Accueil

L'Eglise n'est pas une démocratie

Reprise: le prophétique exposé du cardinal Ratzinger au Meeting de Rimini en 1990 (15/10/2014)

Une Église qui repose sur les décisions d'une majorité devient une Église purement humaine. Elle se voit réduite au niveau du faisable et du plausible, de tout ce qui résulte de l'action, des intuitions et des opinions personnelles. L'opinion vient se substituer à la foi. Et effectivement, dans les formules de foi forgées spontanément que je connais, l'expression « je crois » ne signifie jamais rien d'autre que « nous pensons ». L'Église faite par nous a finalement une saveur de « nous-mêmes », jamais agréable pour les autres « nous-mêmes », et révélant bientôt sa propre étroitesse. Elle s'est cantonnée dans le domaine de l'empirique, et l'idéal qu'elle représentait s'est dissous lui aussi comme un rêve.

Cette conférence m'est revenue sous les yeux à travers un lien de la page Facebook du Benedetto XVI forum vers le site en italien Cooperatores Veritatis .
Le texte en français est une traduction de l'italien par Anne-Marie Picard, scanné par moi dans l'ouvrage paru aux éditions "Parole et silence":
Joseph Ratzinger. La communion de la foi. Croire et célébrer .
Les sous-titres sont de la traductrice.

Le revoici en intégralité, précédé de la video où l'on voit le cardinal Ratzinger s'exprimer avec passion, pendant près d'une heure, dans une langue qui n'est pas sa langue maternelle!!

Une société à réformer sans cesse

Le mécontentement vis-à-vis de l'Église
----
Point n'est besoin de beaucoup d'imagination pour deviner que la « société » dont je veux parler, c'est l'Eglise. Peut-être, dans le titre, le terme « Église » a-t-il été évité uniquement pour cette raison qu'il provoque immédiatement des réactions de défense chez la plupart de nos contemporains. Ils pensent: « L'Église, nous en avons déjà par trop entendu parler, et, le plus souvent, il s'agissait plutôt de quelque chose de désagréable. » La voix de 1'Église, sa réalité, sont tombées en discrédit. Aussi une réforme permanente paraît-elle ne rien pouvoir changer. Ou peut-être le problème vient-il seulement de ce que l'on n'a pas découvert jusqu'ici le type de réforme qui pourrait faire de l'Église une société qui en vaille véritablement la peine.
Interrogeons-nous d'emblée : pourquoi l'Église apparait-elle importune à tant de gens, et même à des croyants, des personnes que l'on pouvait récemment encore compter parmi les plus fidèles, ou qui le sont aujourd'hui encore d'une certaine façon, quoique dans la souffrance? Les raisons en sont fort diverses, opposées même, selon les cas : d'aucuns souffrent de ce que l'Église se soit par trop conformée aux paramètres de ce monde, d'autres sont contrariés de l'en voir toujours aussi étrangère.
Pour la majorité, le mécontentement vis-à-vis de l'Église provient du fait qu'étant une institution comme beaucoup d'autres, elle aussi limite leur liberté. La soif de liberté est la forme dans laquelle s'exprime aujourd'hui le désir de libération et le sentiment d'aliénation. L'invocation de la liberté montre que j'aspire à une existence qui ne soit pas limitée par ce qui est déjà donné, par ce qui vient faire obstacle à mon plein épanouissement, en me présentant de l'extérieur la route que je devrais suivre. Mais surtout, je me heurte à des barrières, à des barrages routiers qui m'arrêtent et m'empêchent de passer outre. Ces barrages élevés par l'Église apparaissent par conséquent comme doublement pénibles parce qu'ils pénètrent jusque dans ma sphère la plus personnelle et la plus intime. De fait, les règles de vie de l'Église sont bien plus qu'une espèce de code de la route permettant à la société d'éviter autant que possible les collisions. Elles concernent mon cheminement intérieur, me disent comment je dois comprendre et former ma liberté. Elles exigent de ma part des décisions qui ne peuvent être prises sans la souffrance du renoncement. Peut-être veut-on me refuser les plus beaux fruits du jardin de la vie? Peut-être est-il vrai que l'étroitesse de tous ces commandements et de toutes ces interdictions me barre la route d'un grand horizon ? Ma pensée n'est-elle pas entravée, de même que ma volonté? La libération ne doit-elle pas nécessairement être la sortie d'une pareille tutelle spirituelle? Enfin l'unique véritable réforme ne consisterait-elle pas à refuser tout cela? Mais alors, que subsisterait-il encore de cette « société » ?
L'amertume ressentie envers l'Église a cependant aussi une raison particulière. De fait, au sein d'un monde gouverné par des règles dures et des contraintes inexorables, s'élève encore et toujours vers elle une muette espérance : au milieu de cela, elle pourrait apparaître comme une petite île de vie meilleure, une petite oasis de liberté, où l'on pourrait se retirer de temps à autre. L'irritation contre l'Église, la déception à son égard, ont donc un caractère spécifique, puisque l'on attend d'elle plus que des autres institutions terrestres. En elle devrait se réaliser le rêve d'un monde meilleur. L'on voudrait du moins savourer en elle le goût de la liberté, le sentiment d'être libéré, d'être sorti de la caverne dont parle Grégoire le Grand en se référant à Platon.
Toutefois, à partir du moment où, dans son aspect concret, l'Église s'est tellement éloignée de semblables rêves, adoptant elle aussi l'allure d'une institution et de tout ce qui est humain, il s'élève contre elle une colère particulièrement amère. Et cette colère ne pourra s'éteindre, précisément parce que ne peut s'éteindre le rêve que nous nourrissions, en nous tournant vers elle avec espérance. Puisque 1'Église n'est pas telle qu'elle apparait dans nos rêves, nous cherchons désespérément à la rendre telle que nous la désirons : le lieu où puissent s'exprimer toutes les libertés, l'espace où soient abattues nos limites, et où nous expérimenterions cette utopie qui doit quand même bien exister quelque part. De même que dans le domaine politique l'on voudrait finalement construire un monde meilleur, ainsi pense-t-on que la première étape en serait peut-être l'instauration d'une Église meilleure : une Église pleinement humaine, ayant le sens de la fraternité, de la créativité généreuse, demeure de réconciliation de tout et pour tous.


