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Une histoire "clérical-pop"

Cet article de Palmaro et Gnocchi date du 12 avril 2013. Les deux écrivains refusaient d’être emportés par la françoismania qui déferlait déjà sur le monde catholique et au-delà, accusant l’Eglise de céder, avec un demi-siècle le retard, à la culture pop (16/3/2014)

     

Una storia clerical-pop

Alessandro Gnocchi et Mario Palmaro
Il Foglio du 12/04/2013
(source)
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Et c'est ainsi qu'éclata la paix, dans l'orbe catholique.
A part quelque empêcheur de tourner en rond physiologique, l'élection du pape François 1er semble avoir mis tout le monde d'accord, et endormi tout sentiment de défiance. Un événement unique en deux mille ans d'histoire de l'Eglise, si l'on pense que la beauté d'être passionnément catholique, en admettant qu'on puisse encore dire cela, a toujours résidé dans les bagarres théologiques entre école et école, entre ordre et ordre, entre charisme et charisme. Depuis le 13 Mars 2013, le peuple catholique a mis de côté les différends, les conflits et les griefs pour participer à une interminable ola de concert pop en l'honneur du nouveau pape

Tous protagonistes d'un grand happening dans lequel, comme toujours dans un tel cas, domine le désir de se sentir égaux, de s'identifier à quelque chose et à quelqu'un, oubliant ce qu'on était jusqu'à une seconde avant d'avoir acheté le billet. Cela suffit pour que chacun se sente en droit de prophétiser les horizons radieux de «l'Église du pape François». Sans l'ombre d'un souvenir pour les drames qui encore tout récemment, pesaient sur la barque de Pierre, menaçant de la couler. Pédophilie, affairisme, immoralité, luttes de pouvoir, et tout ce qui aurait contraint Benoît XVI à démissionner ont disparu des premières pages des journaux et des bavardages de sacristie: tout cela n'existe plus. Il suffit de hasarder un simple «espérons.. » en faisant la queue à l'épicerie, où bien sûr le plus anticlérical des patrons dit combien il aime ce nouveau pape, pour passer pour un dangereux déviationiste.

Malgré ces points de suspension après le timide et précautionneux «espérons», il suffirait d'un rien pour finir sur le banc des accusés, sans possibilité d'appel, au nom de la miséricorde et de la tendresse que le monde catholique semble avoir découvert seulement maintenant. Mais ce désir de miséricorde et de tendresse si intransigeant et intolérant, ne semble contradictoire à personne.
C'est la dure loi du pop (1), pourrait-on dire, paraphrasant Max Pezzali et les vieux "883" (it.wikipedia.org/wiki/883..). Et, compte tenu de l'attitude unanime à lire ce début de pontificat marqué par des contradictions qui ne dérangent même pas ces cerveaux catholiques qui, Benoît XVI régnant, aimaient tellement la rigueur de la raison, peut-être que le moment est venu de parler de la dure loi du clerical-pop (1).

Un phénomène flambant neuf qui, comme pied-de-nez au principe de non-contradiction, est sans équivalent.
Pour ne faire qu'un exemple, il suffit de penser à ce groupe compact de conservateurs qui en 2005 se sentaient au septième ciel parce que Joseph Ratzinger avait été élu à la place de Jorge Mario Bergoglio, et sont maintenant au septième ciel, car Jorge Mario Bergoglio a pris la place de Joseph Ratzinger. Et si quelqu'un essaie d'analyser l'unanimité sans précédent qui préside à ces contradictions, on lui oppose immédiatement l'argument inoxydable de l'assistance du Saint-Esprit au cours du conclave. Qui, toutefois, exercée si mal et sans jugement, n'explique pas pourquoi une telle unanimité est bel et bien inédite. Pour comprendre les bizarreries du monde d'aujourd'hui, y compris celui catholique, il ne suffit pas d'avoir entendu d'une oreille distraite quelques leçons de théologie dogmatique, il faudrait aussi au moins un peu de pratique de Max Pezzali.

Admettant qu'avant, on voyageait trois mètres au-dessus du ciel, il nous faut descendre quelques marches, avoir la patience d'arriver au niveau des hommes.
Parvenus là, et nous salissant les mains avec les journaux, les sites Web, la télévision, la radio, les conversation de bar, de bureau, de nef de cathédrale ou de chapelle, on découvre que les catholiques et non-catholiques ont les mêmes images dans les yeux, et dans la bouche les mêmes mots d'ordre. Pas nombreux, simples, et indiscutables, comme il sied à ce qui forme l'imaginaire collectif. Aliments frais pour la voracité des médias, qu'on ne peut pas accuser de ne pas effectuer leur tâche avec diligence. Quand ces monstres insatiables se nourrissent, peut-être qu'avec l'illusion de les utiliser, vous vous retrouvez dévorés, ruminés et rejetés comme il leur semble, sous une autre forme, et une autre nature.

