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L'Europe dans le crise des cultures (VI)

Fin de la conférence prononcée par le cardinal Ratzinger au Monastère de Subiaco, le 1er avril 2005: Proposition aux laïcs (20/7/2014)

Pour faciliter la réflexion ultérieure sur l'ensemble du texte et mettre en évidence les articulations entre les différents chapitres, j'ai regroupé tous les articles dans un document pdf: conference-brescia.pdf [86 KB] .

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L'Europe dans la crise des cultures (VI)
(Discours et conférences de Vatican II à 2005", Documentation catholique, traduction de Fr. Michel Taillé).

LA SIGNIFICATION PERMANENTE DE LA FOI CHRÉTIENNE
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Y a-t-il là simplement refus des Lumières et de la modernité ? Absolument pas. Le christianisme, depuis le début, s'est considéré comme la religion du logos, comme la religion selon la raison. Ce n'est pas dans les autres religions qu'il a reconnu des devanciers, mais dans cette philosophie des Lumières qui a dégagé de la route les traditions, pour se tourner vers la recherche de la vérité et vers le bien, vers le Dieu unique qui est au-dessus de tous les dieux. Comme religion des persécutés, comme religion universelle, au-delà de la diversité des États et des peuples, il a refusé à l'Etat le droit de considérer la religion comme faisant partie de l'ordre étatique, postulant ainsi la liberté de la foi.

Il a toujours défini l'homme, tous les hommes sans distinction, créature de Dieu et image de Dieu, proclamant sa dignité comme un principe de base, y compris dans les limites inévitables de l'organisation sociale. Dans ce sens, la philosophie des Lumières est d'origine chrétienne, et ce n'est pas par hasard qu'elle est justement née dans le domaine de la foi chrétienne et non ailleurs : là où le christianisme, en contradiction avec sa nature, était hélas ! devenu tradition et religion d'État. Bien que la philosophie, en tant que recherche de rationalité - y compris celle de notre foi - ait toujours été l'apanage du christianisme, la voix de la religion avait été exagérément domestiquée.
Elle l'était, et c'est le mérite des Lumières d'avoir proposé à nouveau ces valeurs du christianisme et d'avoir redonné toute sa voix à la raison. Le Concile Vatican II, dans la Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps, a remis en évidence cette correspondance profonde entre le christianisme et les Lumières, essayant d'arriver à une véritable conciliation entre l'Église et la modernité, qui est le grand patrimoine que doivent sauvegarder chacune des deux parties.

Cela étant acquis, il est nécessaire que ces deux parties réfléchissent sur elles-mêmes et soient prêtes à se corriger. Le christianisme doit toujours se souvenir qu'il est la religion du logos. Il est foi dans le Creator spiritus, dans l'Esprit créateur, de qui provient tout le réel. Telle devrait être aujourd'hui sa force philosophique, quand le problème est de dire si le monde provient de l'irrationnel, et donc que la religion n'est pas autre chose qu'un « sous-produit », peut-être même dommageable, de son développement, ou bien si le monde provient de la raison, et donc que celle-ci est son critère et son but.

La foi chrétienne propose cette seconde thèse, ayant ainsi, du point de vue purement philosophique, à jouer de très bonnes cartes, en dépit du fait que la première thèse soit aujourd'hui considérée par beaucoup comme la seule « rationnelle » et moderne. Mais une raison découlant de l'irrationnel, et qui donc, à la fin des fins, est elle-même irrationnelle, ne constitue pas une solution à nos problèmes. Il n'y a que la raison créatrice, dans le Dieu crucifié manifestée comme amour, qui puisse véritablement nous montrer la voie.

PROPOSITION AUX LAIQUES
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Dans le dialogue, si nécessaire, entre laïques et catholiques, nous autres chrétiens devons être très attentifs à notre fidélité à cette ligne de force : vivre une foi qui provienne du logos, de la raison créatrice, et qui pour cela est ouverte aussi à tout ce qui est vraiment rationnel.

A ce propos, je voudrais, en ma qualité de croyant, faire une proposition aux laïques.