Une réforme inutile
-----
Mais comment cela se produirait-il? Comment semblable réforme pourrait-elle réussir? Eh bien, commençons toujours, disons-nous. Et, souvent, c'est dit avec la présomption ingénue de l'esprit éclairé, persuadé que les générations précédentes n'ont pas bien saisi le problème, ou qu'elles se sont montrées trop pusillanimes et bien peu éclairées. Nous, par contre, nous possédons finalement aussi bien le courage que l'intelligence. Quelle que soit la résistance que les réactionnaires et les « fondamentalistes » puissent opposer à cette noble entreprise, elle sera mise en œuvre. Du moins il y a une recette extrêmement éclairante au départ : l'Église n'est pas une démocratie. A ce qu'il paraît, elle n'a pas encore intégré dans sa constitution interne ce patrimoine de droits de la liberté élaboré par le siècle des Lumières, et reconnu depuis lors comme loi fondamentale par les formations sociales politiques. Ainsi semble-t-il être la chose la plus ordinaire du monde que de récupérer une bonne fois tout ce qui avait été laissé de côté, et de commencer à constituer ce patrimoine fondamental de structures de liberté. Comme on dit, ce chemin va d'une Église paternaliste et distributrice de biens à une Église-communauté : personne ne devrait plus se contenter de recevoir passivement les dons qui le font chrétien. Au contraire, chacun doit devenir un acteur de la vie chrétienne. L'Église ne doit plus venir d'en haut. Non ! C'est nous qui « faisons » 1'Église, et nous la faisons toujours neuve. C'est ainsi qu'elle deviendra finalement « notre » Église, et nous, ses sujets actifs et responsables. Son côté passif le cède au côté actif. L'Église surgit à travers les débats, les accords et les décisions. Des discussions émerge ce qui, aujourd'hui encore, peut être exigé, ce qui peut être, aujourd'hui encore, reconnu par tous comme appartenant à la foi, ou comme ligne directrice morale. L'on forge de nouvelles « formules de foi » abrégées.
En Allemagne, à un niveau relativement élevé, on a déclaré que la liturgie non plus ne doit plus correspondre à un schéma déjà donné, mais qu'elle doit au contraire surgir sur place, dans une situation donnée, être l'œuvre de la communauté pour laquelle on célèbre. Elle non plus ne doit plus être préconstituée en rien, elle doit au contraire être quelque chose qui vienne de soi, l'expression de soi-même. Sur ce chemin, la Parole de l'Écriture se révèle être en général un peu un obstacle, car on ne peut quand même y renoncer tout à fait. Il faut alors l'affronter dans une grande liberté de choix. Mais il n'y a pas tellement de textes qui se prêtent ainsi à l'adaptation, sans perturber cette « autoréalisation » que semble aujourd'hui viser la liturgie.

