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La fin de l'Empire romain... et nous

Par Massimo Introvigne, une recension passionnante du livre de Michel De Jaeghere "Les derniers jours - La fin de l'Empire romain d'occident". Traduction.

>>> Ci-contre: fiche éditeur (www.chire.fr/A-191815-les-derniers-jours-la-fin-de-l-empire-romain.aspx)

Le livre est paru en septembre dernier, et si je n'en ai pas suffisamment parlé dans ces pages, d'autres l'ont fait mieux que moi. On trouvera une liste de liens en annexe.

Massimo Introvigne, quand il n'endosse pas sa tenue de mousquetaire du Pape François (à vrai dire, de tous les papes, sa défense de Benoît XVI a été exemplaire) est toujours aussi intéressant à lire.
Cette recension de l'ouvrage de Michel De Jaeghere, parue hier sur la Bussola, est inédite en français. Elle permettra à ceux qui n'ont pas lu le livre de comprendre à quel point la situation d'alors trouve des correspondances (même stupéfiantes) dans celle d'aujourd'hui. Et elle rafraîchira éventuellement la mémoire des autres.

Texte en italien ici: www.lanuovabq.it.
Ma traduction.

Dénatalité, impôts, immigration. Voici pourquoi nous finirons comme l'Empire romain

Massimo Introvigne
23.02.2015
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On peut dire du mal de la France tant tant qu'on veut, mais il faut reconnaître la capacité française de promouvoir des débats culturels qui vont au-delà des banalités quotidiennes.
Un bon exemple en est le vaste débat qui continue sur le livre de l'historien et journaliste Michel De Jaeghere «Les derniers jours. La fin de l'Empire romain» (Les Belles Lettres, Paris 2014). En Février 2015, le mensuel catholique «La Nef» (*) consacrait à ce volume de plus de six cents pages un numéro spécial avec plusieurs articles pertinents, mais on continue à parler du livre dans les milieux les plus divers, parfois sur un ton très vif.

Pourquoi se passionner en 2015 pour la chute de l'Empire romain? Il s'agit certainement de l'un des événements les plus importants dans l'histoire du monde. Mais en réalité, le débat français est rapidement devenu politique, parce que les événements terminaux de l'Empire romain rappellent beaucoup - Benoît XVI l'avait du reste déjà noté (*) - ceux d'une autre civilisation qui est en train de mourir, la nôtre.

De Jaeghere répète d'abord ce est évident pour les historiens universitaires, même si parfois les propagandistes de l'athéisme et les nostalgiques du paganisme - peut-être plus présents et insupportables en France qu'ailleurs - le nient: l'Empire romain n'est pas tombé à cause du christianisme. La thèse selon laquelle les chrétiens, avec leur message d'amour et de paix, aurait rendu l'Empire timoré face aux barbares - pour ne pas remonter aux polémistes païens des premiers siècles comme Celse - a été propagée par les Lumières, avec Voltaire et avec l'historien anglais Edward Gibbon.
Mais, comme le rappelle De Jaeghere, c'est totalement faux. Au début du cinquième siècle, les chrétiens ne sont dix pour cent dans l'Empire romain d'Occident. Ils sont majoritaires dans l'Empire d'Orient, mais celui-ci résistera aux invasions et survivra pendant mille ans. Et ce sont les dix pour cent de chrétiens qui essaient de maintenir en vie Rome et sa culture, avec des évêques et des intellectuels comme Ambroise et Augustin, mais aussi avec des généraux qui se battent jusqu'à l'extrême limite pour défendre l'Empire, comme Stilicon et Ezio (Aétius), et de nombreux soldats chrétiens protagonistes de faits d'armes héroïques.

A côté des insanités sur le christianisme, la question reste de savoir comment l'immense empire romain a pu tomber. Aujourd'hui, les historiens sont très prudents dans l'utilisation du mot «décadence». Il est vrai que, dans l'Italie actuelle, durant les derniers siècles de l'Empire, deux cent mille chefs de famille avaient droit à la fourniture gratuite de nourriture, qu'ils travaillent ou pas, et que les citoyens romains qui travaillaient, à l'exception des militaires, avaient 180 jours de vacances par an, divertis par des spectacles souvent d'un goût douteux ou cruels. Mais les écrivains et les philosophes avaient commencé à déplorer cette décadence dès l'époque de Jésus-Christ, quatre cents ans avant la chute del'Empire, à une époque où Rome gagnait encore ses batailles.