À l'époque des Lumières on a essayé de comprendre et définir les normes morales essentielles, disant qu'elles seraient valides et si Deus non daretur, même dans le cas où Dieu n'existerait pas. Dans l'opposition des confessions religieuses et dans la crise de l'image de Dieu qui s'en est suivie, on tenta de garder les valeurs essentielles de la morale en dehors des contradictions, et de leur chercher une évidence qui les rende indépendantes des multiples divisions et incertitudes des diverses philosophies et confessions. On voulait ainsi assurer les bases de la cohabitation et, plus généralement, les bases de l'humanité.

Cela semblait alors possible, dans la mesure où résistaient la majeure partie des grandes et profondes certitudes du christianisme, et qu'elles semblaient indéniables. Mais il n'en est plus ainsi. La recherche d'une telle certitude rassurante, qui puisse rester incontestée au-delà de toutes les différences, a échoué. Et l'effort de Kant, pourtant grandiose, n'a pas été en mesure de créer la nécessaire certitude partagée. Kant avait nié que Dieu puisse être connu dans le cadre de la raison pure, mais avait en même temps représenté Dieu, la liberté et l'immortalité, comme autant de postulats de la raison pratique, sans laquelle, disait-il en toute cohérence avec lui-même, aucun acte moral n'est possible. La situation contemporaine du monde ne nous fait-elle pas penser à nouveau qu'il pouvait avoir raison ?

Pour le dire en d'autres termes : la tentative, portée à l'extrême, de modeler les choses humaines en faisant complètement abstraction de Dieu nous conduit toujours au bord de l'abime, à la mise de côté de l'homme. Nous devrions donc retourner l'axiome des tenants des Lumières et dire : même qui ne réussit pas à trouver la voie de l'acceptation de Dieu devrait chercher à vivre et à diriger sa vie veluti si Deus daretur, comme si Dieu existait. Tel est le conseil que déjà Pascal donnait à ses amis incroyants, et c'est le conseil que nous voudrions donner aujourd'hui encore à nos amis qui ne croient pas. De cette façon, personne ne se trouve limité dans sa liberté mais toutes nos actions trouvent le soutien et la signification dont elles ont un urgent besoin.

Ce dont nous avons le plus besoin en ce moment de l'histoire, ce sont des hommes qui, par une foi éclairée et vécue, rendent Dieu crédible dans ce monde.
Le témoignage négatif de chrétiens qui parlaient de Dieu et vivaient contre Lui a obscurci l'image de Dieu et ouvert la porte à l'incrédulité. Nous avons besoin d'hommes qui tiennent leur regard dirigé droit vers Dieu, apprenant par là ce qu'est la vraie humanité. Nous avons besoin d'hommes dont l'intelligence soit éclairée de la lumière de Dieu et dont Dieu ouvre le cœur, de sorte que leur intelligence puisse parler à l'intelligence des autres et que leur cœur puisse ouvrir le cœur des autres.

Ce n'est qu'à travers des hommes qui sont touchés par Dieu, que Dieu peut faire retour chez les hommes.

Nous avons besoin d'hommes comme Benoit de Nursie, qui, en temps de dissipation et de décadence, se plongea dans la solitude la plus extrême, réussissant, après toutes les purifications qu'il dut subir, à remonter à la lumière, à retourner fonder au Mont-Cassin la cité sur la montagne qui, après tant de ruines, réunit les forces qui fondèrent un monde nouveau. Ainsi, Benoit, comme Abraham, est devenu le père d'une multitude.

Les recommandations à ses moines notées à la fin de sa règle, sont des indications qu'il nous donne à nous aussi quant à la voie qui mène vers les hauteurs, hors des crises et des ruines : « Dans le cceur, il peut y avoir un feu mauvais et amer qui sépare de Dieu et conduit loin de lui pour toujours. Il peut y avoir aussi un bon feu qui sépare du mal et conduit à Dieu et à la vie avec lui pour toujours. Ce feu-là, les moines le feront donc passer dans leurs actes avec un très grand amour. Voici comment : chacun voudra être le premier pour montrer du respect à son frère. Ils supporteront avec une très grande patience les faiblesses des autres, celles du corps et celles du caractère. (...) Ils auront entre eux un amour sans égoïsme, comme les frères d'une même famille. lls respecteront Dieu avec amour. Ils ne préféreront absolument rien au Christ. Qu'il nous conduise tous ensemble à la vie avec lui pour toujours ! » (chapitre 72).

FIN
     
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