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Les discours politiques de Benoît XVI (II)

Seconde partie de l'exposé de Georg Gänswein lors du symposium du 7 juin (9/6/2014)

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Les discours politiques de Benoît XVI dans ses voyages apostoliques à l'étranger
Interaction entre religion, raison, nature et droit (II)

RAISON ET NATURE
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Qu'est-ce que la raison? Qu'est-ce que la nature? Une interrelation entre elles est-elle possible? Si oui, à quelles conditions? Sur cette question se joue le destin des institutions démocratiques, leur capacité à produire le «bien commun», c'est à dire la possibilité, d'une part, de décider à la majorité dans la plupart des sujets à régler juridiquement et, d'autre part, de s'engager constamment à reconnaître et réaffirmer ce sur quoi on ne peut pas voter. Sans ce travail infatigagle de recherche de points fondateurs et constitutifsde la communauté politique, l'État lui-même risque de dégénérer en une «bande de brigands». Qu'est-ce qui est en mesure de déclencher cette tension infatigable? Nous avons besoin d'une raison ouverte à la réalité et à la nature, et non fermée.

Dans la pensée du pape «fermée» veut dire «réduite»; le facteur actuel qui a le plus contribué à cette réduction est une cetaine approche «scientiste» (et non pas scientifique!). Le concept positiviste de nature et raison, la vision positiviste du monde est dans son ensemble une partie grandiose de la connaissance humaine et de la capacité humaine, à laquelle nous ne devons absolument pas renoncer. Mais elle-même, dans son ensemble, n'est pas une culture qui correspond et qui suffit à la condition d'hommes dans toute son ampleur.

La raison positiviste, qui se présente de manière exclusiviste, n'est pas en mesure de percevoir quelque chose au-delà de ce qui est fonctionnel. La raison positiviste a son domaine de validité, mais n'est pas en mesure d'expliquer la réalité totale. Cette conviction de Benoît XVI trouve aussi un large écho chez ceux qui, d'un point de vue laïc, dénoncent les limites du réductionnisme matérialiste, considérés comme insuffisants , même our expliquer les phénomènes scientifiques dans leur intégralité. Nous sommes, à certains égards, en face d'un paradoxe: aujourd'hui que dans une grande partie du monde scientifique - où à l'origine le rationalisme positiviste a trouvé son terrain de culture - on ressent l'insuffisance d'une approche purement réductionniste pour expliquer la nature et le cosmos, eh bien cette même approche importée dans le domaine des sciences humaines est devenue le paradigme universel incontesté.

Dans ses discours publics, le pape Benoît dénonce ouvertement cette terrible tentation: une raison limitée au mesurable est une raison, pour ainsi dire, humiliée. Pour clarifier ce passage décisif de sa proposition culturelle, le pape emploie une image très forte. Une raison si fermée «ressemble à des édifices de béton armé sans fenêtres, où nous nous donnons le climat et la lumière tout seuls et nous ne voulons plus recevoir ces deux choses du vaste monde de Dieu... Il faut ouvrir à nouveau tout grand les fenêtres, nous devons voir de nouveau l’étendue du monde, le ciel et la terre et apprendre à utiliser tout cela de façon juste».
Il faut se mesurer à nouveau avec la réalité sans penser que la seule façon de vraiment la connaître est de la réduire à des schémas ou des concepts préconstruits.

C'est le grand défi que Benoît XVI lance aux hommes engagés dans les institutions publiques et dans la culture: que la raison redevienne une ouverture sans limites ni préjugés, prête à reconnaître ce fait qui échappe à la capacité de décision et de manipulation, non seulement pour l'environnement naturel, mais également pour l'homme. Il y a une raison qui est ouverte, qui est disponible à admettre que la réalité contient en elle plus que ce que la même raison réussit à sonder. Grâce à l'image du béton et des fenêtres grandes ouvertes pour laisser entrer l'air frais, Benoît XVI suggère une correction au rationalisme moderne, qui permet de restaurer un rapport correct entre la raison et la réalité. Une raison positiviste ou autosuffisante n'est pas capable de se sortir seule du marais de l'incertitude.

