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Laurent Lafforgue interviewé dans "TEMPI"

Entretien avec le grand mathématicien français, médaille Fields, sur le déclin d'un système éducatif déjà ravagé par un dogmatisme laïque (15/8/2014)

>>> Voir aussi:
Réflexion autour de la médaille Fields

     

Comme promis, voici la traduction de l'interviewe en deux volets du grand mathématicien français à l'hebdomadaire "Tempi", en avril dernier.
C'est un concentré de bon sens et de sagesse.
La presse française s'honorerait de lui donner au moins de temps en temps la parole, à titre d'expert connaissant (pour une fois) à fond le sujet. Mais il faut que ce soit un journal étranger qui le fasse!! Et ce n'est pas la première fois.
Telle est la conception de l'information grand public, et du débat, dans notre beau pays.
Heureusement, une journaliste free-lance, Gaëlle Picut l'avait longuement interrogé en juin 2013, sur l'état catastrophique de notre système éducatif.
Je publierai son article demain.

     

Lafforgue: «L'éducation républicaine est perverse et totalitaire: elle veut transformer l'homme.»
22 avril 2014
Leo Grotti
Entretien avec le grand mathématicien français, médaille Fields, sur le déclin d'un système éducatif déjà ravagé par un dogmatisme laïque
http://www.tempi.it/
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«L'école en France a été objectivement dénaturée et elle est maintenant en pleine crise. Le gouvernement Hollande l'a utilisé d'une manière totalitaire pour transformer selon son bon plaisir, non seulement la société, mais l'homme lui-même et le résultat est là sous les yeux de tous».
Laurent Lafforgue, 47 ans, ancien élève l'Ecole Normale Supérieure, une institution destinée à former l'élite française, lauréat en 2002 de la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel pour les mathématiciens, professeur permanent au prestigieux Institut des Hautes Études Scientifiques, est l'une des têtes les plus fines et les plus brillante de toute la 'République' (en français dans le texte). Excellent mathématicien, il n'est certes pas un néophyte dans le domaine de l'éducation. En 2005, le président de la République, Jacques Chirac l'avait nommé membre du Haut Conseil de l'éducation pour réformer l'école, un rôle dont il a démissionné après seulement dix jours de forte polémique avec les «experts» du ministère .

Lafforgue est en Italie pour tenir un cours de mathématiques à l'Université de Milan, et nous l'avons rejoint en marge d'une rencontre au lycée (catholique) Don Gnocchi de Carate Brianza (en Lombardie), où le professeur a parlé devant une centaine d'élèves de son expérience de mathématicien (1). Aux élèves, il s'est présenté ainsi: «Je n'ai jamais décidé d'être mathématicien, quand j'étais jeune, je préfèrais la littérature et la philosophie. Après le lycée, j'ai entrepris des études scientifiques uniquement parce que les mathématiques me réussissaient d'une manière naturelle et me demandaient moins d'effort. Ce sont les circonstances de la vie qui m'ont amené à mon travail, c'est quelque chose qui m'a été donné, et aujourd'hui, je suis heureux d'être qui je suis. Etudier les mathématiques est intéressant car c'est un aspect de la vérité, c'est une grande aventure humaine commencée par de grands hommes il y a plus de deux mille ans et que d'autres vont continuer après moi».

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- Professeur Lafforgue, vous dites que l'école en France a été «objectivement» dénaturée; aux élèves, vous parlez de «vérité» et de «don»: mais tous ces arguments ne sont plus en vogue depuis un certain temps.
- Cela fait partie du problème de l'école. Comme mathématiciens, quelles que soient nos convictions religieuses ou philosophiques, nous faisons l'expérience de l'objectivité. C'est simple: nous voyons que quand une chose est démontrée, c'est pour toujours. En mathématiques, au contraire d'autres sciences, on n'arrive pas à la connaissance à travers des révolutions: si quelque chose a été découvert comme vrai il y a deux mille an, il n'y a pas moyen de le remettre en cause aujourd'hui. Bien sûr, l'approfondissement est continu, l'enrichissement constant, mais les résultats obtenus par nos prédécesseurs sont toujours vrais et le seront toujours. Nous avons confiance dans la vérité.

- Vous, oui, mais pas la culture européenne. Au contraire, elle est de plus en plus relativiste et l'école semble destinée à aller main dans la main avec elle.
- La société est relativiste, mais l'école n'est pas obligée de suivre la société, parce que c'est un endroit spécial où les jeunes grandissent. Et les jeunes eux-mêmes ne sont pas le produit de la société, ils sont des esprits libres et non manipulables. Mais les étudiants ont confiance dans les adultes et c'est le problème de l'école.

- La confiance?
- Non, les adultes. Aujourd'hui, les professeurs, les représentants du savoir, les intellectuels, nourrissent de sérieux doutes sur la valeur de ce qu'ils enseignent et de la vérité. Il me semble clair que s'il n'y a pas de vérité, alors il n'y a plus rien à enseigner. Et sans enseignement, il n'y a pas d'école.