Mais dans cette œuvre de réforme, où, au sein de l'Église même, l'« autogestion » vient se substituer à la direction, surgissent bientôt des questions : qui a ici proprement le droit de prendre les décisions ? Sur quelle base cela se fait-il ? En démocratie politique, cette question est résolue par le système de la représentation : pour les élections, chacun choisit ses représentants et ces derniers prennent les décisions pour lui. Cette charge est limitée dans le temps, son contenu est circonscrit aussi dans ses grandes lignes, par le système des partis, et elle concerne uniquement les domaines d'action politique que la Constitution a assignés aux entités nationales représentatives.
Mais à ce propos aussi subsistent des questions : la minorité doit s'incliner devant la majorité, et cette minorité peut être importante. En outre, il n'est pas toujours garanti que le représentant que j'ai élu agisse et parle vraiment dans mon sens, de sorte que, si l'on y regarde de près, ici encore la majorité victorieuse ne peut absolument pas être considérée intégralement comme le sujet actif de l'action politique. Au contraire, elle doit accepter aussi des « décisions prises par d'autres », afin, tout au moins, de ne pas mettre en danger le système tout entier.

Pour la question qui nous intéresse, il est toutefois un problème général plus important: tout ce que les hommes font risque d'être défait par d'autres. Tout ce qui émane d'une appréciation humaine peut ne pas plaire à d'autres. Tout ce qu'une majorité décide peut être abrogé par une autre majorité. Une Église qui repose sur les décisions d'une majorité devient une Église purement humaine. Elle se voit réduite au niveau du faisable et du plausible, de tout ce qui résulte de l'action, des intuitions et des opinions personnelles. L'opinion vient se substituer à la foi. Et effectivement, dans les formules de foi forgées spontanément que je connais, l'expression « je crois » ne signifie jamais rien d'autre que « nous pensons ». L'Église faite par nous a finalement une saveur de « nous-mêmes », jamais agréable pour les autres « nous-mêmes », et révélant bientôt sa propre étroitesse. Elle s'est cantonnée dans le domaine de l'empirique, et l'idéal qu'elle représentait s'est dissous lui aussi comme un rêve.


L'essence de la véritable réforme
-----

L'activiste, celui qui veut tout construire par lui-même, est l'opposé de celui qui admire (« l’admirateur »). Il restreint le domaine de sa raison propre et perd ainsi de vue le Mystère.
Dans l'Église, plus on étend le domaine des choses que l'on décide et réalise de soi-même, plus elle devient étroite pour nous tous. Sa dimension de grandeur et de libération n'est pas constituée par ce que nous réalisons nous-mêmes, mais par ce q

