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L'athéisme

Document exceptionnel. Un essai de Joseph Ratzinger, publié dans les Cahiers de La table Ronde en 1967.

Cet article m'a été transmis par un aimable lecteur, Jean-Baptiste Noé ( son site internet ici: www.jbnoe.fr), que je remercie vivement.

J'ai numérisé le document. Je l'ai relu très attentivement plusieurs fois, et j'espère qu'il ne subsiste pas de coquilles dûes à l'OCR.

L'athéisme

I. L'ATHÉISME, PHÉNOMÈNE HISTORIQUE

1. Les données de l'histoire

Gerard Van Der Leeuw a habillé d'une formule piquante le problème de l'athéisme, disant que Dieu est «un tard-venu en histoire des religions».
Pareillement Kurt Goldammer constate qu'il est clair, pour les historiens, que l'idée de Dieu n'est pas le critère décisif de la religion en général.
Le désir d'un dieu personnel, d'un Toi divin, s'est, il est vrai, de plus en plus imposé, sans doute parce qu'il correspond à une disposition très profonde de l'homme. Mais, comme le prouve l'expérience de l'histoire, il y aura toujours contestation, dès lors qu'une religion supérieure, des formes de mystique et de conception du monde marquées de philosophie, une théologie et une philosophie de la religion dialogueront entre elles. De telles formules cachent un fait indubitable : il y a eu et il y a des religions qui ne répondent pas à un dieu de type «tu», mais constituent des retours aux puissances sans visage. Les recherches des historiens des religions n'ont pu jusqu'à présent prouver l'existence de peuples sans religion, mais bien de religions ayant des divinités conçues comme étant impersonnelles.
Du point de vue de l'histoire, athéisme et absence de religion sont donc deux phénomènes qu'il faut nettement distinguer. L'athéisme, au sens de défaut d'un absolu personnel, est ancien et prend, dans le champ de l'histoire culturelle de l'humanité qui nous est accessible, une place considérable, mais cet athéisme demeure dans le cadre de l'histoire des religions et il est une forme spécifique de la religio de l'homme, de sa réponse au Tout-Autre.

Naturellement on peut se demander dans quelle mesure il est légitime de parler d'athéisme dans cette conception impersonnelle de la divinité. Il sera difficile de répondre nettement à cette question en ce qui concerne ces formes antiques, disons primitives, de religion qu'aujourd'hui on désigne la plupart du temps du nom collectif de «dynamisme», surtout celles dont la position entre un comportement magique et une attitude proprement religieuse peut tout au plus être précisée chaque fois selon le cas. Les choses sont par contre relativement claires dans le bouddhisme du petit véhicule (cf. fr.wikipedia.org/wiki). D'après ce dernier, le Bouddha renvoie les dieux à l'arrière-plan du monde et connaît comme réalité ultime le nirvana, le néant absolu (à distinguer du néant simplement relatif qui est le contraire de l'Étant-dans-le-monde). Mais ce néant absolu est-il réellement «rien» ? Interrogé sur l'existence de dieu, Bouddha renvoie au silence total. L'absence d'images dans l'Ancien Testament, qui ne souffre aucune figuration de Dieu et ne reconnaît valable que la parole, est ici dépassée par la négation même de la parole, par le renvoi au pur silence, au mutisme total de la créature. Toujours est-il qu'on peut aussi trouver une théologie, d'une certaine manière semblable encore que jamais aussi radicale, du mutisme et de la nuit obscure dans la theologia negativa de la mystique chrétienne ; si bien qu'il n'est peut-être pas complètement aberrant de voir dans le bouddhisme du petit véhicule le cas-limite (et qui naturellement se supprime presque déjà lui-même) de la theologia negativa, et ainsi un athéisme qui finalement veut être fonction d'une foi plus pure, écartant les représentations trop humaines de Dieu par crainte révérentielle en présence de la réalité toujours plus grande de Dieu. On peut en dire autant, d'une autre manière, des grandes tendances athéistes de la religiosité hindouiste : le monisme spirituel illusionniste, tel que l'a formulé Shankara dans le Vedanta, est en fonction d'une piété mystico-intellectualiste ; au pluralisme du Sankhya correspond une attitude fondamentale gnostique et qui demeure religieuse sous la forme de la gnose. Plus radical semble être le propos athéiste du jaïnisme, encore que lui aussi soit compatible avec l'attitude fondamentale de la religio, de la crainte sacrée devant le Tout-Autre, qui brille pour lui dans ses prophètes. Le caractère distinctif commun à tous les athéismes mentionnés jusqu'ici est qu'ils demeurent tous à l'intérieur d'une certaine religion, voire s'identifient simplement avec elle. Nettement détachée de cet athéisme intra-religieux apparaît la destruction de la croyance en Dieu dans l'Aufklârung grecque. Cette dernière, partant d'un principe extra-religieux et purement philosophique, met en question l'idée de Dieu et, partant, est en même temps bien plus dangereuse pour la religio que les athéismes d'esprit religieux de l'Extrême-Orient. Il ne faut pourtant pas oublier que les penseurs grecs eux-mêmes, indépendamment de leur idée de Dieu, sont restés attachés à la légitimité de la religion de la cité.

