Accueil

Le problème des excommuniés

Reprise. Un extrait du livre de Joseph Ratzinger "Faire route avec Dieu", qui traite de la communion spirituelle proposée aux divorcés remariés et aux frères séparés (10/10/2013).

J'ai publié très récemment ce texte, qui m'avait été envoyé par Marie-Anne, mais les débats du Synode sur la famille le remet au premier plan de l'actualité...

     

Le problème des excommuniés

"Faire route avec Dieu", pages 74 et suivantes
----

(...) Que dire des nombreux chrétiens qui croient au Seigneur et espèrent en lui, qui ont le désir du don de son Corps, mais qui ne peuvent recevoir le sacrement ?
Je pense à des formes d'exclusion très diverses de la communion sacramentelle.
D'abord, il y a des impossiblités de fait, durant des temps de persécution ou en cas de manque de prêtres. Ensuite, il y a des formes d'exclusion de la communion qui relèvent du droit, comme par exemple dans le cas des divorcés remariés. En un certain sens, on touche aussi ici le problème oecuménique: l'absence de la communion entre les chrétiens séparés. Dans le cadre de notre sujet il est bien sûr impossible de clarifier des questions aussi diverses et vastes. Les laisser tomber tout simplement, ce serait par contre un manque d'honnêteté. Je voudrais au moins cerner un point important.

Jérôme Hamer (ndt: 1916-1996, cardinal belge, dominicain et préfet de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique de 1985 à 1992) montre dans son livre "L'Église est une communion" que la théologie du Moyen âge, qui, elle non plus, ne pouvait passer à côté du problème des excommuniés, s'est occupée de cette question d'une manière très approfondie.
Pour les penseurs du Moyen âge - contrairement à ceux du temps des Pères - il n'était pas possible d'identifier purement et simplement l'appartenance à la communion visible de l'Église avec la relation au Seigneur.
Gratien (Le Décret de Gratien est une œuvre majeure du droit canonique, rédigé entre 1140 et 1150) avait encore écrit : « Bien-aimés, un chrétien qui a été exclu de la communion par les prêtres, se trouve livré à Satan. Pourquoi? Parce que le démon est en dehors de l'Église, comme le Christ est à l'intérieur de l'Église. »
Les théologiens du XIIIe siècle se trouvaient, par contre, confrontés à la tâche de préserver, d'une part, le lien indispensable entre l'intérieur et l'extérieur, entre le signe et la réalité, entre le corps et l'esprit, et de tenir compte simultanément, d'autre part, de la distinction des deux.
Ainsi nous trouvons par exemple chez Guillaume d'Auvergne (1190 - 1249, théologien, conseiller et confesseur de Saint Louis, évêque de Paris) une distinction d'après laquelle la communion extérieure et la communion intérieure sont en lien l'une avec l'autre comme le signe et la réalité. Il explique ensuite que l'Église ne voudrait jamais priver quelqu'un de la communion intérieure. Lorsqu'elle use du glaive de l'excummunication, d'après lui, ceci sert uniquement à guérir, par ce remède, la communion spirituelle. Et il ajoute aussitôt une pensée consolante et stimulante. Il a bien conscience, dit-il, que, pour un certain nombre, le fardeau de l'exclusion de la communion est aussi dur à supporter que le martyre. Toutefois, poursuit-il, quelquefois quelqu'un progresse en excommunié bien plus dans la patience et dans l'humilité que s'il était dans la situation de participation extérieure à la communion.

Bonaventure a encore plus approfondi ces pensées.
Contre le droit d'exclusion de l'Église il a rencontré une objection tout à fait moderne, à savoir: l'excommunication est le retranchement de la communion, mais la communion chrétienne subsiste essentiellement par la charité, elle est communion d'amour. Personne n'a donc le droit d'exclure quelqu'un de cet amour; par conséquent, on n'a pas le droit non plus d'excommunier quelqu'un. Bonaventure répond à cette objection par la distinction de trois niveaux de communion; de cette manière, il peut maintenir la discipline et le droit de l'Église et, en même temps, dans son entière responsabilité de théologien, dire: «Je dis donc que personne ne peut ni ne doit être exclu de la première communion [c'est-à-dire de la communion par la charité, « selon la dilection intérieure », note de la trad.] tant qu'il est sur la terre; en outre l'excommunication n'est pas la privation de cette communion. »