i nous est donné à tous, ce qui ne vient pas de notre volonté et de notre inventivité, mais au contraire de ce qui « est plus grand que notre cœur », de ce qui nous précède et qui vient à nous, inimaginable. La « reformatio » nécessaire à notre temps, ne consiste pas dans le fait que nous soyons capables de remodeler indéfiniment « notre » Église, à volonté, et de l'inventer, mais bien au contraire dans le fait que nous ne cessions de balayer nos propres échafaudages, afin de laisser place à la lumière très pure qui vient d'en haut et qui est aussi irruption de la pure liberté.
Permettez-moi d'exprimer ce que je veux dire par une image que j'ai trouvée chez Michel Ange et qui, en ce domaine, reprend pour sa part d'antiques conceptions de la mystique et de la philosophie chrétiennes. Avec son regard d'artiste, Michel Ange voyait déjà dans la pierre qu'il avait sous les yeux le modèle attendant secrètement d'être libéré et mis en lumière. Selon lui, la tâche de l'artiste consistait uniquement à ôter ce qui recouvrait encore l'image, et le véritable acte artistique à remettre en lumière et en liberté, et non point à produire.
Or cette même idée, appliquée au domaine anthropologique, se trouvait déjà chez saint Bonaventure, qui explique le chemin par lequel l'homme devient véritablement lui-même, et qui s'appuie sur la comparaison du tailleur d'images, du sculpteur donc. Le sculpteur ne fait pas quelque chose, déclare le grand théologien franciscain; au contraire, il opère une « ablatio », qui consiste è éliminer, à ôter ce qui n'est pas authentique. Ainsi, grâce à l'« ablatio » émerge la « nobilis forma », la forme précieuse. Pareillement, l'homme aussi, pour que resplendisse en lui l'image de Dieu, doit avant tout et par-dessus tout accueillir cette purification par laquelle le sculpteur, c'est-à-dire Dieu, le libère de toutes les scories qui obscurcissent son véritable aspect et le font apparaitre simplement comme un grossier bloc de pierre, alors qu'il est habité par la forme divine.
Si nous avons bien compris cette image, nous pouvons aussi l'utiliser comme guide pour la réforme ecclésiale. Certes, l'Église aura toujours besoin de nouvelles structures humaines pour s'étayer, pour pouvoir parler et œuvrer à chaque époque de l'histoire. Ces institutions ecclésiastiques, - et les aspects juridiques qu'elles comportent, - loin de représenter quelque chose de mauvais, sont au contraire dans une certaine mesure simplement nécessaires et indispensables. Mais en vieillissant, elles risquent d'apparaitre primordiales et de détourner les regards de l'essentiel. C'est la raison pour laquelle elles doivent sans cesse être supprimées, tels des échafaudages devenus superflus. Une réforme, c'est toujours une nouvelle « ablatio »: supprimer, pour qu'apparaisse la « nobilis forma », le visage de l'Épouse, en même temps que celui de 1'Époux, le Seigneur vivant.
Cette « ablatio », cette « théologie négative », est un chemin qui mène au positif absolu. C'est de cette façon seulement que pénètre le Divin et que surgit une « congregatio » : une assemblée, un rassemblement, une purification, cette communauté à laquelle nous aspirons et dans laquelle un « je » ne s'oppose plus à un autre « je », un « soi » à un autre « soi » : communauté où le fait de se donner, de se livrer en toute confiance - ce qui appartient à l'amour - devient plutôt l'accueil réciproque de tout bien et de tout ce qui est pur. C'est alors que vaut pour chacun de nous cette parole du Père « prodigue » rappelant à son fils ainé jaloux le fond de toute liberté et de tout rêve devenu réalité : « Tout ce qui est à moi est à toi... » (Luc 15,31 cf. Jean 17,10).
Une réforme véritable est donc une ablatio qui devient comme telle congregatio.
Tâchons de saisir cette idée de base d'une manière un peu plus concrète. Dans une première approche, nous avions opposé 1'admirateur à l'activiste et nous nous étions exprimés en faveur du premier. Mais quel est le sens d'une telle opposition ? L'activiste, qui toujours veut agir, place sa propre activité au-dessus de tout. Il limite donc son horizon au domaine du faisable, de ce qui peut devenir objet de son action. A proprement parler, il ne voit que des objets. Il n'est nullement en mesure de percevoir ce qui est plus grand que lui, puisque cela mettrait une limite à son activité. Il restreint le monde à ce qui est empirique. L'homme est alors amputé. L'activiste se construit une prison contre laquelle lui-même ensuite proteste à haute voix.
Le véritable étonnement au contraire est un « non » opposé à la limitation au domaine empirique, à ce qui n'est qu'en deçà. Il dispose l'homme à l'acte de foi qui lui ouvre tout grand l'horizon sur 1'Éternel et sur l'Infini. Seul l'Illimité est suffisamment grand pour notre nature, lui seul convient à notre vocation propre. Lorsque disparait cet horizon, tout reliquat de liberté devient insuffisant, et toutes les libérations que l'on pourrait alors proposer, ne sont qu'un insipide succédané toujours insuffisant. L'« ablatio » première et fondamentale, nécessaire à l'Église, c'est l'acte de foi toujours neuf: il fait éclater les limites du fini et ouvre ainsi l'espace qui nous permettra d'atteindre jusqu'à l'Infini. La foi nous conduit « loin, dans des terres illimitées », comme disent les Psaumes. La pensée scientifique moderne n'a cessé de nous emprisonner toujours davantage dans le positivisme, nous condamnant ainsi au pragmatisme. Grâce à elle, on peut atteindre beaucoup de choses, voyager jusque sur la lune, et plus loin encore, dans l'infini du cosmos. Malgré cela, pourtant, on en reste toujours au même point parce que la vraie frontière au sens strict, celle du quantitatif et du faisable, n'est pas franchie. Albert Camus a décrit l'absurdité de cette forme de liberté dans son personnage de l'empereur Caligula : il a tout à sa disposition, mais rien ne lui suffit. Dans son désir fou de posséder toujours plus et plus grand, il s'écrie : je veux la lune, donnez-moi la lune ! Depuis, il nous est devenu pratiquement possible de l'atteindre. Mais tant que la véritable frontière, la frontière entre terre et ciel, entre Dieu et le monde, n'est pas ouverte, la lune elle-même n'est encore qu'un autre petit bout de terre de plus; le fait de l'atteindre ne nous rapproche pas d'un pouce de la liberté et de la plénitude que nous désirons.