Des phénomènes de cette nature doivent nous rendre réservés dans l'affirmation que l'athéisme authentique et positif, c'est-à-dire affirmé de manière positive, n'est qu'un phénomène récent, tandis que les temps anciens n'auraient connu que l'athéisme pratique, l'athéisme des esprits terre-à-terre dont le psalmiste dit : «L'insensé dit en son cœur : il n'y a point de Dieu» (l's. 13, 1 ; 52, 1). Une telle thèse serait tout aussi fausse que l'affirmation contraire, celle des historiens positivistes des religions au XIXe siècle, pour qui l'athéisme serait apparu au commencement de l'histoire de l'humanité. On pourrait plutôt décrire l'impression que donne la réalité de la manière suivante :

«Toujours l'humanité a eu sous une forme ou sous une autre connaissance de Dieu ; toujours elle a eu l'impression d'être appelée par lui, mais toujours aussi elle a été sujette à l'obscurité des incertitudes et du doute ; toujours le scepticisme a pu s'imposer et l'angoisse que tout n'aboutisse au vide. Comme l'homme est en fait conditionné par l'histoire, l'idée de Dieu se trouve bien toujours devant la porte de son esprit, mais elle est aussi toujours menacée d'étouffement» (Lubac).

Dans l'histoire de l'humanité Dieu est tout autant le Dieu caché que le Dieu révélé. Il est donné à l'homme de telle manière que, d'un côté, ce dernier ne puisse pas l'oublier, et que pourtant, d'un autre côté, le doute et l'incertitude ne soient jamais tout à fait impossibles.

2. Déterminations essentielles de l'athéisme

Les faits ci-dessus permettent à présent de circonscrire plus exactement le phénomène «athéisme» dans l'histoire des religions.

A. L'athéisme n'est pas nécessairement la négation de l'absolu en général, mais sa réduction à une pure absence de figuration, c'est dire que l'athéisme est une protestation contre la figure à laquelle on identifie l'absolu. Or c'est en cela que consiste la grande et inéluctable mission de l'athéisme dans l'histoire des religions. Car la figuration du divin conduit toujours, en fait, à humaniser Dieu et, partant, à faire de l'humain ou des idées et opinions tout à fait déterminées de l'homme un absolu. Pour cette raison, il n'y a pas seulement l'essence (Wesen), mais aussi la «malessence» (Unwesen) de la religion (Welte), la religion n'est pas seulement la grande chance, mais aussi la grande menace pour l'homme. Parce que c'est l'absolu qui est ici en question, toute humanisation et réification de l'absolu peut conduire aux conséquences les plus terribles, car alors le groupe, le système, l'organisation se posent eux-mêmes en absolus, et, hors de toute humanité, font de tout ce qui s'oppose à eux le mal pur et simple. Parce que, du fait de la nature de l'homme, toute figuration entraîne nécessairement à réduire et donc à humaniser faussement Dieu, il est indispensable qu'à côté de la figuration existe également le grand contre-courant de la purification, qui assure toujours le dépassement de la figure et, en dernière analyse, la divinisation de Dieu. Précisément en tant que chrétiens, nous ne pouvons considérer simplement les religions positivement figuratives de l'histoire du monde comme ce qui est bien, et la tendance spirituelle athéiste comme le péché pur et simple. Les deux tendances, celle de la figuration et celle de la purification, se complètent mutuellement ; toutes deux portent en elles le principe de leur essor et de leur chute.

B. En second lieu, il faut maintenir que l'athéisme n'a nullement la même signification que l'irréligion.
Il peut au contraire présenter une forme spécifique de l'expérience de sainteté, donc de la religio de l'homme. L'homme peut bien supprimer la figure de Dieu jusqu'à le nier absolument, mais il ne peut jamais supprimer entièrement la réalité «religio», corollaire humain de la figure de Dieu, ni dans la vie de l'individu, ni dans celle du groupe, de la société. On peut dire : Il y a des hommes sans Dieu, mais il n'y a pas d'homme sans une forme quelconque de comportement religieux. L'homme peut sans doute errer quant à l'objet de sa religio, le nier finalement (comme il le peut au regard de tout objet), mais il ne peut jamais extirper totalement de lui-même l'empreinte subjective de cet objet, la religio.

