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Le moderne délit de pessimisme

Quand les faiseurs d'opinion mirent à l'index son livre co-écrit avec Vittorio Messori "Entretiens sur la foi". L'analyse du cardinal Ratzinger résonne aujourd'hui (une fois de plus) comme absolument prophétique (8/1/2015)

L'article, repris aujourd'hui sur Facebook, avait été reproduit en juillet 2009 par l'amie Raffaella.
Ma traduction de la version en italien.

     

CARDINAL RATZINGER: «LES DÉTENTEURS DU POUVOIR D'OPINION ONT MIS LE LIVRE "LE RAPPORT RATZINGER" À L'INDEX. LA NOUVELLE INQUISITION FIT SENTIR SA FORCE»
Optimisme moderne et haine de l'Eglise
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Dans la première moitié des années soixante-dix, un ami de notre groupe fit un voyage en Hollande, où l'Eglise faisait de plus en plus parler d'elle, donnée par certains comme l'image et l'espoir d'une Eglise meilleure pour demain, par d'autres comme symptôme d'une décadence qui était la conséquence logique de l'attitude adoptée. Avec une certaine curiosité, nous attendions le rapport que notre ami nous fit à son retour
Comme c'était un homme loyal et un observateur précis, il nous parla de tous les phénomènes de décomposition dont nous avions déjà entendu parler: séminaires vides, ordres religieux sans vocations , prêtres et religieux qui, en groupes, tournaient le dos à leur vocation, disparition de la confession, chute spectaculaire de la fréquentation de la messe et ainsi de suite. Naturellement, furent également décrites les expériences et les nouveautés, qui à dire vrai ne pouvaient pas changer quoi que ce soit aux signes de la décadence, voire les confirmaient.
La vraie surprise du compte-rendu fut cependant l'évaluation finale: en dépit de tout, une Église grandiose parce qu'il n'y avait nulle part de pessimisme, tous allaient au devant du futur remplis d'optimisme. Le phénomène de l'optimisme général faisait oublier toute décadence et toute destruction; il suffisait à compenser tout le négatif.

Je fis mes réflexions en silence.
Que dirait-on d'un homme d'affaires qui n'écrit que les chiffres en rouge, qui toutefois, au lieu de reconnaître ses pertes, d'en rechercher les raisons et de s'y opposer courageusement, se recommanderait à ses créanciers avec seulement de l'optimisme? Que fallait-il penser de la glorification d'un optimisme tout simplement contraire à la réalité?

Je cherchai à aller au fond de la question et j'examinai diverses hypothèses.
L'optimisme pouvait être juste une couverture, derrière laquelle se cachait justement le désespoir que l'on essayait ainsi de surmonter.
Mais il pouvait s'agir de quelque chose d'encore pire: cet optimisme méthodique était produit par ceux qui voulaient la destruction de la vieille Église et qui, sans faire trop de bruit, sous le manteau de couverture de la réforme, voulaient construire une Église complètement différente, à leur goût, mais qui toutefois ne pouvaient pas commencer pour ne pas découvrir trop tôt leurs intentions. Alors, l'optimisme public était une sorte de tranquillisant pour les fidèles, afin de créer le climat adéquat pour défaire l'Eglise peut-être tranquillement et acquérir ainsi la domination sur elle.

Le phénomène de l'optimisme aurait donc deux faces: d'une part, il suppose la béatitude de la confiance, et même l'aveuglement des fidèles, qui se laissent calmer par de bonnes paroles; de l'autre, il consiste en une stratégie délibérée pour un changement de l'Église, dans laquelle aucune volonté supérieure - la volonté de Dieu - ne nous dérange plus, ni n'inquiète notre conscience, tandis que notre propre volonté a le dernier mot.
L'optimisme serait finalement la manière de nous libérer de la prétention, devenue rébarbative, du Dieu vivant sur notre vie. Cet optimisme de l'orgueil, de l'apostasie, se serait servi de l'optimisme naïf de l'autre partie, et même l'aurait alimenté, comme si cet optimisme n'était pas autre chose que l'espérance certaine du chrétien, la vertu divine de l'espérance, alors qu'elle était en fait une parodie de la foi et de l'espérance.

Je réfléchis aussi sur une autre hypothèse .
Il était possible qu'un tel optimisme fût tout simplement une variante de la foi libérale dans le progrès pérenne: le substitut bourgeois de l'espérance perdue de la foi.

J'arrivai finalement à la conclusion que tous ces éléments agissaient ensemble, sans que l'on pût facilement décider lequel d'entre eux, et quand et où, avait le plus de poids.