- Pourquoi?
- Parce que l'objectif de l'école est la transmission de la connaissance. C'est sa raison d'être, même si pour répondre à cette mission, des conditions sont nécessaires: il faut respecter une certaine discipline collective, il faut apprendre à être attentif, à travailler, à se respecter les uns les autres, à écouter, à être patient, à s'aider. Ce ne sont pas les objectifs principaux de l'école, mais ce sont des choses que l'on apprend de manière colatérale et qui font partie de l'éducation.

- Ce n'est pas ce que pense l'ancien ministre de l'Education nationale de Hollande, Vincent Peillon, qui vient d'être remplacé dans un remaniement ministériel. En Janvier 2013, il a écrit à tous les directeurs d'école: «Le gouvernement s'est engagé à travailler sur les jeunes gens pour changer leur mentalité». Et encore: «Il faut arracher l'enfant de toutes ses attaches pré-républicaines pour lui apprendre à devenir un citoyen. C'est comme une nouvelle naissance».
- Cette pensée est totalitaire. Selon Peillon, l'école est le lieu où l'on peut finalemnt transformer non seulement la société, mais l'homme lui-même. Mais ainsi, on dénature l'école et on la ruine irréparablement. Depuis longtemps en France, on a tenté de faire de l'école d'abord et avant tout un lieu de socialisation, où les jeunes peuvent apprendre à vivre en société: ceci a été considéré comme plus important que l'enseignement. Donc, la fine fleur des théoriciens a écrit que le premier objectif de l'école doit être de créer les conditions pour la paix dans la société, qui est aujourd'hui à nouveau menacée par la guerre de tous contre tous. Et tous, nous en payons les conséquences.

- Quelles conséquences?
- La nouvelle école voulue pour réaliser la paix est extrêmement conflictuelle. Il y a énormément de violence chez les jeunes, qui sont les uns contre les autres, sans parler de celle vécue par les professeurs, souvent victimes de violence physique de la part des élèves. Nous avons voulu une école de la paix, et non plus du savoir, et le résultat est une école où il n'y a plus la paix et où l'on n'apprend pas.

- Pourquoi ce résultat?
- Parce que plus l'on force une chose à aller contre la nature, plus celle-ci deviendra perverse. On ne peut pas transformer la réalité de manière arbitraire. Peillon pense que la réalité n'existe pas, que nous pouvons la modifier à volonté. Mais ce n'est pas vrai.

- Les familles, qu'en pensent-elles?
- Beaucoup de parents sont inquiets, mais la plupart d'entre eux ne sont pas conscients de l'état de destruction de l'école aujourd'hui. Je note deux phénomènes. Le première est que de très nombreuses personnes, dans toutes les sphères de la société, ont commencé à réagir, et je parle de recteurs, de professeurs, de parents et même d'étudiants. Ceux-ci, cependant, sont encore une minorité. La deuxième chose que je remarque, et qui me bouleverse, c'est le fait que les professeurs ont cédé, et accepté cette situation: comment peut-on être aussi résigné?

- Le gouvernement de Hollande a lancé l'enseignement de la théorie du genre dans les écoles primaires. Les familles, cependant, ne semblent pas enthousiastes, du moins à en juger par le succès de la «Journée de retrait de l'école»: une protestation qui a amené au moins 18 mille enfants à déserter leurs classes.
- L'imposition de la théorie du genre est une initiative de Peillon, qui a porsuivi un programme du gouvernement précédent. N'oublions pas que le ministre de l'Education nationale de Nicolas Sarkozy, Luc Chatel, avait pour la première fois introduit officiellement dans les lycées la théorie du genre dans les cours de biologie. Cela me semble aberrant, parce que je peux encore le comprendre dans les cours de philosophie, où l'on discute de différentes théories et où même celle du genre peut trouver sa place. Mais en biologie, c'est absurde parce que la différence entre homme et femme est enracinée dans la nature et il n'y a pas de place pour les théories.
Récemment, toutefois, les gens se sont comme réveillés, il suffit de penser aux protestations de la société française durant le débat sur l'approbation de la loi Taubira sur le mariage gay. Je crois que l'on peut parler de la théorie du genre éventuellement en philosophie, mais essayer de l'imposer de manière autoritaire à l'école primaire en niant les différences entre les femmes et les hommes, c'est nier la réalité. Ce que l'on essaie de faire aujourd'hui, c'est de mettre en place à travers l'école la primauté de la volonté sur la réalité. Au fond de la théorie du genre, en effet, il y a cette idée: il n'y a plus de vérité, il n'y a plus de réalité, seulement la volonté. Et même, la seule réalité est la volonté. Je pense que l'école doit résister.

- De quelle manière?
- C'est extrêmement complexe. L'école dépend des ministères et de superstructures difficiles à changer, en cela j'ai peu d'espoir. On peut cependant faire deux choses: la première est de prendre conscience de ce qui se passe, un pas nécessaire avant tout pour les professeurs; la deuxième est de fonder des écoles différentes. En France, les personnes privées peuvent ouvrir des institutions et c'est un remède à la catastrophe de l'école publique, et de nombreuses écoles catholiques associées à l'État qui, malheureusement, n'ont conservé de catholique que le nom. J'ai moi aussi participé avec quelques amis à la fondation d'une école.