C. L'élan positif de la purification, de la protestation contre la fausse humanisation de Dieu est l'unique source d'où découle le phénomène historique de l'athéisme. De plus, il ne faut pas oublier que l'athéisme est toujours aussi expression de cette possibilité fondamentale de l'homme que nous appelons péché. L'athéisme peut exister comme phénomène constant de l'histoire, tout d'abord parce que la possibilité de devenir coupable et de refuser appartient toujours à l'homme. En ce domaine on peut constater surtout deux formes de refus coupable de Dieu : d'une part le refus du cœur étroit, qui n'ose pas tendre si haut et se replie volontiers sur le champ terrestre de son existence; d'autre part, l'attitude de l'hybris, qui refuse la sujétion et ne veut rien reconnaître au-dessus de soi. On ne peut juger qu'avec une grande réserve dans quelle mesure des phénomènes historiques isolés expriment la faute ou sont «purification» ; on devra se garder aussi bien de toute condamnation précipitée que de toute transfiguration générale.

II. L'ATHÉISME DES TEMPS NOUVEAUX

C'est sur cet arrière-plan qu'il faut aussi comprendre le phénomène de l'athéisme moderne. D'une part, il participe des propriétés générales de l'athéisme telles qu'on vient de les présenter, mais, d'autre part, il laisse voir pourtant des traits tout à fait spécifiques. Parmi ces derniers, on peut mentionner son caractère post-chrétien, c'est-à-dire le fait qu'il est formulé dans la perspective de la foi chrétienne en Dieu, dans l'intention consciente de nier ce Dieu, de sortir de l'histoire des religions et d'y mettre irrévocablement un terme. L'athéisme moderne est expressément antireligieux, et il veut, en triomphant de la religion, gravir un nouveau degré dans l'évolution de l'esprit humain. C'est là déjà toucher le deuxième trait spécifique de cet athéisme qui se présente avec la conscience de son caractère définitif et exclusif ; avec l'aide de la puissance politique et sur l'arrière-fond de l'unification de l'humanité qui pour la première fois se découvre totalement à elle-même et doit vaincre le pluralisme des cultures nationales dans l'unité des formes européennes de civilisation, cette conscience acquiert une force d'impression extraordinaire. La science européenne est la forme de pensée dans laquelle aujourd'hui - pour la première fois dans l'histoire en général - toute l'humanité peut se concerter ; l'athéisme d'aujourd'hui affirme être le résultat obligé de cette forme de pensée et ainsi la réponse définitive à la question de Dieu.

Si l'on s'interroge sur les origines de cet athéisme, on ne peut nier tout d'abord qu'il porte également en lui-même les éléments fondamentaux de tout athéisme, que l'on vient d'indiquer : purification d'une part, faute d'autre part. Il faudra dire en outre que l'athéisme n'est devenu possible sous cette forme radicale que grâce à la «dédivinisation» chrétienne du monde. Cette dernière a dépassé en radicalisme la «dédivinisation» gréco-philosophique du monde et a mérité au christianisme primitif le reproche d'athéisme pour avoir brisé tout l'espace de l'antique religio et l'avoir déclaré profane. La profanation du monde, résultant de l'absolutisme de la foi en un seul Dieu, ne fait que livrer -pleinement le monde tout entier à l'investigation de l'esprit humain et, par là, assigner entièrement pour domaine à la passion d'interroger propre à l'esprit grec le monde tout entier.

La nouvelle façon de comprendre le monde devait tôt ou tard susciter cette manière large de poser les questions, qui conduisit à la découverte du caractère profane de tout le cosmos et, en même temps que le vieux soutien cosmogonique de la foi, brisa l'image qu'on s'en faisait jusqu'alors, de sorte que la foi, devenue sans visage, parut elle-même mise tout d'un coup en question. A cela s'ajoute le fait que, à la suite des découvertes résultant enfin de la nouvelle situation spirituelle, la position d'ensemble de l'homme dans le monde s'est finalement modifiée en profondeur. Si jusqu'alors la rencontre de la réalité créée avait toujours été pour l'homme une source d'expérience religieuse immédiate, en raison de la transparence de la nature au créateur, le développement de la technique dans le monde a pour conséquence que l'homme ne rencontre plus guère nulle part la réalité de la nature dans sa simple immédiateté, et ne la touche jamais plus qu'à travers l'intermédiaire de l'œuvre humaine. Le monde auquel il a affaire est, en tous ses traits, un monde transformé par l'homme. Ainsi l'homme ne rencontre pas simplement la nature, l'«ars Dei», mais toujours sa propre œuvre, la «technè» de l'homme. De ce fait la possibilité même de l'expérience religieuse est profondément modifiée, positivement et négativement. Au lieu de la religion de la nature apparaît d'elle-même la religio technique, la vénération de l'homme par lui-même ; la divinisation de l'homme par lui-même prend nécessairement la place de la divinisation de la nature. Le nouveau paganisme qui en résulte n'est pas absolument pire que l'ancien, mais essentiellement différent : Il ne soumet plus l'homme à une nature tenue pour divine, mais il ne connaît plus l'homme même que comme mesure dans une nature devenue définitivement profane.