Un peu plus tard, mon travail m'a amené à m'occuper de la pensée d'Ernst Bloch, (1885-1977, philosophe marxiste, l'un des représentants de la fameuse "école de Francfort", ndt) pour lequel le «principe espérance» est la figure spéculative centrale. Selon Bloch l'espérance est l'ontologie du non encore existant. Une juste philosophie ne doit pas viser à étudier ce qui est (ce serait conservatisme, ou réaction), mais à préparer ce qui n'est pas encore. Puisque ce qui est, est digne de périr; le monde vraiment digne d'être vécu est encore à construire. La tâche de l'homme créatif est donc de créer le monde juste qui n'existe pas encore; pour cette grande tâche, cependant, la philosophie doit jouer un rôle décisif: elle est le laboratoire de l'espérance, anticipation du monde de demain dans la pensée, anticipation d'un monde raisonnable et humain, non plus formé par le hasard, mais conçu et construit par notre raison.

Or, sur le fond de l'expérience que je viens de raconter, ce qui m'a surpris fut l'utilisation du mot «optimisme» dans ce contexte. Pour Bloch (et pour certains théologiens qui le suivent) l'optimisme est la forme et l'expression de la foi dans l'histoire, et elle est donc naturelle pour une personne qui veut servir à la libération, à l'évocation révolutionnaire du monde nouveau et de l'homme nouveau. L'espérance est pour cette raison la vertu d'une ontologie de lutte, la force dynamique de la marche vers l'utopie.
En lisant Bloch, j'ai pensé que l'«optimisme» est la vertu théologale d'un Dieu nouveau et d'une nouvelle religion, la vertu de l'histoire divinisée, d'une «histoire» de Dieu, donc, du grand Dieu des idéologies modernes et de leur promesse.
Cette promesse est l'utopie, qui doit se réaliser au moyen de la «révolution», qui pour sa part représente une sorte de divinité mythique, pour ainsi dire une «fille de Dieu» en rapport avec le Dieu-Père «Histoire».
Dans le système chrétien des vertus, le désespoir, c'est-à-dire l'opposition radicale à la foi et à l'espérance, est qualifié de péché contre l'Esprit Saint, parce qu'il exclut son pouvoir de guérir et de pardonner, et se refuse ainsi à la rédemption.
Dans la nouvelle religion, il correspond au fait que le «pessimisme» est le péché de tous les péchés, puisque le doute envers l'optimisme, le progrès, l'utopie, est un assaut frontal à l'esprit de l'époque moderne, c'est la contestation de son credo fondamental sur lequel se fonde sa sécurité, qui est toutefois constamment menacée par la faiblesse de cette divinité illusoire qu'est l'histoire.

Tout cela m'est venu à nouveau à l'esprit lorsqu'a explosé le débat au sujet de mon «Rapport sur la foi» (Entretiens sur la foi), publié en 1985.
Le cri de révolte soulevé par ce livre sans prétention a culminé dans l'accusation: c'est un livre pessimiste. A certains endroits, on a même essayé d'en interdire la vente, car une hérésie de cet ordre de grandeur ne pouvait tout simplement pas être tolérée.
Les détenteurs du pouvoir d'opinion mirent le livre à l'index. La nouvelle inquisition fit sentir sa force. Il était démontré une fois de plus qu'il n'y a pas de pire péché contre l'esprit du temps que se rendre coupable d'un manque d'optimisme.

La question n'était pas: ce qui est affirmé est-il vrai ou faux, les diagnostics sont-ils corrects ou non; j'ai constaté qu'on n'a pas la peine de se poser de telles questions passées de mode. Le critère était très simple: est-il optimiste ou non, et face à ce critère le livre était sans aucun doute désastreux.
La discussion artificiellement lancée sur l'utilisation du mot «restauration», qui n'avait rien à voir avec ce qui a été dit dans le livre, n'était qu'une partie du débat sur l'optimisme: le dogme du progrès semblait en question.
Avec la colère que seul un sacrilège peut évoquer, on s'en prenait à cette négation du Dieu-histoire et de sa promesse.
(..)
Pourquoi raconter tout cela?
Je crois qu'il n'est possible de comprendre la véritable essence de l'espérance chrétienne et de la revivre que si l'on regarde en face les imitations déformantes qui tentent de s'insinuer partout.
La grandeur et la raison de l'espérance chrétienne ne viennent à la lumière que quand nous nous libérons de la fausse splendeur de ses imitations profanes.


Extrait de: Joseph Ratzinger, Regarder le Christ (traduit par moi de la version italienne , Jaca Book, 1989, pp. 35-39)
En français ici.

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