De Jaeghere suggère qu'on ne peut pas renoncer d'un coeur léger à la catégorie de «décadence». Et l'observation de nombreux historiens, selon laquelle les explications qui attribuent la chute à une seule cause sont idéologiques, est juste. Mais cela ne signifie pas qu'on doive renoncer, et déclarer l'événement inexplicable. Au contraire, De Jaeghere parle d'un «processus», qui relie les diverses explications proposées entre elles.

Toujours comme Benoît XVI - sans le citer - l'historien français identifie comme cause principale à l'origine du processus la dénatalité. Le contrôle des naissances chez les Romains n'a pas les moyens techniques d'aujourd'hui, mais l'avortement et l'infanticide se répandent, et le nombre d'hommes adultes qui disent qu'ils veulent avoir des relations exclusivement homosexuelles augmente. Le résultat est désastreux du point de vue démographique: Rome passe du million d'habitants de l'âge d'or aux vingt mille de la fin du Ve siècle, avec une chute de 98%. Les statistiques sur les campagnes sont moins sûres, mais 30 à 50 pour cent des exploitations agricoles sont abandonnées dans les deux derniers siècles de l'Empire, non pas parce qu'elles ne sont plus rentables, mais parce qu'il n'y a plus personne pour cultiver la terre.

Quelles sont les conséquences de la dénatalité? Elles sont nombreuses, et toutes négatives. Du point de vue économique, moins de population signifie moins de producteurs et moins de sujets qui paient des impôts. L'Empire romain succombe à la tentation de beaucoup de pays qui se trouvent dans des conditions similaires. Il augmente les impôts, jusqu'à tuer l'économie; et aussi jusqu'à encaisser moins d'impôt, même si aucun économiste ne peut expliquer mathématiquement la courbe selon laquelle, si les impots augmentent trop, l'État finit par encaisser moins parce que beaucoup sont ruinés et ne paient plus rien. La chute de l'Empire est annoncé dans son siècle ultime par une chute désastreuse de quatre-vingt dix pour cent des recettes fiscales. Dans les campagnes, beaucoup de petits propriétaires qui ne peuvent plus payer les impôts vont grossir les rangs, florissants, de la criminalité et du banditisme.

Rome est la tête d'un système qui implique l'esclavage, et la solution à la dénatalité des libres est recherché avant tout par l'augmentation de la natalité des esclaves, auxquels il est interdit de pratiquer l'avortement et qui sont incités de gré ou de force à faire plus d'enfants. Dans le dernier siècle de l'Empire, dans l'Italie actuelle, 35% de la population est composée d'esclaves. les esclaves, cependant, ne paient pas d'impôts, ils travaillent sans beaucoup de zèle et n'ont aucun intérêt à défendre par les armes leurs maîtres attaqués. L'économie esclavagiste des derniers siècles devient aussi étatique. De plus en plus, c'est l'État qui gèrent les grandes entreprises agricoles où travaillent exclusivement des esclaves.
Bien qu'avec des caractéristiques différentes, leur contribution peu enthousiaste à l'économie rappelle celle des ouvriers et des paysans soviétiques.

Si les citoyens se raréfient à cause de la dénatalité, et si les esclaves ne résolvent pas les problèmes, l'autre mesure à laquelle les États et les empires ont en général recours pour repeupler leurs territoires est l'immigration massive. On parle beaucoup des invasions barbares. Mais on oublie, suggère De Jaeghere, que la plus grande invasion n'a pas eu lieu par la conquête, mais par l'immigration. L'invasion d'Alaric, par exemple, porte à l'intérieur de l'Empire vingt mille Wisigoths. Mais les mesures prises pour inviter les peuples germaniques à immigrer, non seulement légalement, mais avec des facilités, pour faire face au problème de la dénatalité, portent sur le territoire impérial en trente-cinq ans, de 376 à 411, un million d'immigrés. Certes, les «barbares» émigrent dans l'Empire, ou l'envahissent, parce que chez eux, ils ne se sentent pas bien à cause de la pression des Huns venus d'Asie centrale, l'une des causes de la chute de Rome, qui ne peut être attribuée aux classes dirigeantes romaines. Mais le non-gouvernement de l'immigration est de leur faute.