La libération fondamentale que l'Église peut nous apporter, c'est de nous placer devant l'horizon de l'Éternel, et de nous faire sortir des limites de notre savoir et de notre pouvoir. La foi elle-même, dans toute sa grandeur et son amplitude, est donc la réforme essentielle sans cesse renouvelée dont nous avons besoin. C'est à partir d'elle que nous devons toujours remettre à l'épreuve les institutions que nous-mêmes avons érigées dans l'Église. Cela signifie que l'Église doit être le pont de la foi et qu'elle ne peut devenir sa propre fin - particulièrement dans sa vie associative d'ici-bas.
Aujourd'hui, çà et là, et même dans des milieux ecclésiastiques de haut niveau, est répandue l'idée que l'on est d'autant plus chrétien que l'on se trouve plus engagé dans des activités d'Eglise. L'on pousse à une sorte de thérapie ecclésiastique qui consiste à agir et à se donner du mal: à chacun on cherche à assigner un comité ou tout au moins un quelconque engagement au sein de l'Église. D'une façon ou de l'autre, pense-t-on, il faut toujours qu'il y ait une activité dans l'Église, il faut parler d'elle, faire quelque chose pour elle ou en elle. Mais un miroir qui ne reflète que lui-même n'est plus un miroir; une fenêtre n'a plus sa raison d'être si, au lieu de libérer le regard vers de lointains horizons, elle vient s'interposer comme un écran entre l'observateur et le monde.
Il se peut qu'une personne exerce à longueur de temps des activités dans des associations ecclésiales, sans être en fait chrétienne. A l'inverse, il peut se trouver qu'une autre personne vive simplement de la Parole et de l'Eucharistie, et pratique la charité qui nait de la foi, sans jamais avoir figuré dans un comité d'Église, sans s'être jamais préoccupée d'innovations en politique ecclésiale, sans avoir fait partie de synodes, ni y avoir voté, et que cette personne soit vraiment chrétienne. Ce n'est pas d'une Église plus humaine dont nous avons besoin, mais d'une Église plus divine au contraire; c'est alors seulement qu'elle sera aussi vraiment humaine. Et c'est pourquoi toutes les réalisations de l'homme au sein de l'Église doivent être considérées comme des services, et laisser passer au premier plan ce qui compte le plus et qui est l'essentiel. La liberté à laquelle nous nous attendons avec raison de la part de l'Église, et en elle, n'est pas réalisée par le fait que nous y introduisons le principe de la majorité. Elle ne dépend pas du fait que la plus grande majorité possible prévaut sur la plus petite minorité possible. Au contraire, elle dépend du fait que personne ne peut imposer sa propre volonté aux autres, mais que tous se reconnaissent liés à la parole et à la volonté de l'Unique, qui est notre Seigneur et notre liberté. Dans l'Église, l'atmosphère devient angoissante et étouffante si les ministres oublient que le sacrement n'est pas un partage de pouvoir, mais au contraire une désappropriation de moi-même en faveur de Celui en la personne de qui je dois parler et agir. Lorsqu'à une responsabilité toujours plus importante correspond une désappropriation personnelle toujours plus grande, alors personne n'est l'esclave de personne; alors c'est le Seigneur qui préside, alors est valable ce principe : « Le Seigneur est l'Esprit même. Et là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Corinthiens 3,17).
Plus nous échafaudons de structures, aussi modernes soient elles, et moins il y a de place pour l'Esprit et pour le Seigneur, et donc moins il y a de liberté.
A cet égard, je suis d'avis que nous devrions entamer, à tous les niveaux dans l'Église, un examen de conscience sans réserves. A tous les niveaux, cet examen devrait avoir des effets très concrets et entrainer une « ablatio » qui laisserait transparaitre à nouveau le visage authentique de l'Église. Il pourrait nous rendre à tous le sens de la liberté, nous faire sentir chez nous d'une façon totalement renouvelée.