Dans les années soixante-dix, Marshall McLuhan a eu beau avertir que «le monde désincarné dans lequel nous vivons est une menace formidable à l'Eglise incarnée». Ou que le monde créé par les médias électroniques est «un fac-similé raisonnable du Corps mystique, une manifestation assourdissante de l'antéchrist. Après tout, le prince de ce monde est un grand ingénieur en électronique». Mais personne ne l'a écouté. «Les théologiens - disait-il - n'ont même pas daigné jeter un regard sur ce problème».
Ainsi, l'image religieuse s'est faite de plus en plus imaginaire collectif jusqu'à se présenter en une sorte d'aspiration universelle indéfinie et indéfinissable, dans le plus pur style pop.
L'icône emblématique de ce résultat est l'image des deux papes, Benoît et François, côte à côte. Un fragment visuel troublant jusqu'à ressembler à une peinture d'Andy Warhol, une réplique des célèbres portraits multiples de Marilyn Monroe ou de Mao. Du reste, Warhol était très religieux, un paroissien fervent et zélé au point de rencontrer le pape Jean-Paul II en 1980. Au-delà du sujet, qui est du ressort des historiens et des théologiens, sur le plan formel, la vision des deux papes ensemble est ainsi la pierre angulaire de l'unanimisme inédit qui tourne autour de François Ier

Dans le plus pur esprit pop art, les deux figures peuvent être lues simultanément selon des critères différents. Elles peuvent être superposées l'une sur l'autre, comme des nuances différentes d'une troisième figure possible.
Il est clair qu'à ce stade s'est déclenché un mécanisme irréversible de répliques et de références dont l'image dominante finit par récolter les fruits. Ce n'est par hasard que l'on parle d'image, puisqu'arrivés à ce stade, peu importe la réalité.
L'effet le plus intéressant de ce phénomène réside dans la course effrénée à attribuer un sens propre aux gestes et aux paroles du pape François, s'illusionant d'exclure toutes les interprétations contraires. Mais ce faisant, puisque qu'on ne travaille que sur l'image et non sur la réalité, on participe seulement à la réalisation d'une oeuvre collective.

Quiconque pense fournir une interprétation personnelle du phénomène pop, afin de se l'approprier, ne fait rien d'autre qu'ajouter sa propre touche de couleur à une image bien plus forte que la somme de toutes les touches. Tellement forte qu'elle pourrait même se passer du moindre signe coloré. De ce point de vue, la renonciation du nouveau pape aux parements traditionnels qui rappelleraient des formes auxquelles la touche pop répugne, est un trait de génie. Encore plus fort, ce blanc sous lequel on aperçoit en contre-jour le pantalon noir, en apparence si dépourvu de personnalité qu'il conduit à la tentative de se l'approprier sans comprendre qu'on en est absorbé. Attribuer un sens propre à ce qu'a dit, mais surtout a fait, jusqu'à présent François Ier n'est rien d'autre qu'exercer à vide son intelligence au simple prétexte que les plans sur lesquels on se meut sont différents.

Lucio Spaziante a écrit dans un essai qui, en dépit d'un titre comme “Sociosemiotica del pop”, se révèle très jouissif et intelligent: «La culture pop se caractérise comme une culture du faire plutôt que du savoir, où, pour laisser place à la spontanéité, on préfère ne pas savoir, où la pratique est plus importante que la théorie. Quiconque écoute du rock sait que dans ce monde, il est pour la première fois le maître d'un territoire. Il n'y a pas de professeurs, il n'y a pas de milliers de livres à lire, de culture et de politique à comprendre. Il suffit d'aimer un chanteur, parfois de l'imiter, portant les mêmes habits mentaux et physiques, et puis on s'auto-génère socialement».
«Dans le pop il n'y a aucun effort réel de théorisation. Les contenus, pour être explicités, doivent être extraits».
Et encore: «Le pop parvient à se diffuser, en Italie comme ailleurs, malgré la barrière linguistique de l'anglais. La raison réside probablement dans le fait que le sens du mot est la dernière chose que l'on saisit».
Cette démission du sens du mot explique le désir de s'identifier à la pop star de service, qui domine actuellement dans le monde catholique.
Une rapide enquête dans les paroisses, les aumôneries, les associations et les mouvements montrerait que chaque fidèle a sa propre image du Pape. Et, en allant au fond, on constaterait que le ciment de cette grande ola est un sentiment vague, guère plus qu'élémentaire, et beaucoup, trop, antérieur à la foi, la doctrine, la morale.
Et pourtant, la pratique du catholicisme a toujours exigé l'exercice de l'intelligence et de la volonté. C'est avec cette très exigeante ascèse de la raison, avec la prière et le sang des martyrs, que l'Église a élevé ses enfants et converti le monde: non pas en entrant dans l'arène pour un concert, mais pour affronter les lions au nom du Logos.
«Le berceau de l'Église - a écrit McLuhan - a été l'alphabet greco-romain, qui n'a pas été préparé par l'homme, mais conçu par la Providence. Le fait que la culture gréco-romaine ait distingué depuis toujours la majorité de l'humanité, qui devint plus tard chrétienne, n'a jamais été remis en question. On tient pour évident que les missionnaires ont probablement reçu la foi de la parole écrite».
C'est au milieu des années soixante-dix que le chercheur canadien a écrit ces notes. C'était l'âge d'or de la pop que le monde catholique s'apprête spectaculairement à épouser, avec les habituelles quatre ou cinq décennies de retard.
Le Pontife était la fine fleur des intellectuels, comme Paul VI et c'est ce qui rend encore plus prophétique et plus fort ce que McLuhan lui-même a ajouté à la fin de son discours: «Je voudrais que la hiérarchie parle davantage de la naissance de l'église dans le berceau de l'alphabet gréco-romain. Cet héritage culturel est indispensable. Le problème est qu'eux-mêmes ne connaissent pas la réponse: ils ne la savent pas. Il n'y a personne dans la hiérarchie, y compris le Pape, qui sache ces choses. Personne» (1)

Alessandro Gnocchi et Mario Palmaro

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Notes de traduction

(1) Allusion au titre d'un album et à une chanson du groupe rock italien "883", en 1997: "La dura legge del gol".

(2) Si je comprends bien ce que veulent dire les auteurs, depuis le milieu des années 70 quelqu'un, tout à fait au sommet de la hiérarchie, a parlé de ces choses. Il s'appelle Benoît XVI. C'était le thème principal de son dicours prononcé à Ratisbonne