De même que la décision fatale de recruter des immigrants pour l'armée - si certains protestent, parce qu'ils ne sont pas citoyens romains, on leur concède rapidement la citoyenneté - qui dénature les légions. Au début du Ve siècle, l'armée romaine n'est pas petite. Elle est plus du double du temps d'Auguste: de 240 000 hommes, on est passé à plus d'un demi-million. Le problème est que plus de la moitié sont des immigrés d'origine germanique: et les déclarer à la hâte citoyens romains ne change pas leur condition. C'est vrai, la majorité des légionnaires sont des «barbares», mais les commandants sont romains et les empereurs dont ils prennent les ordres sont romains. Sauf qu'à un moment donné les «barbares» se rendent compte précisément qu'ils sont la majorité des soldats, la majorité de ceux qui luttent et meurent. Pourquoi devraient-ils être commandés par les Romains? Donc à la fin, ils tuent les généraux romains et les remplacent par leurs hommes, ils se joignent aux envahisseurs ethniquement proches plutôt que de les repousser et, dans l'acte final, marchent sur Rome et mettent fin à l'empire.

Du reste, selon De Jaeghere, envers les peuples germaniques, Rome avait depuis des siècles renoncé à une «politique étrangère» autre qu'une invitation à l'immigration. Les forêts du Nord semblaient aux Romains un univers chaotique, où des bandes et des chefs divers et imprévisibles se tuaient mutuellement, et un monde avec peu de richesses à apporter à Rome. D'où la décision - gravement erronée - d'ignorer une vaste zone au nord de l'Europe, laissant s'y former lentement les forces qui devaient attaquer et détruire l'Empire, parce que la mondialisation des échanges - bien que sans télévision et sans Internet - informait ces «barbares» de la fabuleuse richesse de Rome, et déclenchait leurs appétits.

On comprend que cette séquence qui voit les causes de la chute de Rome dans un processus qui va de la dénatalité à la persécution fiscale des citoyens, au contrôle par l'Etat de l'économie et à l'immigration non gouvernée, ne plaise pas à certains. On a opposé à De Jaeghere l'argument que l'immigration est une ressource que les empereurs auraient dû valoriser, et que le vrai problème fut leur incapacité à penser l'Empire en termes nouveaux et multiculturels, et pas l'augmentation des immigrés. Il est évident que ces objections «politiquement correctes» naissent de la peur de la comparaison avec l'Europe d'aujourd'hui, comparaison à laquelle le même De Jaeghere ne se soustrait pas, tout en appelant à la prudence.

Dans le même temps, son livre offre une réponse aux objections qui élargit le cadre. A Rome, il manqua un taux de natalité capable de maintenir un Empire, avec des conséquences en cascade sur l'économie et sur la défense. Mais pourquoi cela est-il arrivé? Parce qu'à un certain moment, les Romains ont choisi la voie de ce qu'en référence à l'Europe d'aujourd'hui, Saint Jean-Paul II aurait appelé «suicide démographique»? Le livre soutient que les deux piliers de la culture romaine, la «pietas» et la «fides» - la loyauté envers les traditions morales et religieuses transmises par les pères et la fidèlité à la parole donnée et aux engagements pris en tant que citoyen romain envers la patrie - disparurent lentement.

Les causes de cette «décadence» - dans ce sens, le mot ne doit pas être abandonné - sont multiples.
Autour de l'époque de Jésus-Christ, l'aristocratie romaine se transforme d'une élite guerrière et militaire en une élite de propriétaires terriens, qui reçoit à Rome le produit de ses possessions que souvent, ils n'ont même jamais visitées. Cette nouvelle élite est plus intéressée par ses plaisirs que par la défense de l'Empire, qu'il considère malgré tout comme éternel et invincible. Et elle commence à ne pas avoir d'enfants: toutes les familles traditionnellement aristocratiques de l'époque de Jésus-Christ se sont éteintes avant l'an 300 après JC, sauf une, la gens Acilii, qui se convertit au christianisme. L'exemple des classes dirigeantes, comme toujours, fait des prosélytes. La mode de l'enfant unique, ou de l'absence d'enfant, atteint la population.