Morale, pardon et expiation : centre personnel de la réforme
-----
Avant de poursuivre, considérons un instant tout ce que nous venons de mettre en lumière. Nous avons parlé d'une double « ablation », d'un acte de libération à deux aspects : purificateur et rénovateur. Tout d'abord il s'agissait de la foi qui brise le mur du fini et libère le regard vers une dimension d'Éternité, et non seulement le regard, mais aussi la route. Effectivement, croire, ce n'est pas seulement reconnaitre, mais œuvrer; ce n'est pas seulement une brèche dans le mur, mais une main qui sauve, qui tire hors de la caverne. Nous en avons conclu, pour les Institutions, que le système de base essentiel de l'Église a bien besoin d'être élargi concrètement en de nouvelles formes - afin que sa vie puisse se développer à une époque donnée - mais que ces formes ne peuvent devenir l'essentiel. De fait, l'Église n'existe pas dans le but de nous occuper comme n'importe quelle association terrestre et de se maintenir en vie par elle-même, elle est là au contraire pour permettre à chacun d'entre nous d'avoir accès à la vie éternelle.

Il nous faut maintenant effectuer un pas supplémentaire et appliquer tout ceci non plus à un niveau général et objectif, comme nous l'avons fait jusqu'ici, mais à celui des personnes. Ici aussi, en effet, sur le plan personnel, nous avons besoin d'une ablation pour nous libérer, car il est vraiment rare que la « forme précieuse » nous apparaisse en premier, l'image de Dieu inscrite en nous. C'est au contraire l'image d'Adam, l'image de l'homme, non point totalement détruit, mais néanmoins toujours déchu. Nous voyons les poussières et les saletés venues s'y incruster. Nous avons tous besoin du vrai Sculpteur pour ôter ce qui défigure cette image; nous avons besoin du pardon, noyau de toute véritable réforme. Ce n'est certainement pas un hasard si, dans les trois étapes décisives de l'édification de l'Église que nous relatent les Évangiles, la rémission des péchés joue un rôle essentiel.

Nous avons tout d'abord la remise des clefs à Pierre. Ce pouvoir qui lui est confié de lier et de délier, d'ouvrir et de fermer, dont il est question, consiste essentiellement à faire accéder, à accueillir, à pardonner (Matthieu 16,19). Nous trouvons la même chose à la Cène qui inaugure la nouvelle communauté à partir du corps du Christ et dans ce corps. Cette communauté est réalisée du fait que le Seigneur verse son sang « pour la multitude, en rémission des péchés » (Matthieu 26,28). Enfin, lors de sa première apparition aux onze, le Ressuscité crée la communion dans sa paix en leur donnant le pouvoir de pardonner (Jean 20,19-23). L'Église n'est pas la communauté de ceux qui « n'ont pas besoin du médecin », mais bien plutôt des pécheurs convertis vivant de la grâce du pardon et la transmettant à leur tour.

Si nous lisons attentivement le Nouveau Testament, nous découvrons que le pardon n'a rien de magique en soi.
Il ne s'agit absolument pas de faire semblant d'oublier, de « faire comme si de rien n'était », c'est au contraire un processus de transformation de toute la réalité accomplie par le Sculpteur. Le fait d'ôter la faute supprime vraiment quelque chose; la venue du pardon en nous est exprimée par la pénitence. En ce sens, le pardon est un processus à la fois actif et passif: la puissance de la parole créatrice de Dieu sur nous cause la souffrance de la conversion et devient par là transformation active. Pardon et pénitence, grâce et conversion personnelle ne sont pas contradictoires, ce sont au contraire les deux faces d'un unique et même événement. Cette fusion de l'actif et du passif est l'expression essentielle de l'existence humaine. En fait, toute notre activité créatrice commence par le fait d'être créés et de participer à l'activité créatrice de Dieu.

Nous voici parvenus à un point véritablement central : de fait, je pense que le noyau de la crise spirituelle actuelle vient de ce que l'on a obscurci la grâce du pardon.

