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Une interviewe du cardinal Ratzinger, en 2002

Reprise d'une transcription-traduction passionnante de mon amie Marie-Anne (18/11/2013)

En octobre 2010, Marie-Anne m'avait parlé d'une biographie de Benoît XVI en allemand, écrite par Stefan Von Kempis, journaliste à Radio Vatican. Un cd audio était joint au livre, contenant une interviewe du Cardinal Ratzinger, réalisée à l'occasion de ses 75 ans.
Marie-Anne avait fait le difficile travail de transcription, puis de traduction.
Le livre en allemand ne semble plus disponible, à la différence de la version italienne.

     

- Monsieur le Cardinal, vous avez choisi comme devise épiscopale : “Nous sommes collaborateurs de la Vérité.” Et durant toute votre vie vous avez gardé sous les yeux ce fil conducteur. Pouvez-vous nous dire : “Qu’est-ce que la Vérité” ?

- C’est une question difficile Elle a été posée jadis à Jésus par Ponce Pilate… D’abord, il y a une façon subjective de considérer la vérité : je dis ce que je pense. Ensuite, il y a un degré suivant qui consiste en ceci : Ce que je dis, ce que je pense doit correspondre à une réalité qui existe. C’est-à-dire : c’est lorsque ma pensée correspond à une réalité objective, c’est alors que je suis dans le vrai. Mais… est-il possible de penser, de dire ce qui est juste ? Y a-t-il une réalité qui dépasse ce qui est purement matériel et dont pourtant beaucoup de gens se contentent tout simplement ? Nous sommes devenus aveugles spirituellement, voilà pourquoi cette réalité ne saute plus immédiatement aux yeux. Mais Dieu, dans l’histoire du salut s’est efforcé à nous ouvrir les yeux de façon à nous apprendre à voir. La devise que j’ai choisie vise principalement Celui qui est la Vérité, c‘est-à-dire le Christ par qui l’invisible s’est rendu visible dans notre monde. Et non seulement pour que nous le voyions mais surtout pour que nous vivions selon ses critères. Car la Foi n’est pas d’abord une théorie, elle est surtout une norme, une règle de vie.

- Dès votre jeunesse, vous avez étudié la théologie pour mieux connaître le Christ et son Église. Dans vos recherches actuelles, y a-t-il un déplacement d’accent par rapport au passé ?

- Oui, mais dans la continuité. Certes, il y a des changements nécessités par les nouveaux défis de notre temps. Il y a 50 ans, la chrétienté était encore plus ou moins stable dans la société occidentale, c’est pourquoi, à l’époque, notre tâche a consisté de voir comment pouvions-nous améliorer par notre Foi la société. Mais aujourd’hui, la Foi est pratiquement mise de côté ; la personne du Christ est réduit à sa dimension purement humaine – cette mentalité se reflète dans l’appellation “Jésus”. Dieu se trouve refoulé dans la sphère privée. La question qui se pose actuellement, c‘est la suivante : Est-ce qu’il y a une réalité objective au-delà de ce que nous pouvons expérimenter ? Est-ce possible de parvenir à la connaissance de Dieu ? Or, si l’on ne peut pas concevoir l’existence de Dieu, cela entraîne comme conséquence que chacun doit inventer sa vie. Voilà pourquoi toutes ces questions doivent être posées de façon plus radicale qu’il y a 50 ans.

- Monsieur le Cardinal, vous avez souvent deploré le fait que l’Église s’occupait trop d’elle-même, avec le danger de l’introspection. Que conseillez-vous à l’Église maintenant qu’elle est entrée au 3e millénaire ?

- D’après Vatican II, l’Église doit se présenter comme une fenêtre par laquelle le monde devrait avoir un apercu de Dieu. Elle doit trouver le langage adéquat pour parler de Dieu aux homes du monde moderne. Et ceux qui travaillent au service de l’Église doivent être tout d’abord eux-mêmes des croyants. Il est très important de cultiver d’abord sa proper relation au Christ pour pouvoir ensuite en témoigner. Car c’est la vie qui rend témoignage avant même les paroles. Il importe donc de vivre avec justesse.

- Selon l’avis de beaucoup, le Sermon sur la montagne, notamment les Béatitudes, donnerait un portrait du Christ. Vous-mêmes, vous l’avez considéré comme un programme, un chemin à parcourir. Et vous avez analysé ce texte sans équivoque. À l’époque où vous aviez pour tâche de clarifier la théologie de la libération. Quel est le message du Sermon sur la montagne pour les chrétiens d’aujourd’hui ?

- Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une recette politique. Cela veut dire que nous sommes en relation avec ce Dieu que nous confessons. Et à partir de là, nous essayons de suivre le Christ de façon radicale. Je pense que les Béatitudes contiennent, en effet, une sorte d’auto-biographie du Christ reflétant son propre cheminement. C’est Lui qui est vraiment pauvre, doux, pacifique, etc. Par delà des détails il s’agit en fait de se rapprocher du Christ le plus près possible, d’exprimer par sa propre vie la communion avec Lui, en se laissant guider par Lui.

- Il y a quelques années on répétait la formule suivante : “Oui au Christ, non à l’Église.” Aujourd’hui on dit : “Oui à Jésus, non à l’Église.” Que pensez-vous de cette affirmation ? Comment doit-on poser la question de Dieu aujourd’hui avec justesse, Monsieur le Cardinal ?

- Tout dépend, bien sûr, de la présence de Dieu. Il y a beaucoup d’athées ou d’agnostiques qui mènent leur vie sans se poser la question de l’existence de Dieu. La réflexion théologique doit prendre en considération cette nouvelle manière de vivre des incroyants, des sans-Dieu. La question de Dieu n’est pas d’abord une question théorique, Dieu ne concerne pas d’abord la pensée, comme s’Il pouvait être inventé par l’homme. Mais il s’agit de faire l’expérience de Dieu dans sa vie. Ensuite, dans l’Église il existe des catéchuménats qui introduisent progressivement les néophytes dans la vie de foi. Ce qui est important aujourd’hui, c’est qu’il y ait des lieux, des oasis où l’on ose faire ensemble l’expérience de Dieu de façon à vivre selon les normes de Dieu. Ensuite, nous pouvons penser et dire avec notre raison que Dieu existe, mais dans un premier temps, nous devons expérimenter Dieu en tant qu’Amour.

– Changeons de sujet. Certains pensent qu’en ce moment l’œcuménisme piétine au lieu d’avancer. Que conseillez-vous à ceux qui sont attelés à cette tâche ? Peut-on imaginer un temps où tous ces problèmes difficiles seront résolus pour l’Église ?

– Nous savons déjà par notre propre expérience personnelle que la vie connaît des difficultés souvent insurmontables. Une histoire multiséculaire ne peut pas être changée non plus sans souffrance. Je voudrais surtout dire qu’il nous faut être patients. Sans faire des calculs pour obtenir des succès rapides comme cela se fait dans la vie politique. Nous ne devons pas tenter Dieu en lui imposant notre façon de penser, mais bien au contraire, nous devons savoir qu’il s’agit bien de Son Église et non pas d’une association purement humaine comme c’est le cas dans le domaine politique.

– Et maintenant je vais poser au Préfet de la Congrégation de la Doctrine de la Foi une question brûlante : Le rôle des femmes et le gouvernement centralisé de l’Église. En effet, on parle souvent des femmes qui devraient avoir plus de place dans la vie de l’Église. Selon vous, l’Église serait-elle hostile aux femmes ?

– Si nous parcourons la longue histoire de l’Église, nous constatons le rôle important joué par les femmes. Lorsque j’étais jeune professeur, je me souviens d’avoir entendu ce grief en sens inverse, à savoir que l’Église était trop féministe par rapport aux hommes qui se sentaient lésés. Je voudrais donc dire que l’Église a toujours parlé au cœur des femmes, commençant par la Mère de Dieu, en passant par les grandes saintes, car le message évangélique semble être plus proche des femmes que des hommes.

– Et le second aspect de la question ? Le gouvernement de l’Église, est-il trop centralisateur ?

– Le pape exerce une collégialité fraternelle avec les évêques. Vis à vis de la conférence allemande par exemple, le Saint Siège a usé de patience, pour trouver par le dialogue une entente, une harmonie.

– Et maintenant quelques questions plus faciles. Quels sont les traits de caractères que vous appréciez chez les autres, et que, par conséquent, vous aimeriez posséder ? Etes-vous conscient d’un de vos défauts que vous reconnaîtriez publiquement ?