- Comment cela s'est-il passé?
- Il y a quelques années, je parlais du désastre de l'éducation nationale à quelques-uns de mes amis: eux m'écoutaient, mais ils pensaient que j'exagérerais. Puis ils ont commencé à envoyer leurs enfants à l'école et je les ai vus de plus en plus inquiets et en colère. Ils sont arrivés à un point tel qu'ils ont décidé de se réunir avec d'autres parents et de fonder une école. Et moi aussi, j'ai décidé de m'y investir. Ces gens ont des convictions différentes, mais la plupart d'entre eux ont des racines chrétiennes. L'école qu'ils ont construite est une œuvre enracinée dans la foi, mais au service de tous: laïque et ouverte à toutes les confessions.

- Comment vous différenciez-vous de l'école républicaine?
- Nous essayons d'éduquer à la liberté, qui en un certain sens est le but réel de l'école. Je m'explique: pourquoi transmettre la connaissance, pourquoi apprendre, lire, écrire? C'est pour forger des esprits libres, pour que grandissent des hommes. Nous leur donnons les moyens pour qu'ils puissent grandir et développer leur propre façon de penser, les aidant à être critiques et éduquant leur sens esthétique. Ceci est important: les structures doivent être belles, les livres beaux, les histoires belles. Le but ultime est la liberté, pas d'inculquer des concepts.

- Le contraire de ce qu'a essayé de faire à nouveau Peillon, en adffichant dans toutes les écoles la Charte de la laïcité ?
- Si on prend le texte littéral de la Charte de la laïcité (http://www.gouvernement.fr), on découvre qu'il est en soi assez correct. Plus ou moins, en somme. Le problème, c'est qu'en France, le mot «laïcité» est désormais ambigü. Tout le monde en parle, mais en donnant au mot des significations complètement différentes. Peillon, par exemple, tandis qu'il diffuse son manifeste, écrit dans les livres que par «laïcité», il entend une nouvelle religion qui doit remplacer l'ancienne, détruisant le catholicisme. Aujourd'hui, en France, le débat sur la laïcité est pourri.

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(1) Le 12 avril, le même Léo Grotti avait publié un premier entretien avec Laurent Lafforgue, relatant cette rencontre avec des lycéens
http://www.tempi.it/
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«Je n'ai jamais décidé d'être mathématicien, quand j'étais jeune, je préfèrais la littérature et la philosophie. Après le lycée, j'ai entrepris des études scientifiques simplement parce que les mathématiques me réussissaient de façon naturelle, et me demandaient moins d'effort. Ce sont les circonstances de la vie qui m'on conduit à mon travail, c'est quelque chose qui m'a été donné et aujourd'hui, je suis heureux d'être mathématicien». Venant de quelqu'un comme Laurent Lafforgue, lauréat de la Médaille Fields en 2002, l'équivalent du prix Nobel, ce n'est pas rien.

«UNE GRANDE AVENTURE HUMAINE»
De passage en Italie pour donner un cours à l'Université de Milan, le professeur et chercheur français a parlé de son expérience de mathématicien devant une centaine d'élèves du lycée don Gnocchi de Carate Brianza.
«Pourquoi être mathématicien quand il y a des choses moins abstraites et plus proches de nos vies? Parce que les mathématiques sont un aspect de la vérité et c'est une grande aventure humaine commencée par de grands hommes il y a plus de deux mille ans et que d'autres vont continuer après moi».

«UNE IMMENSE RICHESSE DANS LES DÉTAILS»
Dans la recherche dans un domaine des mathématiques, la théorie de Langlands, Lafforgue a «découvert une énorme richesse, inimaginable. J'ai fait une expérience de la beauté que je porte avec moi dans d'autres domaines de la vie. Tout le monde tôt ou tard en arrive à penser que la vie ne nous satisfait pas, mais c'est incroyable quelle richesse immense il peut y avoir dans les plus petits détails, comme ce que j'étudie».

«LA VÉRITÉ EST UN CHEMIN»
En jetant un regard en arrière sur sa vie d'étudiant («J'étais brillant et j'étais le meilleur sans trop d'effort») et de chercheur, Lafforgue, 47 ans, dit:« La manière la plus intelligente de faire face aux choses, c'est de les prendre au sérieux. Je n'ai jamais pensé devenir mathématicien, mais maintenant je suis heureux et je comprends que nous n'atteignons pas le bonheur parce que nous réalisons les rêves que nous avons nous-mêmes projetés, mais à travers les choses qui nous sont données».

Dans son cas, les mathématiques: «Quand vous trouvez la solution d'un problème et que vous en voyez la beauté, la joie est immense. Mais vous ne vous arrêtez pas, parce que vous passez immédiatement aux problèmes que cette solution ouvre. Et vous le faites, même si vous savez déjà que la nouvelle recherche causera fatigue et souffrance. Je sais que cela semble masochiste mais en 20 ans, j'ai compris une chose: la vérité n'est pas seulement dans le résultat mais aussi dans le chemin et dans l'effort, constellés de déceptions et d'échecs, qui nous mène à la vérité».

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