Plus l'homme se penche loyalement sur la connaissance de la réalité - qu'elle soit physique ou sociale - plus il perçoit les traits de cette raison, ouverte ou objective - cette structure sous-jacente, qui pose inévitablement la question avec laquelle le Pape termine son discours à Berlin: «Est-ce vraiment privé de sens de réfléchir pour savoir si la raison objective qui se manifeste dans la nature ne suppose pas une Raison créatrice, un Creator Spiritus

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INTERRELATION ENTRE RAISON ET FOI
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Il y a une autre question à affronter face à cette relance de la raison opérée par le Pontife: L'idée de raison et de nature est-elle propre aux chrétiens et aux croyants en général? Pouvons-nous affirmer qu'une telle approche du droit et de la politique requiert une adhésion préalable à des hypothèses religieuses particulières ou à des croyances d'un autre genre? Le Pape, parlant dans ces sièges institutionnels, s'est-il adressé à un public particulier, catholiques ou chrétiens ou appartenant à des confessions religieuses spécifiques? Absolument pas. L'idée d'une trame rationnelle, constitutive de l'étoffe même du monde physique et social, est née bien avant le christianisme. La culture européenne elle-même est née de la rencontre de trois grandes pensées pré-chrétiennes: «La culture de l’Europe est née de la rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome – de la rencontre entre la foi au Dieu d’Israël, la raison philosophique des Grecs et la pensée juridique de Rome. Cette triple rencontre forme l’identité profonde de l’Europe».

C'est ce patrimoine culturel européen, né de la rencontre advenue entre Jérusalem, Athènes et Rome, qui a construit le terreau fertile sur lequel a pu germer la théologie chrétienne qui, sans crainte, a confié à «raison, nature et leur corrélation» la construction d'un système juridico-politique juste. Au fond, l'appel du pape à élargir à nouveau les limites de la raison est un appel destiné à reconquérir les origines mêmes de cette culture philosophico-juridique qui a construit l'Europe, produisant des résultats exceptionnels. «Sur la base de la conviction de l’existence d’un Dieu créateur se sont développées l’idée des droits de l’homme, l’idée d’égalité de tous les hommes devant la loi, la connaissance de l’inviolabilité de la dignité humaine en chaque personne et la conscience de la responsabilité des hommes pour leur agir. Ces connaissances de la raison constituent notre mémoire culturelle. L’ignorer ou la considérer comme simple passé serait une amputation de notre culture dans son ensemble et la priverait de son intégralité.» (discours au Bundestag)

Au fil des siècles, la foi a non seulement joué un rôle décisif, défendant la raison du pouvoir qui tend à la rendre aveugle, mais elle a également contribué à sa croissance et à sa maturation. Le discours au Collège des Bernardins à Paris est une ample documentation sur la façon dont la foi chrétienne a contribué à l'assainissement de la raison. A son progrès et, finalement, à la renaissance d'une civilisation, enterrée sous les ruines des dévastations de la barbarie, qui avait fait s'écrouler l'ordre ancien et les vieilles certitudes. L'exemple donné par le Pape est celui du monachisme occidental; hommes religieux, les moines, fascinés et engagés dans une recherche constante de Dieu: Quaerere Deum.

A cause de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue sont devenus importantes: l'écriture, l'étude de la grammaire, la bibliothèque, l'école, sont tous des éléments qui font partie du monachisme bénédictin.

Quaerere Deum: La prière ne pouvait s'exprimer que dans les mots, mais elle avait besoin de la musique.
«De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés, est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité».

Quaerere Deum: Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme la tâche des esclaves. La tradition juive était très différente: tous les grands Rabbi exerçaient en même temps une profession artisanale. Le monachisme a repris cette tradition; le travail manuel est un élément constitutif du monachisme chrétien. Du monachisme fait partie, avec la culture de la parole, une culture du travail, sans laquelle le développement de l'Europe, son ethos et son influence sur le monde est impensable. Langue, écriture, grammaire, musique, lcommunauté, école, travail artisanal: une civilisation entière est renée par l'énergie d'hommes qui voulaient faire la chose essentielle: travailler pour trouver ce qui vaut et reste pour toujours, pour trouver la Vie elle-même.

Dans la perspective de Benoît XVI, donc, entre la raison et la foi existe une amitié profonde; une relation où aucun des deux amis n'entend soumettre l'autre. L'histoire de la civilisation européenne est parsemée de marques indélébiles de cette rencontre active et vitale entre la raison et la foi.
Lesparoles prononcées à Westminster Hall résonnent, limpides:
«Le monde de la raison et de la foi, le monde de la rationalité séculière et le monde de la croyance religieuse reconnaissent qu’ils ont besoin l’un de l’autre, qu’ils ne doivent pas craindre d’entrer dans un profond dialogue permanent, et cela pour le bien de notre civilisation.
La religion, en d’autres termes, n’est pas un problème que les législateurs doivent résoudre, mais elle est une contribution vitale au dialogue national. ».

Mgr Georg Gänswein, 06/05/2014

o-o-o- FIN -o-o-o