– Ce que je trouve bien chez les autres, ce sont: l’ouverture sans arrière-pensée, vérité et aussi cordialité, humour et bonté. Je me trouve en affinité avec les personnes qui disposent de ces qualités que j’aimerais avoir moi aussi. Je n’ai pas l’habitude de cataloguer mes vertus mais j’aimerais pratiquer celles qu’on appelle les “vertus cardinales”, à savoir : tempérance, justice, prudence et force. Ce sont les normes vers lesquelles j’essaie de tendre, et c’est aussi par rapport à elles que je reconnais mes limites. Quant à mes défauts, mon entourage les connaît mieux que moi ; du reste, je ne voudrais pas faire ici une confession publique. Mais j’ai un défaut dont les autres peut-être ne se rendent pas aussi bien compte que moi, c’est mon goût pour la tranquillité, pour une vie retirée loin de la vie publique, dans un monde idyllique de professeur. Mais le Seigneur me rappelle à l’ordre, il me corrige pour me remettre sans cesse face à mes responsabilités.

– Quels sont vos projets d’avenir ? Vers quoi se dirige encore votre regard ?

– Depuis 25 ans, j’ai appris de ne pas faire trop de projets… Mais une chose me tient à cœur, j’aimerais bien écrire un livre sur Jésus Christ. Si je pouvais avoir suffisamment de temps pour cela, je l’accueillerais comme un vrai cadeau.

– Mais que signifie en fait la Vérité pour les hommes qui n’ont pas le regard de la Foi et auxquels pourtant manque cette foi ? Ils voudraient parvenir au ciel eux aussi. Vérité. Éternité. Vie après la mort. Ce sont des notions difficiles à imaginer et à comprendre même pour les croyants. Quels sont les ponts selon Vous, qui pourraient conduire de la Raison à la Foi?

– Bien sûr que c’est difficile si l’on veut les imaginer. Mais il y a beaucoup de choses dans la vie qu’on ne peut pas imaginer et qui pourtant existent. Nous savons bien que l’aspiration profonde de l’homme dépasse largement les quelques années qui lui sont données à vivre. Nous savons que l’Amour aspire à l’éternité et ce serait absurde si cette aspiration ne pouvait pas se réaliser.

– Mais que signifie l’Éternité ? Comment pouvons-nous l’imaginer pratiquement ?

– Il y a des réalités, comme l’amour et la vérité auxquelles nous pouvons nous attacher même au-delà de la mort. Si nous nous appuyons sur le Christ, Il nous fera traverser même la nuit ténébreuse de la mort. Et nous pouvons penser que dans l’éternité nous trouverons l’aboutissement de toutes nos aspirations d’ici-bas ; ce sera le bonheur qui ne finira pas.

– Mais, M. le Cardinal, un but pareil, est-ce réalisable pour le commun des mortels ?

– Oui, cela devient possible si durant toute notre vie nous tenons à l’Amour. Alors, nous allons revoir ceux que nous avons aimés ici-bas ; et c’est là que nous serons vraiment chez nous ! C’est là que notre soif d’amour sera réellement étanchée.

– Mais revenons encore une fois sur la notion de Liberté, Mr le Cardinal. Dans l’Écriture nous lisons que “la Vérité nous rendra libres.” Pouvez-vous nous décrire en quoi consiste le pouvoir libérateur de la Vérité ?

– Liberté ne veut pas dire que chacun peut toujours faire ce qui lui passe par la tête, mais cela veut dire qu’intérieurement l’homme vit selon ce qu’il est en vérité. Il s’agit d’une liberté intérieure, même si l’homme ne peut pas toujours faire ce qu’il veut. Imaginons que nous sommes dans un filet qui nous tient captifs ; cela veut dire qu’on ne vit pas selon ce qu’on est réellement ; qu’on ne fait pas ce qui est juste mais qu’on vit selon le paraître, ce qui est à l’opposé de la vérité. Cela nous entraînera sans cesse dans de nouvelles dépendances. Voilà l’homme qui ne veut pas se laisser guider par des normes valables, qui ne veut pas correspondre à sa propre identité. En revanche, lorsque nous suivons le Christ nous sommes libérés des fausses valeurs à tel point que même les coups de bâton de l’opinion publique ne peuvent nous atteindre vraiment. Ce qui compte pour nous, c’est de vivre en faisant ce qui est juste et bon. Là je sais que je suis sur le bon chemin, libre de toutes les autres dépendances qui ne sont que des apparences.

