Chasse aux sorcières dans l'Eglise miséricordieuse

Des théologiens progressistes de prestige réclament la mise à pied de Ross Douthat, un chroniqueur catholique "conservateur" du NYT, "coupable" d'avoir écrit un article critique contre François

 

Les temps ont bien changé…. Quand on se projette 5 ans en arrière et qu’on se rappelle le rôle joué par le même NYT dans les attaques féroces contre Benoît XVI à propos des scandales de pédophilie dans l’Eglise, et le silence assourdissant de la plupart des catholiques alors, on croit avoir des hallucinations.
Voici donc, pour avoir tous les éléments du dossier, l’article incriminé de Ross Douthat, suivi des explications de Il Foglio, qui suit cette affaire de près.

Ross Douthat

Le complot pour changer le catholicisme

18 octobre 2015
www.nytimes.com
Traduction par Anna


Le Vatican semble encore avoir les secrets et les intrigues d'une cour de la Renaissance; ce qu'il reste, d'une certaine manière. L'humilité ostentatoire du Pape François, ses réprimandes aux hauts prélats, ne l'ont pas du tout changé; au contraire, les ambitions du pontife ont encouragé comploteurs et contre-comploteurs à œuvrer avec une vigueur accrue.

Actuellement le premier comploteur est le pape lui-même.
L'intention de François est simple: il favorise la proposition présentée par les cardinaux libéraux, qui permettrait aux catholiques divorcés et remariés de recevoir la communion sans que la nullité de leur premier mariage ait été déclarée.
Grâce au soutien tacite du pape, cette proposition est devenue une polémique centrale du synode sur la famille de l'an dernier et de sa suite en cours à Rome en ce moment.
Si son intention est claire, le parcours est toutefois décidément nébuleux.
Du point de vue procédural, les pouvoirs du pape sont presque absolus: si François décidait demain d'entériner la communion des remariés, il n'y aurait aucun Tribunal suprême catholique qui pourrait annuler sa décision.
En même temps, le pape est toutefois censé n'avoir aucun pouvoir pour changer la doctrine catholique. Cette règle n'a pas de mécanisme officiel d'application (l'Esprit Saint est censé être le système de contrepoids indispensable), mais la coutume, l'humilité, la crainte de Dieu et la peur d'un schisme retiennent les papes qui seraient tentés par une réécriture doctrinale.
Les catholiques conservateurs pensent, tout à fait raisonnablement, que la proposition de communion privilégiée par François implique essentiellement un changement de doctrine.
Il y aurait probablement de quoi écrire un livre fascinant de science politique profane sur la façon dont la combinaison d'un pouvoir absolu et absolument limité forge l'office papal. Dans un tel livre, les récentes manœuvres de François mériteraient un chapitre, car il est évidemment à la recherche d'un mécanisme lui permettant d'exercer son pouvoir sans brader son autorité.
La clé de cette recherche a été les synodes, qui n'ont aucun rôle doctrinal mais peuvent projeter une image de consensus ecclésial. Une forte déclaration synodale soutenant la communion aux remariés comme simplement "pastorale", et non pas comme changement doctrinal, rendrait donc la tâche de François plus facile. Malheureusement une telle déclaration s'est révélée difficile à obtenir - car les rangs des évêques catholiques incluent de nombreux conservateurs nommés par Benoît XVI et Jean-Paul II, et aussi parce que l'argument "pastoral" n'est au fond rien de plus qu’une sottise. La doctrine de l'Église selon laquelle le mariage est indissoluble a déjà été poussée presque au point de rupture par la nouvelle procédure d'annulation rapide de ce pape; aller jusqu'au bout vers la communion sans annulation finirait par la casser.
Dans le but, alors, de surmonter la résistance des évêques qui ont saisi cette évidence, le synode de l'an derner et maintenant celui-ci ont été - pour emprunter au récent livre d'Investigation du vaticaniste Edward Pentin (cf. Synode truqué )- "manipulés" par les organisateurs de nomination papale en faveur du résultat privilégié par le pape.
Les documents-guide du synode ont été rédigés en ayant cet objectif à l'esprit. Dans cet objectif le pape a procédé à des nominations dans les rangs du synode, sans hésiter à y inclure même des cardinaux âgés et entachés par des scandales d'abus sexuels, pourvu qu'ils soient ralliés à la cause du changement. Le bureau de presse du Vatican a filtré pour les médias les débats à huis clos (par disposition du pape) avec cet objectif en vue. Les ecclésiastiques chargés d'écrire le rapport final du synode ont été choisis en tenant compte de cet objectif. Et François lui-même, dans ses homélies quotidiennes, a régulièrement critiqué les "docteurs de la loi" du catholicisme, ses modernes légalistes et pharisiens - signe même pas voilé de ses positions.
(Bien qu’évidemment, dans le Nouveau Testament, les Pharisiens permettaient le divorce; c'était Jésus qui le refusait.)

