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L'Europe dans la crise des cultures (III)

Troisième partie de la conférence prononcée par le cardinal Ratzinger au Monastère de Subiaco, le 1er avril 2005: la prétention du rationalisme à l'universel (12/7/2014)

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L'Europe dans la crise des cultures - III
(Discours et conférences de Vatican II à 2005", Documentation catholique, traduction de Fr. Michel Taillé).

LA PRÉTENTION DU RATIONALISME À L'UNIVERSEL
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Les motivations de ce double « non » [à la question de la référence à Dieu dans la Constitution, et à celle de la mention des racines chrétiennes de l'Europe dans le préambule de la Constitution européenne, ndr] sont plus profondes que ce que laissent penser les raisons avancées. Elles présupposent l'idée que seule la culture radicale des Lumières, qui a atteint son plein développement en notre temps, pourrait être constitutive de l'identité européenne.
A côté d'elle peuvent donc coexister diverses cultures religieuses avec les droits qui leur correspondent, à condition qu'elles respectent les critères de la culture des Lumières et lui soient subordonnées, et seulement dans la mesure où elles le font.
Cette culture des Lumières est définie en substance par les droits de la liberté ; elle part de la liberté comme de la valeur fondamentale à l'aune de quoi tout se mesure : la liberté du choix religieux, ce qui inclut la neutralité religieuse de la part de l'État ; la liberté d'expression de ses opinions, à condition de ne pas mettre en doute ce principe lui-même ; l'organisation démocratique de l'État, et donc le contrôle parlementaire sur les organismes d'État ; la liberté de formation des partis ; l'indépendance de la magistrature ; et enfin la tutelle des droits de l'homme et l'interdiction des discriminations.

À l'heure actuelle, l'inventaire des droits de la liberté est encore en cours de formation, étant donné qu'il existe des droits de l'homme contradictoires, comme par exemple l'opposition entre la volonté de liberté de la femme et le droit à la vie de l'embryon.

Le concept de discrimination s'élargit toujours davantage, et ainsi l'interdiction de la discrimination peut se transformer peu à peu en une limitation imposée à la liberté d'opinion et à la liberté religieuse. Bientôt il ne sera plus possible d'affirmer que l'homosexualité, selon ce qu'enseigne l'Église catholique, est un désordre objectif dans la structuration de l'existence humaine. Et le fait que l'Église soit convaincue de ne pas avoir le droit de donner l'ordination sacerdotale aux femmes est d'ores et déjà considéré par certains comme contraire à la Constitution européenne.

Il est évident que ce canon de la culture des Lumières, bien que loin d'être complet, comporte des valeurs importantes dont, en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas et ne devons pas nous désolidariser. Mais il est non moins évident que la conception mal définie, voire non définie, de la liberté, qui est à la base de cette culture, comporte inévitablement des contradictions ; et il est évident que son seul usage (un usage qui semble radical) comporte des limitations de la liberté que nous ne pouvions pas imaginer il y a une génération. Une idéologie confuse de la liberté conduit à un dogmatisme que l'on découvre comme étant toujours plus hostile à la liberté.

Il nous faudra évidemment revenir à la question des contradictions internes présentes dans la culture des Lumières sous sa forme actuelle, mais auparavant il convient d'en pousser plus loin la description. De par sa nature, en tant que culture d'une raison qui a atteint une entière conscience de soi, elle affiche une prétention à l'universel, et une conception de soi comme étant complète par elle-même et ne nécessitant pas quelque complément apporté par d'autres facteurs culturels. Ces deux caractères apparaissent clairement quand se pose la question de savoir qui peut devenir membre de l'Union européenne, spécifiquement dans le débat autour de l'entrée de la Turquie dans cette Union.

Il s'agit d'un Etat, ou, pour mieux dire, d'un milieu culturel, qui n'a pas de racines chrétiennes mais a d'abord été influencé par la culture islamique. Ataturk a ensuite cherché à transformer la Turquie en un État laïc, essayant d'implanter dans un terrain musulman la laïcité qui avait mûri dans le monde chrétien de l'Europe. On peut se demander si cela était possible : selon la thèse de la culture laïque des Lumières de l'Europe, seules les normes et le contenu de ladite culture des Lumières peuvent déterminer l'identité de l'Europe, et, par conséquent, tout État qui fait siens de tels critères pourra appartenir à l'Europe. Savoir sur quel entrelacs de racines cette culture de la liberté et de la démocratie est implantée n'a finalement pas d'importance. C'est justement pour cela, affirme-t-on, que les racines ne peuvent pas entrer dans la définition des fondements de l'Europe, puisque ce sont des racines mortes qui ne sont pas partie prenante de l'identité actuelle. En conséquence, cette nouvelle identité, déterminée exclusivement par la culture des Lumières, comporte aussi le fait que Dieu n'entre en compte ni dans la vie publique ni dans les fondations de 1'État.

Ainsi tout devient logique, et même, d'une certaine façon, plausible. En effet, que pourrions-nous souhaiter de plus beau que soient respectés partout les droits de l'homme et la démocratie ?

Mais alors se pose pourtant la question de savoir si cette culture laïque des Lumières est vraiment la culture, finalement déclarée universelle, d'une raison commune à tous les hommes, une culture qui devrait avoir accès partout, quand bien même l'humus d'implantation serait historiquement et culturellement différent. Et on peut se demander si elle est vraiment complète par elle-même, au point de n'avoir besoin d'aucune racine en dehors de soi.

A suivre
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