– Est-ce que la religion peut cohabiter avec le fanatisme ?

– Hélas, cela se produit chaque fois que le croyant s’identifie avec le Dieu dont il professe la religion. Lorsqu’on croit que Dieu va prendre en main le cours de l’histoire. Contre ce mauvais usage de la notion de Dieu il existe un remède, c’est de regarder vers le Crucifié. Voilà la vraie image de Dieu. Celui qui regarde ce Dieu qui s’est laissé tuer pour nous, ne peut plus croire aux idées fanatiques. En Le regardant ainsi, nous apprenons de Lui la vraie vie, et aussi la façon dont nous pouvons servir la paix dans le monde.

– Peut-on confondre le fanatisme avec l’aspiration à l’Absolu ?

- Certes, non.

- Mais abordons un autre sujet. La publication assez récente du document “Dominus Jesus” a provoqué l’éloignement de beaucoup de fidèles de l’Église catholique. Quelle est la véritable portée de ce document ?

– C’est d’abord le courage de reconnaître que nous n’avons pas inventé Dieu. Il s’est montré lui-même tel qu’Il est pour que nous n’ayons pas la tentation de le confondre avec les faux dieux. Il nous faut donc accepter ce Visage révélé de Dieu avec humilité, mais aussi sans fausse modestie. Nous n’avons pas le droit de dire que tout est relatif, que tout se vaut, car Dieu a un caractère absolu. Par conséquent, nous ne pouvons pas agir selon le caprice du moment, suivant notre bon plaisir. Puisque Dieu nous a révélé en quoi consiste la Vérité. Il ne s’agit pas d’opposer une sorte de fanatisme face aux autres religions, mais c’est vrai que cette acceptation de Dieu fixe une limite à ma propre volnté. Elle me donne une norme grâce à laquelle une lumière pourra aussi s’infiltrer dans le monde, pour nous aider à vivre avec justesse.

– De nouveau, changement de sujet, M. le Cardinal. L’Église ne doit pas, bien entendu, trahir la mission que le Christ lui a confiée. Mais au niveau du dialogue interreligieux, voyez-vous quelques dangers de ce côté-là ?

– Lorsque je poursuis un dialogue avec quelqu’un, je peux le comprendre plus ou moins bien, selon le cas. Si nous regardons par exemple la personne du Christ tel qu’il apparaît dans l’Évangile de Jean, il déclare la Vérité, c’est une Vérité révélée. Nous devons écouter notre interlocuteur de façon à aller aussi loin que possible avec lui dans la même direction. Mais la mission demande aussi que je me fasse comprendre par l’autre. Et je dois reconnaître d’une certaine façon les traces du Christ dans sa religion. Mais je dois constater aussi ce qui serait à corriger dans cette religion au point de vue chrétien. Donc, le dialogue est nécessaire d’abord car il fait partie du travail missionnaire, mais ensuite il y a une seconde étape qui ne fixe pas d’autre intention que de faire connaître la vérité. Le problème surgit là où l’on transforme le dialogue en idéologie jusqu’à renoncer à soi-même, comme si la vérité nous avait été déjà donnée, comme si la religion de l’autre correspondait pleinement à ma propre foi.

– Une dernière question mais qui sera très importante. Jésus Christ, qui est-Il pour vous?

– Il est pour moi la Référence selon laquelle j’essaie de vivre, en poursuivant un dialogue avec Lui. Il me relève chaque fois que j’avoue mon impuissance face à Lui. Il me remet sans cesse sur le bon chemin. Et je suis confus de constater combien Il me redonne confiance en m’acceptant tel que je suis de façon à continuer le chemin avec Lui.
Cela me rappelle un film dans lequel j’ai vu le protagoniste en conversation avec le Crucifié (ndt: sans doute don Camillo!). Pour moi cela se passe de façon moins spectaculaire, mais à un niveau non moins profond. J’essaie de mener ma vie chrétienne de façon à L’écouter vraiment ! S’il lui arrive parfois de me corriger, Il me donne aussi le courage de me remettre debout de façon à recommencer et à faire un peu mieux dans l’avenir. Je sais qu’Il est bon, et que sa sévérité ne diminue pas sa Bonté.

Il ne me laissera jamais tomber, avec Lui je peux continuer mon chemin en toute confiance.