Et pourtant son plan n'est pas assuré de réussir. Il semble ne pas y avoir encore, au sein du Synode, de majorité pour cette proposition, ce qui est probablement la raison pour laquelle les organisateurs ont hésité pendant un moment pour décider s'il y aurait même un document final. Et les conservateurs - africains, polonais, américains, australiens - ont été moins pris au dépourvu que l'automne dernier, plus rapides à tracer des lignes pour coincer le pontife avec des appels privés.

Il y a plein d'aspects ironiques dans toute cette situation. Des progressistes âgés saisissent une opportunité qu'ils croyaient leur avoir échappé, et essayent de contrer des conservateurs plus jeunes qui croyaient avoir en main le futur de l'Église. Les évêques africains défendent la foi du passé européen contre des allemands et des italiens las de leur propre patrimoine. Un pape jésuite est effectivement en guerre contre sa propre Congrégation pour la Doctrine de la Foi, l'Inquisition d'autrefois - une situation qui donnerait du vertige à des têtes du 16ème siècle.
Pour un journaliste catholique, pour tout journaliste, c'est une histoire fascinante, eten parlant strictement comme un journaliste, je n'ai aucune idée de comment elle finira.
En parlant comme catholique, je m’attends à ce que le complot finisse par échouer; là où semblent s'opposer le pape et la foi historique, je parie pour la foi.
Mais pour une institution dont la durée de vie se compte en millénaires, ce "finira" peut prendre pas mal de temps avant de se produire.

Analyse de Il Foglio (I)

Sus à Douthat!
Après le Synode, voici le maccarthisme des catholiques libéraux

28 octobre 2015
Il Foglio (Benedetto Moretti)
Traduction par Anna


Des "progressistes" d’âge mûr donnés pour vaincus qui prennent leur revanche sur de jeunes adversaires wojtyliens et ratzingériens. Des évêques africains qui défendent l'ancienne foi de l'Europe de l'assaut de leurs collègues allemands et italiens. Un pape jésuite en guerre contre l'ancienne Sainte inquisition. Des paladins du mariage indissoluble qui se retrouvent accusés de pharisaïsme, alors que dans l'Évangile c'étaient les pharisiens qui justifiaient le divorce et c'était Jésus qui le refusait". Telles sont quelques-unes des curieuses "ironies" que Ross Douthat s'est permis de saisir dans une "op-ed" (tribune) sortie le 18 octobre, en plein Synode, sur le New York Times. Mais dans la liste compilée par le chroniqueur catholique conservateur de la bible libérale américaine, il manquait ce qui est probablement la mère de toutes les ironies: les catholiques "du dialogue" qui oeuvrent pour voir leurs adversaires bâillonnés et réduits au silence.