III. NOTRE RÉPONSE A L'ATHÉISME

De ce qu'on vient de dire, il résulte, face au phénomène de l'athéisme moderne, qu'il ne suffit pas de réfuter les erreurs particulières que l'on doit constater dans les systèmes athées. Mais, puisque cet athéisme est une puissance qui enserre la vie et la réalité, se nourrit des motifs centraux de la compréhension moderne de l'existence et en même temps, poussant les choses à l'extrême, met en application des principes chrétiens, il implique une invitation à accomplir d'une manière neuve, dans la situation actuelle, cela même qui est chrétien et à le réaliser comme un tout, en lui donnant le crédit d'une réponse vivante à la question de l'athéisme. De plus, d'après ce qui précède, voici quels sont surtout les points d'attache pour une rencontre :

1. L'athéisme moderne porte lui aussi en soi, comme nous l'avons dit, le caractère d'une purification, pour autant qu'il fait sienne la «dédivinisation» chrétienne du monde et la pousse à l'extrême. Ainsi il devient pour la chrétienté une invitation pressante à travailler de son côté, avec un regain de sérieux, à la tâche toujours inachevée de la purification, à se débarrasser des enveloppes cosmogoniques de la pensée antique et médiévale, pour enfin mettre en pleine lumière la signification personnaliste de la foi. Il sera nécessaire de dégager encore plus nettement qu'on ne l'a fait jusqu'ici la dimension spécifique de ce qui est chrétien et de rendre de nouveau accessible cette religion du réel, qui n'est pas abolie par la critique scientifique, mais inéluctablement requise dans sa spécificité par ce qu'il y a de véritablement humain dans l'homme.

2. A la divinisation de l'homme dans l'athéisme, on oppose la foi en l'homme-Dieu Jésus-Christ, et, ce faisant, on renvoie dans sa véritable direction un «anthropocentrisme» défiguré de manière hybride. Car, en confessant l'incarnation de Dieu, la foi a donné par avance le sens légitime de l'anthropocentrisme.

3. Si l'athéisme moderne se tient en liaison étroite avec une solidarité nouvelle des hommes entre eux et dans un esprit d'espérance de l'humanisation de plus en plus accomplie de l'homme, il peut y avoir là un grave appel adressé à la foi d'avoir à reconnaître plus nettement sa propre orientation historique. La foi chrétienne est tronquée quand elle ne signifie en fait que souci du salut personnel et fuite des tribulations de l'histoire dans un au-delà sans histoire. C'est également la mal comprendre que de la considérer comme essentiellement rétrospective, comme la foi à des mystères de salut passés. Son contenu n'est pas en effet uniquement le «Christ d'hier», mais tout autant le Seigneur qui revient ; en tant que religion de l'espérance, le christianisme est essentiellement relatif à l'avenir. Mais la tâche de la foi, au sein de l'histoire, a été définie par les Pères comme le rassemblement de l'humanité, tirée du désarroi de Babylone, dans l'unité du corps du Christ. Il convient de redonner vie à cette grande perspective historique de la foi, dont l'écho sécularisé se fait entendre dans le marxisme athée.

4. De même que l'athéisme d'aujourd'hui tire sa force décisive non de considérations théoriques, mais d'une toute nouvelle ardeur de la volonté pour la terre, de même, en la conjoncture actuelle, le christianisme devra lui aussi présenter plus que de nouvelles théories, pour pouvoir subsister. Il a surtout besoin de la force d'une vie puisée aux profondeurs de la foi et de la force de cet amour plus grand, qui seul peut- véritablement «prouver» le Dieu, dont il est écrit qu'il est l'amour (I Jn. 4, 8).

JOSEPH RATZINGER.

Traduit de l'allemand par Henri Rochais
La foi aujourd’hui, Cahier de La table Ronde, 1er trimestre 1967, pages 45 à 54

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