de 37 pays différents): 84 sont encore en vie, 67 seront dans le conclave, où une majorité de 78 cardinaux est nécessaire pour élire le nouveau pape. Les cardinaux de Ratzinger constitueront le noyau dur d'un collège souhaitant poursuivre l'héritage de Benoît XVI. Le fait que le Pape aille vivre à l'intérieur des murs du Vatican, à la Mater Ecclesiae , dans un ancien couvent de clôture, aidera. Ce choix donne au nouveau pape, le niveau maximum de discrétion et la plus grande possibilité d'accès à son prédécesseur, leur permettant de discuter en toute confidentialité des affaires courantes de l'Église. (peut-être même à revoir les dossiers que Ratzinger a consulté quand il était préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi - dossiers dont on a dit qu'ils avaient été laissés dans l'ancien appartement de Ratzinger, sur la piazza della Città Leonina, où loge désormais Ludwing Mueller, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et curateur de l'opéra omnia de Ratzinger)
A quoi ressemblera le prochain pape? On peut hasarder une hypothèse, basée sur les plus récents discours de Benoît XVI: il sera un « jeune Pape » (60-70 ans), très proche du pape sortant, capable de rénover et en même temps de diriger le navire de Pierre dans la tradition. Le Cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne, semble être le choix le plus approprié, par son curriculum vitae. Schönborn, avec le conseil de Ratzinger - à l'époque préfet de l'ex-Saint Office - a affronté avec vigueur les scandales de pédophilie en Autriche, dans le milieu des années 90, et est un élève dévoué de Benoît XVI. Mais il a suscité une certaine couverture de presse négative. Il a été contraint de s'excuser publiquement après qu'il ait parlé de façon critique de la façon dont Sodano, quand il était secrétaire d'État, avait géré les scandales d'abus sexuels de la part du clergé. Schönborn est perçu comme peu fiable en matière de gouvernance. Plaira-t-il à tous?
C'est le moment où les profils des Cardinaux sont sous examen. Sous les projecteurs, on trouve: Tagle, le jeune Cardinal philippin; Ouellet, préfet de la Congrégation pour les évêques, et Odilo Pedro Scherer, archevêque de Sao Paulo, au Brésil, et membre de la Commission Cardinalice de l' Institut pour les œuvres religieuses (IOR).
C'est le moment où les liens sont révélés. Mais que deviendront tous les noeuds liés en vue d'un conclave qui n'était pas imminent, s'il avait eu lieu après la mort de Benoît XVI? Quelle sera la relation de confiance avec Georg Gaenswein, que beaucoup annonçaient ou reherchaient? Laquelle des amitiés fluctuantes va-t-elle être maintenant déterminante?
Avec son renoncement, Benoît XVI a profondément ébranlé tout ce qui précède. Il l'a fait avec une logique qui a sa propre terminologie théologique, «dé-mondanisation» (!!), qu'il a utilisé au cours de son récent voyage en Allemagne. Le pape a souligné que les tendances séculières (laïques) avaient été en quelque sorte providentielles pour l'Eglise, parce qu'elles avait rendu l'Église moins « du monde». Dé-mondaniser, i.e. séparer et unifier. Benoît XVI est le seul souverain capable de se séparer des choses du monde, dans le but de réunir l'Église.
Le choix de Benoît XVI est plein d'humilité. Le pape a assumé personnellement la question, au centre de l'audience générale du mercredi 13 Février. « Quelle est la place de Dieu dans ma vie? Est-il le Seigneur, ou est-ce moi?». Benoît XVI a ensuite expliqué:« L'option entre la fermeture de notre égoïsme et l'ouverture à l'amour de Dieu et des autres» est «l'option entre le pouvoir de l'homme et le pouvoir de la croix , entre une rédemption vue dans la seule richesse matérielle et une rédemption comme effort de Dieu». «Se convertir - a conclu le Pape - signifie ne pas se refermer dans la recherche de son propre succès, de son propre prestige, de sa propre position, mais faire en sorte que chaque jour, dans les petites choses, la vérité, la foi en Dieu et l’amour deviennent la chose la plus importante». Ce principe, Benoît XVI l'a mis en pratique en tant que Pape: conscient que l'Eglise est au Christ, il a décidé de renoncer à son ministère.
Et le soir, lors de la célébration du mercredi des Cendres, il a demandé s'il était possible de revenir vers Dieu, et il a dit que revenir vers Dieu ne peut se concrétiser dans notre vie que lorsque la grâce du Seigneur pénétrera dans l'intérieur de nous-mêmes et secoue cet intérieur, nous donnant la force de déchirer ce cœur. «De nos jours - le Pape a dit - beaucoup de gens sont prêts à "déchirer leurs vêtements" face aux scandales et aux actes d'injustice - la faute naturellement des autres - mais peu semblent prêts à faire quelque chose au sujet de leurs propres «cœurs» , leur propre conscience et leurs propres intentions, permettant au Seigneur de les transformer, de les renouveler et de les convertir » (cf. benoit-et-moi.fr/2013-I/la-voix-du-pape/sa-derniere-homelie-publique).
Cette homélie était précieuse, dans le pur style Ratzinger. Elle a rappelé cette liberté de pensée et d'expression que Ratzinger a embrassées pendant la Sede Vacante de 2005 et au début de son pontificat. Plus tard, le pape a adopté une manière de parler plus papale, qui a quelque peu manqué de cette capacité spéciale de secouer la conscience (ndt: quand on compare à ce qu'on observe aujourd'hui, c'est évidemment injuste!).
Aujourd'hui, le professeur Ratzinger est de retour, et le pape Benoît laisse un héritage précis. Est-ce que les cardinaux sauront comment le porter en avant?