C'est justement l'article de Douthat contre le présumé "Complot pour changer le catholicisme" qui a déchaîné la soif inouïe de censure du front progressiste.
Il y a deux jours, sur le blog collectif Daily Theology, est parue une lettre ouverte où un petit contingent d'intellectuels catholiques américains, sans aller jusqu’à exiger expressément l'expulsion du corps étranger, rappelle au directeur du New York Times que Douthat "n'a aucune qualification professionnelle" pour écrire sur ces thèmes, et encore moins pour "accuser d'hérésie d'autres membres de l'Église, tantôt de manière voilée et tantôt ouvertement", et ils se plaignent que "sa vision du catholicisme" est trop sujette à une narration politiquement partisane qui n'a que très peu à voir avec ce que le catholicisme est en réalité".
"Ce n'est pas ce que nous nous attendons du New York Times", concluent les signataires de l'appel.
La liste des signataires est constamment mise à jour (les signatures dépassaient hier les 40) mais à part le fait que le concept d’hérésie n'apparaît jamais dans l'article incriminé de Douthat, ni dans sa variante "voilée" ni dans celle "ouverte", ce qui ajoute de l'ironie à l'ironie, c’est la présence, parmi les promoteurs de l'initiative, du professeur Massimo Faggioli (1), historien du Christianisme à la St. Thomas University de Minneapolis, blogueur vaticaniste du Huffington Post (version .it), une sorte de jeune Melloni d’outre-atlantique, l'intellectuel typique interviewé par La Repubblica lorsqu'il faut dresser la liste de "tous les ennemis du Pape François" (ndr: c'était en effet le titre d'une enquête du journal).
Le nom de Faggioli apparait en bas de la lettre immédiatement après celui du théologien jésuite John O'Malley et le meilleur, c’est que Faggioli , soi disant "catholique de l'école Vatican II et démocrate", passe son temps à diffuser sur différents revues et quotidiens, italiens ou non, des thèses symétriques et opposées à celles de Douthat, sans trop se soucier du caractère politiquement aseptique de la narration.

Un type pareil devrait être content que le conservateur Douthat dénonce l'existence d'un "complot" mené par le pape en personne pour retourner la foi comme une chaussette, accréditant en substance avec l'autorité du New York Times les théories sur le magistère de Bergoglio répandues par un certain monde intellectuel. En revanche, comme l'a remarqué le blogueur conservateur Rod Dreher (2), le "gang Faggioli-O'Malley" a préféré inaugurer la saison du "maccartisme catholique progressiste" menant un procès public contre l'ennemi présumé de François tout en le condamnant pour avoir écrit "tantôt de manière voilée, tantôt ouvertement" des idées qu'il n'a jamais écrit. Ceci dit, se demande Dreher, même si Douthat avait effectivement accusé quelqu'un d’hérésie, "so what?". "L'héresie est un thème constant du christianisme, il l'est depuis toujours.
Je dois avoir loupé les lettres où cette clique proteste à cause des commentaires des collègues catholique libéraux de Douthat - Maureen Dowd (ndr: très active lors des affaires de pédophilie, voir ICI) et Franck Bruni - contre Benoît XVI et contre tout ce qui a un rapport avec l'orthodoxie catholique".

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(1) cf. http://benoit-et-moi.fr/2013-III/actualites/le-pape-qui-demythifie-les-papes.html
(2) cf. http://cf. http://www.simofin.com/simofin/index.php/religione/8372-chiesa-puristi-nemici

Analyse de Il Foglio (II)

Les arguments théologiques du jésuite Martin pour excommunier Douthat

29 octobre 2015
Il Foglio (Mattia Ferraresi)
Ma traduction par Anna

Jusqu'à l'intervention du Père James Martin SJ, la querelle entre le chroniqueur du New York Times Ross Douthat et le professeur de théologie Massimo Faggioli n'était qu'une escarmouche théologique via Twitter. L'intervention du prélat, cependant, a porté la question à un niveau plus profond avec une longue intervention sur la revue jésuite "America".

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Jusqu'à l'intervention du Père James Martin SJ, la querelle entre le chroniqueur du New York Times Ross Douthat et le professeur de théologie Massimo Faggioli n'était qu'une escarmouche théologique via Twitter. L'apparition du mot «hérésie» en a fait une bagarre, mais en substance, la dispute était une mise à l'échelle d'un affrontement entre deux visions de l'Eglise, une affaire grave mais loyalee, qui peut également sombrer dans le grotesque, comme pour la requête de relever Douthat de son travail d'éditorialiste.