Bien sûr, il ne faut pas conclure de ces réflexions - qu'il faudrait de nouveau consulter et approfondir aujourd'hui - que la communion concrète lors de la communion sacramentelle est superflue ou de moindre importance. L'« excommunié » est porté par l'amour du Corps vivant du Christ, de la souffrance des saints qui s'unissent à sa souffrance comme à sa faim spirituelle tandis qu'ils sont enveloppés des deux côtés par la souffrance, la faim et la soif de Jésus-Christ qui nous supporte et porte tous. D'autre part, la souffrance de l'exclu, son désir de communion (celle du sacrement et celle avec les membres vivants du Christ), est le lien qui le garde dans l'amour sauveur du Christ. Des deux côtés, le sacrement et la communion visible édifiée par lui sont présents et indispensables. Ainsi s'opère là aussi la « guérison de l'amour», le but ultime de la Croix du Christ, du sacrement, de l'Église. Cela fait comprendre comment l'impossibilité de la communion sacramentelle peut paradoxalement conduire à un progrès spirituel, dans la douleur de l'éloignement, dans la souffrance du désir et de l'amour qui y croît, tandis que la rébellion - comme Guillaume d'Auvergne le dit à juste titre - détruit le sens positif et constructif de l'excommunication. La rébellion ne constitue pas une guérison, mais la destruction de l'amour.

Dans ce contexte, une réflexion d'ordre plus pastoral s'impose à moi.
Lorsqu'Augustin a senti sa mort s'approcher, il s'est « excommunié» lui-même, il a pris sur lui la pénitence de l'Église. Durant ses derniers jours, il s'est montré solidaire des pécheurs publics qui cherchaient le pardon et la grâce, en prenant sur lui le renoncement à la communion. Il voulait rencontrer son Seigneur dans l'humilité de ceux qui ont faim et soif de la justice, de lui, le juste et miséricordieux. Sur le fond de ses prédications et écrits qui, de façon grandiose, exposent le mystère de l'Église comme communion avec le Corps du Christ et comme Corps duu Christ de par l'Eucharistie, ce geste a quelque chose d'émouvant. Plus je réfléchis à ce geste, plus il me rend songeur. Ne recevons-nous pas aujourd'hui trop légèrement le Saint Sacrement?
Un tel jeûne spirituel ne serait-il pas parfois utile ou même nécessaire, pour un approfondissement et un renouvellement de notre relation au Corps du Christ?


Dans ce sens, l'Église ancienne connaissait un exercice extrêmement puissant : sans doute, depuis les temps apostoliques, le Vendredi Saint, le jeûne eucharistique faisait partie de la spiritualité ecclésiale de la communion. Précisément le renoncement à la communion en un jour des plus saints de l'année liturgique, jour dépourvu de messe et de communion des fidèles, était une manière particulièrement profonde de participer à la Passion du Seigneur: le deuil de l'épouse à qui l'époux est enlevé (cf. Mc 2,20).
Je pense qu'aujourd'hui aussi, un tel jeûne eucharistique, quand il est intériorisé ou subi, prendrait sens en certaines occasions à choisir soigneusement. Par exemple les jours de pénitence (pourquoi pas par exemple de nouveau le Vendredi Saint?) ou tout particulièrement lors des grandes messes publiques où le nombre des participants ne permet plus une distribution digne du sacrement : alors le renoncement pourrait exprimer davantage le respect et l'amour du sacrement qu'une communion qui se trouve en contradiction avec la profondeur de l'événement. Un tel jeûne - qui, bien sûr, ne doit pas devenir arbitraire, mais qui doit se placer sous la direction spirituelle de l'Église - pourrait aider à approfondir la relation personnelle avec le Seigneur dans le sacrement; il pourrait être aussi un acte de solidarité avec tous ceux qui ont le désir de ce sacrement, mais qui ne peuvent le recevoir.
Il me semble que le problème des divorcés remariés, mais aussi celui de l'intercommunion (par exemple dans des mariages mixtes) serait moins pesant si, en même temps, un tel jeûne volontaire reconnaissait visiblement et disait que nous dépendons tous de cette « guérison d'amour » que le Seigneur a opérée dans la solitude ultime de la Croix.
Bien sûr, je ne voudrais pas par là proposer un retour à une sorte de jansénisme: le jeûne suppose que, normalement, il y a consommation de nourriture et dans la vie spirituelle et dans la vie biologique. Parfois cependant, nous avons besoin d'un remède contre le glissement vers la simple habitude et son manque d'esprit. Parfois nous avons besoin de la faim - physiquement comme spirituellement - pour saisir de nouveau les dons du Seigneur et comprendre la souffrance de nos frères qui ont faim. La faim spirituelle, comme la faim physique, peut véhiculer l'amour.

  © benoit-et-moi, tous droits réservés