L'objection des historiens, surtout anglais et américains, qui nient la théorie de la décadence, c'est que tout cela concerne principalement Rome ou de toutes façons les grandes cités, alors que dans le dernier siècle de l'Empire, 85% de sa population vit dans les campagnes. Mais même ici, note De Jaeghere, la «piétas» et la «fides» disparaissent. Parce que l'Empire, trop multiculturel et trop cosmopolite, et non pas trop peu, est perçu comme une bureaucratie lointaine qui prend des décisions incompréhensibles et se fait sentir surtout pour augmenter les impôts. Le petit propriétaire de campagne, dans le meilleur des cas, est prêt à se battre pour défendre son village, pas les confins éloignés d'un Empire qu'il perçoit comme lointain et envers lequel il ne ressent plus aucun «patriotisme», dans le pire il accueille les «barbares» comme des libérateurs du fisc romain qui l'envoie à la ruine.

Certes, De Jaeghere pourrait consacrer plus d'attention aux raisons strictement religieuses du déclin, étudié selon une clé sociologique par Rodney Stark. Le déclin de la religion païenne, qui ne convainquait plus personne, est à l'origine du déclin de la «piétas». Le christianisme aurait pu la remplacer - en fait, il il le fera, mais plus tard - qui, comme en témoigne, une lecture même superficielle de saint Augustin, pouvait se trouver une raison de défendre l'Empire et des affaires publiques, dont il ne se désintéressait pas du tout. Mais dans l'Empire romain d'Occident, même quand les empereurs le professaient, le christianisme était minoritaire.

Les leçons pour notre monde sont évidentes. Avec toute la prudence que requiert toute comparaison entre des époques très différentes, la chute de Rome montre comment de grandes civilisations peuvent finir, et que la façon dont elle finissent est normalement démographique. Les empires tombent quand ils ne font plus d'enfants, et la dénatalité déclenche une spirale diabolique d'impôts insoutenables, étatisme de l'économie, immigration incontrôlée et armée timorée. Pour comprendre la pertinence de la parabole romaine par rapport à aujourd'hui, pas besoin de livres, il suffit d'ouvrir les fenêtres et de regarder autour.

Sur un point, cependant, les détracteurs de De Jaeghere ont quelque raison. Les immigrés et les envahisseurs de Rome avaient un avantage par rapport aux immigrés et aux «envahisseurs» d'aujourd'hui. En grande partie germaniques, ils n'étaient pas porteurs d'une culture forte. Ils reconnaissaient la supériorité de la culture romaine: ils cherchaient à se l'approprier et ils ont même fini par se convertir au christianisme. A travers des siècles de sang, de sueur et de difficultés, la chute de l'Empire romain d'Occident prépare ainsi la chrétienté du Moyen Age.

Aujourd'hui, les immigrants et les «envahisseurs» - envahisseurs à travers l'économie, ou aspirants envahisseurs en armes comme le Calife - sont porteurs d'une pensée extrêmement forte, tant celle islamique que celle chinoise: ils ne pensent pas devoir assimiler notre culture, mais ils veulent nous convaincre de leur supériorité. La crise qui pourrait s'ensuivre pourrait être encore plus meurtrière que ce que fut pour l'Europe la chute de Rome. C'est pourquoi débattre des raisons de la chute de l'Empire romain d'Occident n'est pas un exercice purement intellectuel.

Annexe

(*) Liens en relation avec l'article

(a)
« Excita, Domine, potentiam tuam, et veni ! » – par ces paroles et d’autres semblables la liturgie de l’Église prie à maintes reprises pendant les jours de l’Avent. Ce sont des invocations formulées probablement dans la période du déclin de l’Empire romain. La décomposition des systèmes porteurs du droit et des attitudes morales de fond, qui leur donnaient force, provoquaient la rupture des digues qui, jusqu’à ce moment, avaient protégé la cohabitation pacifique entre les hommes. Un monde était en train de décliner. De fréquents cataclysmes naturels augmentaient encore cette expérience d’insécurité. On ne voyait aucune force qui aurait pu mettre un frein à ce déclin. L’invocation de la puissance propre de Dieu était d’autant plus insistante : qu’il vienne et protège les hommes de toutes ces menaces !

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