Mais remarquons-en tout d'abord l'aspect positif: depuis peu, la dimension morale revient progressivement à l'honneur. On reconnait et on tient même pour évident que tout progrès technique reste douteux et finalement destructif s'il n'est pas accompagné d'une croissance morale. On reconnaît qu'il n'y a pas de réforme de l'homme et de l'humanité sans renouveau moral.
Mais la référence à la morale reste néanmoins sans effet parce que ses paramètres disparaissent sous un fatras de discussions. En effet, l'homme ne peut supporter la morale pure et simple, il ne peut vivre d'elle : elle devient une « loi » qui provoque chez lui le désir de la contredire et engendre le péché. C'est pourquoi, lorsque le pardon, le véritable pardon efficace, n'est plus reconnu ni accrédité, la morale est alors tellement disloquée qu'on ne parvient jamais à reconnaître qu'un seul individu ait réellement péché. On pourrait dire à grands traits que la discussion morale aujourd'hui tend à disculper les hommes, en faisant en sorte que jamais ne soient réunies les conditions qui rendent la faute possible. Le mot caustique de Pascal nous vient à l'esprit : Ecce patres, qui tollunt peccata mundi! « Voici les pères qui enlèvent les péchés du monde. » D'après ces « moralistes », il n'y a tout simplement plus aucune faute.
Mais cette façon de libérer le monde de la faute est évidemment trop facile. En eux-mêmes, les hommes ainsi libérés savent très bien que tout ceci est faux, que le péché existe, qu'ils sont pécheurs et qu'il doit bien y avoir une manière effective de vaincre le péché. De fait, Jésus lui-même n'appelle pas ceux qui sont déjà libérés et qui pensent n'avoir pas besoin de Lui, mais il appelle au contraire ceux qui se savent pécheurs et qui pour cette raison ont besoin de Lui.
La morale ne reste sérieuse que s'il y a pardon, un pardon réel et efficace, sans lequel elle retombe dans le conditionnel pur et vide. Mais il n'est de pardon véritable que s'il y a un « prix d'achat », un « équivalent dans l'échange », que si la faute a été expiée et que l'expiation existe. Les rapports circulaires entre morale, pardon et expiation ne peuvent être dissociés : s'il manque un élément, le reste s'écroule. De l'unité de ce circuit dépend l'existence ou l'inexistence de la rédemption de l'homme.
Dans la Torah, les cinq livres de Moïse, ces trois éléments sont totalement noués les uns aux autres. De ce noyau dur qui fait partie du canon de l'Ancien Testament, il n'est donc pas possible de détacher une loi morale toujours valide, comme l'ont fait les philosophes des Lumières, et d'abandonner tout le reste au passé. Cette façon moralisante d'actualiser l'Ancien Testament aboutit forcément à un échec. C'était précisément 1'erreur de Pélage, qui compte aujourd'hui beaucoup plus de disciples qu'il ne paraît à première vue (ndlr : avec beaucoup de précaution, cf. http://fr.wikipedia.org/wiki). Jésus au contraire a accompli toute la Loi et pas seulement une partie. Aussi l'a-t-il renouvelée à la base. Ayant souffert pour expier toute faute, il est lui-même à la fois expiation et pardon, et donc également le fondement unique, sûr et toujours valide de notre morale.
On ne peut séparer la morale de la christologie puisqu'on ne peut la séparer de l'expiation et du pardon. Toute la Loi étant accomplie dans le Christ, la morale est donc devenue pour nous une véritable exigence à laquelle nous pouvons répondre. A partir du noyau de la foi, le chemin du renouveau reste ainsi toujours ouvert pour chaque homme, pour 1'Église dans son ensemble et pour l'humanité.


La souffrance, le martyre et la joie de la Rédemption
---
Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, mais je tâcherai de ne mentionner - très brièvement pour conclure - que ce qui m'apparaît là encore essentiel à notre contexte.
Le pardon - et sa réalisation en moi, par une vie de pénitence avec tout ce qu'elle entraîne - est d'abord au centre de tout renouvellement de la personne. Mais précisément parce qu'il concerne la personne en son noyau le plus intime, le pardon est en mesure de rassembler dans l'unité et d'être aussi le centre du renouvellement de la communauté. Si, de fait, j'ôte la poussière et les saletés qui rendent méconnaissable en moi l'image de Dieu, alors vraiment je deviens par là semblable à l'autre, qui lui aussi est image de Dieu; et surtout je deviens semblable au Christ, image parfaite de Dieu, modèle selon lequel nous avons tous été créés. Saint Paul exprime ce processus en termes fort raides : la vieille image s'en est allée, une nouvelle a surgi; «ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi » (Galates 2,20). Il s'agit d'un processus de mort et de naissance. Je suis arraché à mon isolement et accueilli dans une nouvelle « communauté-sujet ». Mon « je » s'insère dans le « je » du Christ, il est donc uni à celui de tous mes frères. Ce n'est qu'à partir de ce profond renouvellement de la personne que naît l'Église, la communauté qui unit et soutient dans la vie et la mort. Ce n'est que lorsque nous prenons tout ceci en considération que nous voyons l'Église dans sa véritable grandeur.