La lettre au directeur du Times laisse transparaître une volonté de censure qui s'accorde mal avec l'image de l'Église miséricordieuse que les signataires s'arrogent le droit de projeter, en revendiquant même l'exclusivité, mais elle ne va pas au-delà du périmètre du fair-play et de la parresie.
Le Père Martin, SJ, a voulu porter la question à un niveau plus profond avec une longue intervention sur la revue jésuite America. Il concède que la lettre exhibe un choix de mots contestable, précise que Douthat - qui, quand il parle de théologie est décrit par lui plus ou moins comme un aveugle qui explique la Chapelle des Scrovegni (à Padoue - elle abrite le cycle de fresques de Giotto) - «devrait être libre d'écrire ce qu'il veut» sur n'importe quel sujet. Il suffit de savoir que quand il écrit un éditorial sur le christianisme, il ne sait pas de quoi il parle. La vraie question, profonde, est l'utilisation du terme «hérésie» et le recours à des attaques personnelles, qui, écrit-il, sont des choses «dégoûtantes», l'équivalent d'accuser quelqu'un d'avoir commis des abus sexuels.
Mais il y a plus.
Le Père Martin SJ, protégé par sa réputation redoutable et la certitude d'être du bon côté de l'histoire de l'Église, devient l'avocat d'office de tous ceux qui ont été atteints par les attaques de Douthat - du père Antonio Spadaro SJ, accusé d'être un «sophiste», jusqu'au théologien John O'Malley SJ, et bien sûr la principale cible, le Pape (SJ !!!) - et accuse non pas tant de diffamation laïque, mais de péché.
Sur la base d'une affaire construite avec l'expertise jésuite, il décide que traiter quelqu'un d'hérétique est un péché, dire à Spadaro qu'il utilise les méthodes propres au sophisme est un péché, adresser à la légère à quelqu'un des mots comme "apostat" et "schismatique" est un péché. Qu'il soit anathèmisé. Ce que font Douthat et d'autres commentateurs comme lui, c'est répandre "hatred", la haine. Quiconque se consacre à cette activité ne peut pas faire de théologie, il est disqualifié de fait du championnat des commentateurs de choses chrétiennes, et c'est pourquoi la lettre écrite de manière quelque peu approximative est vraie dans l'esprit, dit le Père Martin SJ.
Il ne tombe pas dans le piège grossier de retourner en miroir l'accusation d'hérésie, et ne remet pas en question la foi de Douthat, mais affirme qu'il s'est «engagé dans ce type de comportement non charitable qui a généré un climat de haine et de méfiance dans l'Église», et met le lecteur en garde: «quand vous lisez ses attaques personnelles et empreintes de maveillance «vous ne lisez pas de la théologie, mais vous lisez de la haine».

La haine est un mot qui regorge de sous-entendus culturels et politiques. Le "hate speech" (discours de haine) est un mal omniprésent (aux Etats-Unis)au point de comprimer le droit d'expression consacré par le premier amendement, mais il est souvent utilisé pour faire taire les voix dissidentes, réduire au silence les opinions non conformes. Facebook, avec ses règles de conduite sur le "hate speech", a séparé le licite de l'illicite dans le discours public.
Le Père Martin SJ est un homme de ce monde et il sait que pour frapper l'adversaire (catholique), il ne suffit pas de l'accuser d'être un "hater" mais il faut faire descendre la haine du péché, une sorte de christianisation du "hate speech". Le comportement péccamineux de Douthat est le coeur de la controverse du Père Martin SJ. Quand vous le lisez - tel est le message du prêtre - vous ne lisez pas des opinions contestables, ou bien partageables, mais vous lisez les expressions de haine d'un pécheur qui se roule béatement dans son péché, publiquement reconnaissable. Pratiquement un divorcé remarié.