Les goulags oubliés
Reprise: un article du cardinal Ratzinger, publié dans L'Avvenire, en février 2004. Ma traduction (17/9/2013)
Un condensé de la pensée politique de Joseph Ratzinger, qui, par certains côtés, anticipe ses encycllques, et qui s'interroge sur la tentative de Vatican II de se rapprocher du monde.
Deux idées viennent à l'esprit:
- Le monde est encore aux ordres d'un cadavre (cf Maurice Druon). Un soi-disant cadavre, puisque l'idéologie marxiste vit encore.
- Ce sont les minorités qui font les révolutions (cf conclusion du cardinal Ratzinger)
Les goulags oubliés
Cardinal Joseph Ratzinger,
Avvenire, 4 février 2004
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A bien y regarder, deux années semblent avoir marqué les dernières décennies du siècle qui vient de se terminer : 1968 et 1989.
1968 est lié à l'émergence d'une nouvelle génération, qui non seulement jugea l'oeuvre de reconstruction de l'après-guerre inadéquate, remplie d'injustice, d'égoïsme et d'un désir ardent de possession, mais qui considéra le déroulement entier de l'histoire, à partir de l'époque du triomphe du christianisme, comme une erreur et un échec. Désireux d'améliorer l'histoire, de créer un monde de liberté, d'égalité et de justice, ces jeunes se convainquirent d'avoir trouvé la route la meilleure dans le grand courant de la pensée marxiste.
L'année 1989 marqua le surprenant écroulement des régimes socialistes en Europe, laissant derrière eux les tristes séquelles de terres détruites, et d'âmes détruites. Et pourtant, ceux qui pensaient que l'heure du message chrétien allait à nouveau sonner se sont leurrés : bien que le nombre des chrétiens dans le monde ne soit pas négligeable, en cet instant de l'histoire, le christianisme n'a pas réussi à s'imposer comme une alternative d'époque. En somme, la « doctrine du salut » marxiste était née, dans ses multiples versions, instrumentalisées de différentes façons comme unique vision du monde technologique (scientifica,) accompagnée de motivation éthique et adaptée à accompagner l'humanité dans le futur.
D'où la difficulté d'en prendre congé, même après le traumatisme de 1989.
Il suffit de penser à quel point la discussion sur les horreurs du goulag communiste a été contenue, à quel point la voix de Soljenitsyne est restée inécoutée : de tout cela on ne parle pas. Il y a une sorte de pudeur qui impose le silence. On ne fait allusion qu'occasionnellement, comme en passant, au sanguinaire régime de Pol Pot. Mais ce qui est resté, c'est le désanchantement, et aussi une profonde confusion.
Aujourd'hui, plus personne ne croit aux grandes promesses morales.
Et c'est justement en ces termes qu'avait été compris le marxisme: un courant qui souhaitait la justice pour tous, l’avènement de la paix, l'abolition des rapports injustifiés de domination de l'homme sur l'homme et ainsi de suite. Pour ces nobles buts, on crut devoir renoncer aux principes éthiques et pouvoir utiliser la terreur comme moyen du bien. Dès lors que, même fugitivement, les ruines de l'humanité produites par cette idéologie ont affleuré en surface - visibles à tous - les gens ont préféré se réfugier dans le pragmatisme ou professer publiquement le mépris pour l'éthique.
Un exemple tragique est celui de la Colombie, où dans le passé, à l'enseigne du marxisme, une lutte pour la libération des petits agriculteurs étouffés par les grands capitalistes a été entreprise. À sa place, aujourd'hui, il reste une république de rebelles soustraits au pouvoir d'état, qui vit ouvertement du trafic illicite de drogue et qui ne cherche aucune justification morale pour cela, essentiellement parce que, en satisfaisant la demande des pays riches, elle réussit à nourrir le peuple qui autrement aurait du mal à trouver sa place dans l'ordre économique mondial.
Dans des situations confuses comme celle-là, n'est-ce pas le devoir du christianisme de tenter sérieusement de retrouver sa voix, afin d' « introduire » son message dans le nouveau millénaire, de le proposer comme voie compréhensible et universelle vers l'avenir?
Où était-elle, durant toutes ces années, la voix de la foi chrétienne ?
1967, année de naissance de ce mouvement, bouillonnait encore des ferments de la première période postconciliaire.
Le concile Vatican II s'était proposé de renouveler le rôle du christianisme comme moteur de l'histoire. Au XIXème siècle, en effet, l'opinion s'était répandue que la religion appartenait à la sphère subjective et privée, et que son influence devait se limiter à ces domaines. Justement parce que reléguée à la sphère subjective, la religion ne pouvait pas se poser comme force déterminante pour le grand cours de l'histoire et pour les décisions à y assumer. Une fois les travaux du Concile terminés, il devait donc être à nouveau clair que la foi des chrétiens embrasse l'existence toute entière, est un point "cardinal" de l'histoire et du temps et n'est pas destinée à limiter sa sphère d'influence à la seule subjectivité.
Le christianisme - tout au moins dans l'optique de l'Église catholique - tenta de sortir du ghetto dans lequel il se trouvait enfermé depuis le XIXème siècle et de s'impliquer à nouveau pleinement dans le monde.
Parler ici des dissensions et des oppositions internes à l'Église, dérivant de l'interprétation et de l'adoption du Concile serait superflu. Dans la détermination du rôle du christianisme dans l'histoire, il a influé surtout sur l'idée d'un nouveau rapport entre l'Eglise et le monde.
Si dans les années trente, Romano Guardini avaient forgé - à juste titre - l'expression « distinction de ce qui est chrétien » (Unterscheidung des Christlichen), aujourd'hui, une telle distinction semblerait avoir perdu son importance, plutôt en faveur du dépassement des distinctions, du rapprochement au monde, de l'implication dans le monde.
Avec quelle rapidité ces idées ont pu sortir du cercle des discours ecclésiastiques académiques pour acquérir un aspect plus pratique, cela commença à être évident déjà en 1968, à l'époque des barricades parisiennes, lorsqu'on célébrait une eucharistie de la révolution et expérimentait avec elle une nouvelle alliance entre l'Eglise et le monde à l'enseigne de la révolution, dans l'attente de jours meilleurs. La participation en première ligne de communautés estudiantines catholiques et évangéliques aux mouvements révolutionnaires dans les universités européennes et extra européennes ne fit que confirmer cette tendance.
Il semblait, à cette époque, que l'unique voie possible était le marxisme. Il semblait que Marx avait assumé le rôle exercé au XIIIème siècle par la pensée aristotélicienne, une philosophie préchrétienne (c'est-à-dire « païenne »), à baptiser pour rapprocher l'une de l'autre foi et raison et pour les placer dans un rapport correct.
Ceux qui s'attendaient à ce que le christianisme se transforme en un mouvement de masse ont compris qu'ils s'étaient trompés: ce ne sont pas les mouvements de masse qui renferment en eux des promesses d'avenir. L'avenir naît lorsque des personnes se rencontrent sur des convictions communes, capables de donner forme à l'existence. Et l'avenir croît de façon positive si ces convictions jaillissent de la Vérité et mènent à la Vérité.