L'Église : elle n'est pas seulement le petit groupe d'activistes qui se retrouvent ensemble en un certain lieu pour démarrer une vie communautaire. Elle n'est pas non plus simplement la grande troupe de ceux qui se réunissent le dimanche pour célébrer l'Eucharistie. Et enfin, elle est bien davantage que le pape, les évêques et les prêtres, ceux qui sont investis du ministère sacramentel. Tous ceux que nous avons nommés font partie de l'Église, mais le rayon de la « société » dans laquelle nous entrons par le biais de la foi s'étend plus loin, et même au-delà de la mort. En font partie tous les saints depuis Abel et Abraham, et tous.les témoins de l'es-pérance dont nous parle l'Ancien Testament, en passant par Marie, la Mère du Seigneur, et ses apôtres, par Thomas Becket et Thomas More, pour en arriver à Maximilien Kolbe, Edith Stein et Piergiorgio Frassati. En font partie tous les inconnus et les anonymes dont seul Dieu connait la foi. En font partie les hommes de tous les temps et de tous les lieux dont le cœur plein d'espérance et d'amour se penche vers le Christ, l'« auteur et le consommateur de la foi », comme l'appelle la lettre aux Hébreux (12,2).
Ce ne sont pas les majorités occasionnelles qui se forment ici et là dans l'Église pour décider de son chemin et du nôtre. Ce sont eux, les saints, la véritable majorité décisive d'après laquelle nous nous orientons. C'est à celle-là que nous nous en tenons ! Les saints manifestent le divin dans l'humain et l'éternel dans le temps. Ils sont nos maitres en humanité, ils ne nous abandonnent ni dans la souffrance ni dans la solitude, et même à l'heure de la mort ils cheminent à nos côtés.

Nous touchons ici un point essentiel : une vision du monde incapable de donner un sens et une valeur à la souffrance aussi, ne sert de rien. Elle échoue là précisément où surgit le problème capital de l'existence. Ceux qui, au sujet de la souffrance, n'ont rien d'autre à dire si ce n'est qu'il faut la combattre, se trompent. Bien sûr, il faut tout faire pour soulager la douleur et limiter la souffrance de tant d'innocents. Mais il n'y a pas de vie humaine sans souffrance, et celui qui n'est pas capable de l'accepter, se soustrait à ces purifications qui seules nous acquièrent la maturité.
Dans la communion au Christ, la souffrance prend toute une signification, non seulement pour moi-même, en tant que processus d' « ablatio » par lequel Dieu supprime en moi les scories qui obscurcissent son image, mais également au-delà de moi, elle est utile pour tous, de sorte que nous pouvons tous dire avec saint Paul: « C'est pourquoi je me réjouis des souffrances que j'endure pour vous, et ce qui manque aux souffrances du Christ, je l'achève dans ma chair pour son corps qui est 1'Église » (Colossiens 1,24).
Thomas Becket qui, avec l'« Admirateur » (ndlr: celui qui est opposé à l'activiste, voir la première partie)) et Einstein, nous a guidés dans nos réflexions de ces journées, nous encourage à aller plus loin encore: la vie dépasse notre existence biologique. Lorsqu'il n'y a plus de raison valable de mourir, alors la vie non plus ne vaut pas la peine d'être vécue. Là où la foi nous a ouvert les yeux et agrandi le cœur, alors c'est là que prend toute sa force et sa lumière cette autre phrase de saint Paul : « Nul ne vit pour lui-même et nul ne meurt pour lui-même; car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Que nous vivions ou que nous mourions, nous sommes au Seigneur » (Romains 14,7-8). Plus nous serons enracinés dans la « société » avec Jésus-Christ et avec tous ceux qui lui appartiennent, et plus notre vie sera soutenue par cette confiance rayonnante que saint Paul, lui encore, a ainsi exprimée : « Je suis certain que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni présent, ni futur, ni puissances, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra jamais nous séparer de l'amour de Dieu qui s'est affirmé dans le Christ-Jésus notre Seigneur » (Romains 8,38s.).

Chers amis, c'est par cette foi-là que nous devons nous laisser envahir ! Alors l'Église comme communion grandira sur le chemin de la vraie vie, alors elle se renouvellera de jour en jour. Alors elle deviendra la grande maison qui contient tant de demeures, alors les dons de 1'Esprit pourront agir en elle à profusion, alors nous verrons « comme il est bon et doux pour des frères de vivre ensemble... Ainsi la rosée de l'Hermon qui descend sur les monts de Sion. C'est là que le Seigneur envoie Sa bénédiction et Sa vie à jamais » (Psaume 133,1.3).

  © benoit-et-moi, tous droits réservés